Miguel Abensour - L'homme est un animal utopique

 

Éd.Sens & Tonka, 2013, 283p.

 

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Quatrième de couverture: L’homme est un animal utopique ! Mais que signifie cette affirmation si elle est plus qu’un simple paradoxe, ou la tentative de s’approprier une formule célèbre pour en découvrir le sens ? L’objet de ce livre, c’est précisément de montrer que le foisonnement de l’utopie à travers les âges représente rien moins que la volonté toujours renouvelée de donner à l’émancipation un nouveau visage. Alors que les uns s’emploient à dissocier l’utopie de la politique, les autres à tout rabattre sur la politique, l’idée centrale des différentes écoles utopistes, l’idée d’Association, dément ces simplifications : elle est en réalité une idée politique qui rejoint l’inspiration de la vraie démocratie. Chaque moment des luttes suscite une nouvelle sommation utopique qui inscrit au sein même de l’Histoire l’aspiration à un au-delà du présent. Ainsi, l’utopie s’interroge sur les nouveaux moyens de réaliser l’idée d’émancipation et de dépasser ce qui se pose à chaque fois comme horizon indépassable. Si bien que l’homme apparaît alors véritablement comme un animal utopique.

Miguel Abensour: 1939-2017, philosophe, ancien professeur de science politique à Dijon, Reims, Paris 7, puis chercheur au CNRS. Né à Paris d'une famille juive d'Algérie, il passe quelques mois d'été à Oroan, en pleine guerre, et en revient choqué par les tensions qui agitent les différentes communautés. C'est ce qui le pousse vers la philosophie. Très vite il en arrive à penser que, si des utopies pétrifiées dans un passage à l'acte sombrent dans la domination, par essence, les utopies favorisent l'émancipation… On reconnaît à son attachement au "socialisme libertaire".

Le philosophe Abensour explore depuis les années 1960 le domaine des utopies. "Qui peut dire pourquoi tel ou tel a pu écrire, sa vie durant ou presque, sur l'utopie? Se demande-t-il… Ce qu’il explore en rouvrant avec patience ces textes oubliés ou mal lus que sont l’Utopie de More (1516), L’Humanisphère de Déjacque (1858-59), L’Éternité par les astres de Blanqui (1872), La Grève de Samarez de Leroux (1857) ou les News from Nowhere de Morris (1889), c’est ce qu’il appelle la « conversion utopique » Abensour en donne une analyse phénoménologuique, comme une « mise entre parenthèses » des repères institués, qui fait surgir, dans une tension entre rêve et réalité, le lien éthique. Cette évasion ou sortie du réel, est en même temps un moment d’éveil par lequel nous reprenons conscience que les choses pourraient être toute autres.

Qui d'entre nous n'a pas, un jour ou l'autre, été renvoyé dans les cordes lors d'un débat par l'anathème d'utopiste qui interdit illico toute pensée. La lecture d'Abensour est donc utile! Elle nous renvoie à nous-même. Il parle de "conversion utopique: l'ordre existant crée mécaniquement un dogmatisme ontologique. L'utopie est un lent processus, on se décroche de l'ordre existant pour investir, non pas un ordre nouveau, mais un nouvel "être au monde" [...]  L'utopie de Thomas More, c'est un déplacement dans l'espace (u-topos, autre lieu). L'utopie moderne c'est passer de l'espace au temps. Avec Ernst Bloch [philosophe allemand 1885-1977] le temps n'est pas orienté vers la mort, et il faut penser la mort à partir du temps. Alors, ce n'est plus l'utopie qui est assignée au temps mais le temps qui est assigné à l'utopie. L'utopie est le mouvement de la temporalisaton.

En ce sens il se défend de tout messianisme, de tout lendemain qui chante. Avec la chute du communisme on nous a fait croire que l'on entrait dans la fin de l'utopie pour entrer dans le triomphe de la démocratie (le libéralisme!). La démocratie aussi a besoin d'une utopie. Quant à l'économie, il n'y a objectivement que deux moyens connus de sortir d'une de ses crises : la Révolution (1789, 1917) ou la guerre (1939). Il restera toujours l'utopie, seule capable de rivaliser avec le réalisme utilitariste dans lequel nous a plongé le capitalisme. Quiconque prend le risque de penser une abolition possible ou nécessaire de l'argent doit s'attendre à affronter la haine de l'utopie, y compris chez les plus militants qui le renverront aux luttes bien concrètes de l'hic et nunc (ici et sans délai). Et pour cela, les textes d'Abensour sont le meilleur "contre poison"! Merci à lui…

PS: Je signale aussi l'analyse que fait par ailleurs Miguel Abensour: Pour lui, "l’expression d’« État démocratique » constitue effectivement un oxymore. Il n’est d’ailleurs que d’inverser le sujet et le prédicat pour mieux mesurer le caractère problématique d’une telle association ; une démocratie étatique, une démocratie étatisée, est-ce concevable ? Mais ce qui vaut pour l’institution État vaut-il pour toute institution ? La représentation des rapports entre la démocratie et l’institution sous le seul signe de l’antagonisme serait outrageusement simplificatrice. Ce serait comme si l’une se déployait toujours dans une effervescence instantanée tandis que l’autre demeurait en proie à un statisme marmoréen."

Par contre, je n'ai pas relevé de position claire sur l'argent, l'échange marchand. Miguel Abensour nous a sans doute quittés trop tôt. Il verrait s'étendre aujourd'hui les collectifs postmonétaires, il est presque certain qu'il nous aurait rejoints. Hésitant encore à le classer parmi nous réservons lui une place de choix dans la catégorie du pas suspendu de la cigogne…