Benoît Bohy-Bunel - Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire. Actualités inactuelles,

 

Éd. L'Harmattan, 206 p., 2019

 

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En s’appuyant sur les analyses théoriques de KarlMarx, de Georg Lukacs et de Guy Debord pour mieux les dépasser, Benoît Bohy-Bunel tente de nous rendre audible le monde qui nous entoure. Il a pour cela une longue expérience de l’écriture, ne serait-ce que par sa participation fréquente à l’excellent blog Palim Psao, une sérieuse culture philosophique et l’expérience de plusieurs années d’exercice pédagogique au sein d’un lycée montpelliérain. La rudesse du propos et son intransigeance théorique sont compensées par une mise en perspective constante entre l’analyse et le regard qu’il porte sur la réalité quotidienne, que ce soit sur le plan économique, sexuel, patriarcal, raciste, colonial, écologique, etc., ou sur les handicaps, les inadaptations, les exclusions propres à notre temps. L’œuvre, souvent polémique, ne vise pas les personnes mais les logiques de mystifications qu’il tente de mettre à jour. Il s’adresse à tous ceux qui se désolent de l’état du monde, qu’ils soient fins lettrés, militants actifs ou simples observateurs. C’est en ce sens un travail utile, une entreprise parfois de démolition mais toujours accompagnée d’une reconstruction.

Cette réflexion décline en quatre tomes distincts :

  • Les faits marquants nationaux et internationaux de ces dernières années
  • Les phénomènes spectaculaires (cinéma, publicité, pornographie, football, presse, Facebook…)
  • Les idéologies spectaculaires (conspirationnisme, déclinisme, développement personnel, transhumanisme, décroissance, théologie…)
  • Les figures du spectacle  (Onfray, Enthoven, Baudrillard, EdgardMorin, Michel Serres, Lordon, Taubira…)

Tout y passe, des événements aux personnages, des idées reçues aux théories en vogue, le prosaïque autant que le poétique. Les quatre tomes peuvent se lire dans l’ordre ou le désordre, se dévorer sans modération ou se méditer…

Actualités inactuelles, Tome 1

Ce tome 1 n’est pas une chronique exhaustive des événements d’actualité mais une réflexion sur quelques faits qui sont apparus à l’auteur comme significatifs ou symptomatiques:

Les attentats de janvier 2015 : BenoîtBohy-Bunel démonte les mécanismes du racisme, de l’islamophobie, de l’affliction étalée, de la fascination morbide, avec l’inévitable mise en scène et récupération politique. Ce que nous avons vécu et ressenti lors de ces attentats à travers les médias et les conversations privées ne pouvait, sur l’instant, permettre d’appréhender le poids des mots (barbarie, indignation, sacrifice, martyrs, liberté d’expression, République, civilisation…) et l’usage qui en a été fait. Avec le recul, l’auteur déroule les processus d’essentialisation qui consigne les acteurs dans leurs rôles de djihadistes, de victimes, de juifs, d’arabes, d’européen. Il met en exergue le manichéisme qui classe en bons et méchants, modernes et anciens, responsables et coupables, assignant ainsi les individus dans des schémas de pensée caricaturaux. Une saine mise en perspective !

La loi El Khomri : L’auteur entend bien poser clairement deux positions qui cohabitent : se limiter à l‘abrogation de cette loi ou profiter de l’occasion pour promouvoir l’abolition du système qui a permis l’émergence d’une telle loi. Les deux positions ne sont pas exclusives tant que le capitalisme n’a pas été aboli et il propose de tenir ensemble les deux finalités.

Évènements nationaux et internationaux :

Le racisme et l’islamophobie : Au-delà de l’émotion, du tragique, de la récupération politique, des avis autorisés mais sans profondeur, BBB éprouve le besoin de s’y attarder. En effet, avec le recul, on ne peut que constater le nombre d’essentialisations réductrices associées à des abstractions vides : de la cliente de l’hyper cacher, on ne retiendra que sa judéité, du journaliste, on ne retint que sa liberté d’expression bafouée, et du djihadiste, sa violence…

« Le théoricien doit revendiquer son droit de ne pas collaborer complètement à la confusion idéologique dominante, et donc son droit de dénaturaliser, de déconstruire, de critiquer radicalement, certaines structures précises, socio-économiques, historiques, propres aux États-nations modernes, “occidentaux” ou “occidentalisés”, (néo)colonisateurs, structures que de tels gestes terroristes, compris également comme gestes réactifs, dévoilent, très clairement, dans leur dimension clivante, plutôt que d’accuser, de façon manichéenne, quelque grand “Autre” “culturel” ou “religieux” ».(p.12)

"Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie”, nous dit l’auteur, ce qui lui permet de considérer la barbarie du djihadiste autant que celle du capitaliste, du colonialiste, du bureaucrate, de l’État-nation… On pourrait parfois reprocher un certain centrisme occidental dans l’analyse. Par exemple à propos du racisme :

« Historiquement, et généalogiquement, le racisme, tel qu’on le connaît, est l’instrument de domination, théorique et pratique, de “l’Homme” qui s’est lui-même assigné à l’identité “occidentale”, ou “blanche”, jugée “supérieure”, pour mieux coloniser et pour mieux définir des tutelles et des dépendances, d’abord matérielles. »

Or, le racisme existe depuis toujours et en tous lieux. Si le racisme occidental s’appuie sur une histoire coloniale, le racisme de l’arabe vis-à-vis du noir est déjà repérable dans l’antiquité et pour de tous autres motifs. Mais l’auteur admet que le racisme n’est «…qu’un écran de fumée idéologique, pour que se développent plus efficacement des structures de domination… », ce qui ajuste son propos.(p.15)

Personnellement, je préfère penser que le racisme commence très tôt, quand un enfant découvre que le dénigrement d’une caractéristique physique ou morale d’un autre lui confère un pouvoir de domination. Le sujet du dénigrement importe peu, ce qui n’est pas le cas de la volonté de puissance. (Et je ne parle pas ici d’une “nature humaine” qui serait aussi innée qu’indéfectible, mais d’une potentialité parmi d’autres qui sera développée ou pas par l’éducation). Les adultes ne sont pas différents des enfants, mais ils ont des moyens de dénigrement de l’autre et de dominations plus sophistiqués.

Remarque intéressante sur l’enseignement de la géographie qui classe les États en “développés, sous-développés, en voie de développement ou émergeants…et utilise des stades d’évolutions non critiqués dans lequel le modèle “adulte” et intelligent est bien entendu celui de l’Occident, et ce, par des enseignants foncièrement républicains et antiracistes. (p.17)

« Cela engage simplement une critique radicale de la modernité capitaliste et colonialiste, en laquelle les « représentants » « officiels » de ses victimes finissent par défendre le même monde que celui des destructeurs. […] Il [le racisme] tend à affirmer des différences de « nature », tendanciellement discriminantes ou excluantes, entre les individus, sur la base de différences « religieuses », « nationales », « ethniques », ou, plus pudiquement, « culturelles »(p.18)

Façon de renvoyer dos à dos victimes et bourreaux…

« Le raciste “culturaliste” refuse de considérer, délibérément, une barbarisation massive du monde, qui ne sera jamais remise en cause par son idéologie, mais qui sera entretenue par elle largement, bien au contraire. » « De fait, le raciste ne reconnaîtra jamais que les structures de pouvoir sont très bien elles-mêmes protégées par son idéologie raciste… (mensonge massivement, matériellement, quotidiennement construit) p.19

C'est un discret mais sévère coups de griffes à Huntington, Spengler, Onfray, Houellebecq, Zemmour, Alain de Benoist…, via “décadence”, “soumission”, “Le déclin de l’occident”, “le Choc des civilisations”…

Le féminisme : Les “féministes” ne reconnaissent aucune valeur « positive » à la notion de « féminité », en tant qu’elle est une construction patriarcale. La lutte qu’elles portent annoncent un monde où « le » « féminin » et « le » « masculin » auront été abolis, comme assignations discriminantes à un « genre » ou à une « sexualité » réductrice, fonctionnelle, et dévaluante. De la même manière, « l’être-prolétaire » n’est pas une « identité » positive, à maintenir dans une réalité post-capitaliste, que promeuvent certaines luttes sociales radicales : mais il peut devenir auto-réduction tactique, sur la base d’intérêts matériels communs, qui doit donner lieu à l’auto-abolition du prolétariat, et à l’abolition des catégories matériellement agissantes que sont les classes, les marchandises, les « valeurs » économiques. Il est donc clair que les “identités”, les naturalisations produites par le système, ne sont pas à envisager comme survivant au système mais comme préfiguration d’une radicale abolition de ces réductions fonctionnelles produites par les catégories agissantes (classes, marchandises, valeurs) que personnellement je pense elles-mêmes assujetties à la catégorie première de l’échange marchand (donc de l’argent). p.21

BBB suggère que l’heure n’est plus à la “sectorisation des luttes” mais à la “fédération” de toutes les luttes: aujourd’hui, c’est le capitalisme qui porte matériellement et mondialement ces projets,devenus plus barbares, car plus amoraux et « rationnels », plus neutres et calculants, plus massifs et plus structurels…  p.21

