Au-delà du libéralisme, le Convivialisme, Alain Caillé
2011, Cairn n°324, PDF accessible ici
Alain Caillé, sociologue français né en 1944, a participé à la redécouverte de Marcel Mauss et développe son paradigme du don. Il est professeur émérite de Paris-Ouest-Nanterre et dirige la revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) aux éditions La Découverte. Face aux décroissants, Caillé préfère parler d'a-croissance. Si depuis 1980, il n'y a plus de croissance, il devient nécessaire d'établir un monde post-croissance. Il publie en 2013 son premier Manifeste convivialiste qu'il signe avec une soixantaine de personnalités du monde entier. C'est une philosophie inspirée par Ivan Illich visant à rassembler toutes les énergies allant dans la critique du libéralisme, à inventer un monde de convivialité, afin de mobiliser les 99% de la population qui en subit les effets néfastes. Début 2020, une seconde version du manifeste est publiée, sous-titré "Pour un monde post-nélibéral". Alain Caillé ne s'est jamais résolu à adhérer au mouvement postmonétaire. Néanmoins, son discours est si proche du nôtre que nous ne pouvons éviter de la classer dans la catégorie "du pas suspendu de la cigogne".
p.2: Un peu partout, un autre monde, post-néolibéral, cherche à s’inventer. À travers de multiples expériences et courants de pensée, sous de multiples appellations : autre économie, économie sociale et solidaire, post-développementisme, sobriété volontaire, abondance frugale, décroissance, indicateurs de richesse alternatifs, commerce équitable, microcrédit, responsabilité sociale et environnementale, entreprise sociale, politique de l’association, démocratie radicale, écologie politique, altermondialisme, etc. Alain Caillé a pris un chemin objectivement parallèle à celui des Postmonétaires. Le vieux monde s'écroule faute de pouvoir changer de paradigme et beaucoup s'en rendent compte. Par contre, il n'y a aucun accord sur un paradigme de rassemblement. S'il y a un évident accord sur l'obsolescence du paradigme libéral, chacun s'enferme dans une lutte sectorielle, écologique, décroissante, anti-nucléaire, syndicale, politique, etc. S'il faut donner un sens commun à tous ces mouvements éparpillés, c'est bien sur le choix du paradigme le plus rassembleur. Or, ce que tout le monde cherche, c'est un monde plus équitable, plus respectueux de la nature, plus pacifique, plus convivial… Les post monétaires sont exactement dans la même posture mais en partant du paradigme de l'argent qui leur semble être le pivot autour duquel tout gravite.
Jean-Paul Lambert l'inventeur du mot "désargence" et rédacteur de la revue "Prosper", résolument pour une abolition de l'argent et de l'échange marchand, a entretenu avec Alain Caillé une longue dispute sur le paradigme à choisir et la stratégie la plus rassembleuse. Des années d'échanges épistolaires et de rencontres en vain… Le signifiant "le mieux à même de rassembler les passions et les énergies", n'a pas été trouvé, et pour cause: Caillé déclare:
p.2: qu' «il faut donc sauver l'idéal démocratique en le dissociant de l'économie, au lieu de l'y abandonner.» Cette injonction quasi jésuitique dit certes qu'il ne faut pas abandonner l'idéal démocratique à l'économie, mais évite de dire qu'il faille abandonner l'économie pour retrouver un idéal démocratique…
p.3: «Le convivialisme, comme doctrine politique et sociologique, part du constat que l’histoire de toute société n’est pas d’abord celle de la lutte des classes mais, en amont, celle des réponses inventées à la question dont toutes les autres dépendent : quelles règles de vie en société adopter pour permettre aux humains de vivre ensemble en « s’opposant sans se massacrer ». Ce serait une simple posture morale (une bonne société est celle qui produit des humains pacifistes) si sa formation de sociologue ne l'incitait à rechercher un cadre social qui le permette. Le problème c'est à la fois que l'empathie et l'amour du prochain ne se décrète pas et que le cadre monétaire ne peut créer que la guerre économique, pas le convivialisme.