Le pouvoir amalgame deux dynamiques contraires pour mieux s’ériger en pacificateur : les mouvements antiracistes et anticapitalistes, et les dynamiques terroristes et meurtrières. «Un tel système dissocié ne veut pas voir que c’est sa propre violence qui est exhibée à travers le second type de dynamiques. » […]

« De telles projections tempèrent également les soifs de vengeances meurtrières susceptibles de contaminer les luttes sociales radicales, puisqu’elles suggèrent leur vacuité stratégique. Elles dévoilent peut-être aussi la dangerosité d’une violence qui se voudrait “rédemptrice”, ou d’un sang versé qui se voudrait “purificateur”».p 23

Logique essentialiste :« Réduire le journaliste assassiné à “celui qui défend la liberté d’expression” c’est essentialiser un métier sans considération de la façon dont il est exercé (en qualité, en importance, en opinion). C’est croire que certains individus incarnent de facto des valeurs républicaines, de liberté, par l’exercice même de leur profession qui les place “au-dessus” du commun des mortels. Le journaliste est récupérable par le politique, pas l’agent d’entretien !L’invisibilité de l’agent d’entretien est aussi patente que la victime d’un attentat au Cameroun ou en Irak, pays moins prestigieux que le nôtre… La compassion nationale sélective est logiquement associée à une compassion mondiale sélective (esthétisation obnubilante d’un politique abstrait). p.25

Même critique vis-à-vis des policiers tués qui, au motif qu’ils représentent symboliquement la vertu national indépendamment de leurs qualités personnels. Les mêmes qui honnissaient les flics “casseurs de manifs”, les embrassent.

Chasseur-chassé : Le traitement donné aux attentats permet d’occulter le “chasseur initial” (domination coloniale, étatico-nationale…) pour devenir une simple réponse à une agression extérieure. P.26

Analyse des slogans : “je suis Charlie”, “je suis policier”p.29 Un slogan du type “je suis policier” permet de nous faire oublier qu’une certaine répression policière tendanciellement violente et arbitraire, raciste, inégalitaire et patriarcale, doit bien sûr être critiquée et combattue en tant que telle, pour elle-même. »p.32

“Je suis un agent d’entretien” : « Nous », consommateurs-travailleuses-exclu-e-s, sans « nom » et sans « visage », « reconnus », anonymes quantifiés, dont la « qualité » elle-même est exhibée pour qu’on occulte sa dimension vivante, nous devenons toujours plus cet « agent d’entretien », ou ces agents d’entretien d’un système impersonnel et calculant, automatisé et indépendant, qui « nous » intègre en tant qu’il nous efface et nous oublie. p.32

Irresponsabilités : « Cet État-nation n’est pas, a priori, qu’une bureaucratie « d’en haut ». C’est aussi « chaque citoyen », qui, à sa manière, est censé participer à sa logique, la maintenir. La parcellisation des tâches indique aussi des responsabilisations, minimales mais pas pour autant inexistantes.» p.33

p.34-36, BBB pose problème de la responsabilité du journaliste qui publie une caricature qu’il sait provocatrice. « Il y a l’idéologie revendiquée par les individus, d’un côté, et il y a les conséquences effectives des actions individuelles, d’un autre côté…  Ces jeunes musulmans, ou ces jeunes arabes, devront implicitement se sentir coupables d’être ce qu’ils sont, et on leur demandera de se "désolidariser" explicitement de l’acte barbare, comme si la barbarie latente de tous "les leurs" avaient été révélée par cet acte… » 

p.40 « Il n’y a aucun respect pour la personne humaine derrière le slogan publicitaire « je suis Charlie », il n’y a qu’obnubilation, trivialité obscène, et exhibition individualiste narcissique, là où la dignité et le souci de compréhension complexe devraient pourtant s’imposer. Il n’y en a pas plus, à travers la réaction infantile, également réductionniste : « Je ne suis pas Charlie ».

Loi El Khomeri :p.41 BBB décortique le débat technique sur le licenciements qui tend à masquer le cynisme des stratégies patronales et fait remarquer le peu de débat sur la responsabilité patronale quant aux vécus concrets des salariés, à leur insécurité…Il met en exergue les “licenciements qui vont faciliter les embauches ultérieures” pour les ramener à ce qu’elles seront : des “purges”… «…pour licencier d’abord les individus qui ne sont pas "français", les femmes jugées "moins compétitives" sur des postes jugés "masculins", les jeunes "sans expérience", les personnes plus âgées qui ne seraient "plus adaptée… » « …il s’agit donc, non pas de « réguler » autrement, de façon « plus vertueuse », ce système, sur un plan simplement national, mais bien de l’abolir au sens strict, et au niveau global… » p.44

« La loi El Khomri nous dévoile l’être du travail en régime capitaliste… » p. 46

« Un mouvement de lutte radicale ne doit pas s’approprier les catégories établies par le système qu’elle combat pour simplement viser leur « purification ». Elle doit créer de nouveaux points de vue, si elle se veut réellement transformatrice. » p.48 C'est la même critique que nous faisons aussi des communistes ou syndicalistes qui revendiquent un meilleur partage de la richesse et in fine l’embourgeoisement des prolétaires, des écologistes qui revendiquent le sauvetage d'une espèce rare d'amphibien et in fine l'oubli des habitants humains du même lieu…

« Trop d’autoproclamés « communistes » aujourd’hui font vivre l’esprit du capitalisme (Front de gauche, LO, PCF, NPA, etc.). Être à la hauteur du scandale et de l’aveu que constitue la loi El Khomri, ce serait donc critiquer radicalement les catégories de base du capitalisme, plutôt que de revendiquer leur « purification », dans la mesure où leur caractère fondamentalement destructeur et inconscient aurait été ici dévoilé… » p.49

BBB développe largement la nécessité de sortir des catégories fondamentales du capitalisme (État, salariat, marchandise, valeur, argent) mais avec réserve, ou rigueur théorique. Il se refuse par exemple à la critique de l'échange marchand, lui préférant le terme de marchandisation, au motif que tous les échanges ne sont pas pernicieux (puisque l’échange amoureux peut être sain). En plus, dans sa liste des catégories à abattre, il ne hiérarchise pas les dites catégories. Or, le seul élément de la liste qui induise mécaniquement la disparition de tous les autres, c’est bien l’argent que seul l’échange justifie….Pourtant, il dit plus loin que « il n’y a pas de nationalisme en dehors du cadre du libre-échange »,p. 49.

P.51 sur la loi El Khomri: « Cette lutte, de fait, n’est pas simplement « nationale ». Elle s’inscrit dans un contexte de crise du capitalisme global, et n’a de sens que dans un cadre internationaliste. »… «…cette loi questionne une division internationale néocoloniale du travail, mettant en concurrence les salarié-e-s, bientôt ou déjà précaires, de tous les pays du monde… »

P.52  «Cette contre-violence « militante » ou désespérée, est pourtant largement insignifiante par rapport à ce contre quoi elle se manifeste.»

BBB ne défend pas la violence en marge des manifestations mais la met en perspective avec la violence d’État qui légitime la désobéissance civique sous toutes ses formes. «La violence d’un dit “casseur” est aujourd’hui la piqûre d’un moustique sur le dos d’un taureau furieux et incontrôlable. »

P.54 Benoît parle alors d’autodéfense, d’une contre-violence qui serait légale du point de vue du “commun” à défendre. Coup de griffe au passage aux média qui ont traité sur un même plan la violence policière et la violence des casseurs, qui ont criminalisé ceux qui dénonçaient un système globalement meurtrier.

p.56 Notes sur les fenêtres brisées de l’hôpital Necker et re-coup de griffe aux média qui ont titré : “horrible assaut contre l’hôpital des enfants malades” ! « Si les jeunes émeutiers qui ont cassé les vitres de Necker ont été idiots, MM. Valls et Cazeneuve, eux, sont obscènes. » (citation d'un texte de parents d’enfants malades à l’hôpital)

Evénements internationaux : p.57 (lecture de la crise à la lumière de Debord et Lukàcs) : «Les hommes objectivent les conditions de la circulation et de la production des biens, de telle sorte qu'elles paraissent bénéficier d'une autonomie indépassable, obéissant à une législation spécifique. Face à cet automouvement des choses valorisées et échangées, il semble que les hommes doivent s'adapter, avec leur subjectivité, à un donné préexistant, comme s'ils s'adaptaient à une "seconde nature" radicalement étrangère et autosuffisante. Cette apparence mystificatrice, et matériellement produite, doit être abolie en tant que telle, vers l’émancipation de la plupart, au profit de tous…( explique Lukàcs). La tâche d'une philosophie de l'économie, qui est nécessairement une critique de l'économie, est donc de reconnaître ces relations concrètes qui sont à la source des catégories abstraites, chosifiées, du capitalisme….

La critique conséquente du capitalisme est donc, de ce point de vue, une démystification, et une dénaturalisation, de catégories économiques elles-mêmes fétichisées et naturalisées.