«La modernité capitaliste a inventé, avec le fordisme et les compromis sociaux-démocrates d’après-guerre, une autre modalité, efficiente pendant les Trente Glorieuses : la projection sur ce qu’on pourrait appeler la "boucle émissaire" de la croissance. Celle-ci permettait d’espérer que tout irait toujours mieux, non plus en mettant à mort un bouc émissaire chargé de tous les maux, mais en se convainquant que la situation matérielle et morale de tous allait constamment s’améliorer.» C'est du niveau du jeu d'enfant, "Pincemi et Pincemoi sont en bateau, Pincemi tombe à l'eau tombe à l'eau, qui reste-t-il?" La croissance et le bonheur était dans le bateau, la croissance est tombé à l'eau, ne reste que le bonheur triste et factice de la publicité.
p.4: «Une politique convivialiste déciderait de s’orienter, à un rythme variable selon les régions, vers un état économique stationnaire dynamique, quantitativement et matériellement stable, mais qualitativement évolutif parce que tourné vers le progrès social, éthique et culturel.» Un état économique stationnaire mais dynamique, matériellement stable et qualitativement évolutif relève du vœu pieux, surtout si on touche en rien au système marchand, au profit, à la guerre commerciale… Pourtant, la plupart des Convivialistes considèrent qu'il est tout à fait utopique de penser à une abolition de la monnaie. Décidément, la dépendance au système marchand est indéboulonnable, même quand ceux en sont atteints sont dotés d'une culture de haut niveau, d'un humanisme évident et d'un sens irréprochable du bien commun. La vraie question est de comprendre comment les élites intellectuelles des plus brillantes, et le collectif des Maussiens en est plein, peuvent éviter de voir la relation directe entre l'argent et le capitalisme, la lutte des classes, les guerres perpétuelles, la destruction systématique de notre unique et précieux environnement… Leur projet reste sagement dans la lutte contre l'hubris de la richesse excessive, dans l'internalisation des États-nations, dans l'invention par la société civile d'une autonomie et d'une souveraineté politique.
p. 5: «Cette voie est nécessaire. Possible et suffisante, puisqu’intrinsèquement désirable. Mais elle n’a de chances d’être empruntée que si des dizaines ou des centaines de millions d’hommes et de femmes se convainquent qu’elle est notre seule issue désirable possible…» Au 5° siècle avant J.C., le fin stratège Périclès déclarait déjà: "Quand on veut avoir quelque chose que l'on n'a jamais eu, il faut quelques chose qui n'a jamais été faite". Je ne cesse de le répéter à mes contemporains qui me proposent que chacun fasse leur part (les Colibris), que les petits gestes sont un point de départ comme le minuscule ru qui devient fleuve (les écologistes), que ce qui est désirable fini toujours par aboutir, que la perspective d'un monde enfin libre et heureux est la proposition des convivialistes, la seule possible sur le marché des idées, mais de grâce, ne touchez pas au nerf de la guerre, au mythique outil neutre, au seul progrès possible, l'argent… Alain Caillé parle d'un "messianisme proprement politique" qui éviterait au moment de la catastrophe, que cela débouche "sur des régressions archaïsantes et fascisantes ou sur des fuites en avant millénaristes ou révolutionnaristes".
Le mot est lâché! Il n'est pas question d'être "révolutionnaristes". Et pourquoi donc le passage d'une époque à une autre serait-elle prudente et policée quand c'est la survie de l'humanité qui est en jeu? La civilisation humaine n'a cessé de passer d'une époque à l'autre, de fermer des parenthèses (celle du néolithique, celle du fer, du bronze, des chasseurs-cueilleurs, des grands empires, de l'héliocentrisme…). Nous terminons l'ère moderne, marquée par l'industrialisation, la capitalisation, et la parenthèse se ferme sur la fin de la croissance, donc de l'extractivisme, du productivisme, des profits sans limites. Une autre parenthèse s'ouvre sur un autre monde, mais nul ne sait encore ce qu'il sera. Il y a des signes pourtant que ce monde est possible, à condition que l'on se désintoxique de la consommation, du progrès matériel, de la prédation… Un autre monde est certainement possible, il peut même être remarquablement convivial, mais pas à n'importe quel prix. Des choses seront à rejeter avec la plus grande vigueur (l'argent en fait parti), quelques unes seront à garder (la possibilité de téléphoner de n'importe où quand on est en danger, n'est pas mal…). Mais sans ce tri, il faudra survivre dans le chaos et très peu y réussiront…
PS: Alain Caillé ne dit pas que des niaiseries et je conseille vivement de lire sa Critique de la raison utilitaire"(2013), La révolution du don (2017), Extensions du domaine du don (2019), Extrême droite et autoritarisme partout, pourquoi? (2023). Ses livres fourmillent d'idées innovantes et utiles…, au point que je l'ai classé résolument dans les catégories "du pas suspendu de la cigogne". On se demande vraiment comment il a fait, avec tant d'idées géniales et de vraies capacités d'analyse qui me font bader d'envies, pour ne pas devenir postmonétaire!!!