P .58…le capitaliste se focalisera même, absurdement, sur une portion « morte », objective, du capital constant, à savoir le capital fixe, alors que la machine est « incapable » de produire plus de valeur qu’elle n’en coûte, mais épuise au contraire toute sa valeur dans son usage, sans rien « créer » en terme de valeur supplémentaire….

p.64 «…La dérégulation néolibérale des années 1980 aurait "perverti" l’économie de marché (supposée donc bonne en elle-même, a priori), et un interventionnisme étatique approprié, une régulation "vertueuse" des flux financiers…Tobin ayant été lui-même récupéré dès 1998 par les altermondialistes du Monde diplomatique (ATTAC)….La critique dite "de gauche" de la finance, celle des protectionnistes nationalistes comme Mélenchon ou Lordon, ou celle des "économistes atterrés", cible naturellement de façon beaucoup plus radicale de telles tendances "fictives" transnationales, mais l’esprit général reste le même….l’idée d’isoler la finance comme sphère "autonome", comme part "maudite" du capitalisme, n’est en rien rigoureuse, dans la mesure où le système capitaliste est une totalité en laquelle chaque élément s’insère dans des boucles de rétroaction complexes qui font que le développement "déréglé" d’un élément n’est jamais que l’expression du dérèglement de tous les autres, et réciproquement….D’un point de vue cybernétique, la crise du capitalisme est une totalité qui dévoile la folie de l’économie « réelle » et de la fonction financière simultanément…»

p.65 «Une "régulation" ne ferait que retarder l’échéance de la crise, pour mieux garantir les conditions de son explosion désastreuse [….] abolir le capitalisme en lui-même, globalement parlant : soit la nécessité d’abolir la structure marchande, le système du travail abstrait, de la valeur, de l’argent comme fin en soi, et de l’État qui gère l’automouvement de ces catégories….Vouloir simplement « réguler », cela signifie : vouloir sauver le capitalisme…Cela signifie, ne pas voir que l’interventionnisme étatique n’empêche en rien la crise interne de l’économie « réelle »…Cela signifie, vouloir proposer des réformes « radicales » dans un cadre essentiellement national sans remettre en cause les règles du jeu du capitalisme mondial…»

p.67 «…les luttes sociales qui s’opposent aux désastres sociaux du capitalisme, aggravent la crise de la dévalorisation de la valeur « réelle »…la lutte, trop souvent, n’abolit pas la misère, mais entretient sa logique…Si elle débouche sur un réformisme « radical » « providentiel », mais n’abolissant pas le principe marchand en tant que tel, elle ne fait que retarder l’échéance de cette misère…Cette sortie de la "crise", qui n’est rien d’autre que la sortie hors de la structure marchande constamment en crise, ne sera bien sûr jamais défendue dans les zones spécialisées du pouvoir ou du spectacle…»

p. 68 «Tout économiste spécialisé, « scientifique » ou « sérieux », atterré ou atterrant, refusera ce diagnostic et cette projection, refus que sa place dans les rapports matériels de production et de reproduction idéologique du pouvoir, explique largement…Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux…une seconde nature paraît dominer notre environnement de ses lois fatales…»

La propagande esthétisée

Le texte est si dense, mais si clair, que je préfère en livrer des extraits sans plus de commentaires…

p.71…«La pulsion morbide de la société spectaculaire et marchande, fétichiste et réifiante, qui a été envisagée jusque-là requiert, pour être "acceptable" pour les "masses" anonymes, une propagande ciblée, "fun" ou "ludique", à sa mesure… La presse-people, le football-spectacle, la télé-réalité, Facebook, la « littérature » de masse, le comique totalitaire, le cinéma industriel, le spectacle aristocratique de la "vedette" désinvolte, la mutilation de l’érotisme dans le spectacle, peuvent être autant de dispositifs mis au service de l’obnubilation…» Benoît cite alors G. Debord: « À mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. »

 

p.72 La presse people : «…Ce récit en impose, car il concerne des êtres divinisés que tout un chacun voudrait connaître ou être…Ce récit qui en impose est l'injonction à se soumettre à la loi du marché, puisqu'au fond les dites "stars" ne défendent jamais qu'un réseau systématiquement agencé de marchandises dont la "valeur" problématique semble ne poser aucune question à personne… Ainsi donc, le sourire d'un couple de stars, dans la presse people, a pour arrière-fond la défense du système qui provoque la soumission de peuples entiers dans le monde et la torture des enfants…»

p.73 «L’enfant "starisé" de façon précoce, devenu adulte à son tour, dans un tel système, ne produira plus de nouveauté dans le monde, et reproduira des schémas obsessionnels impensés… Il se contentera, le plus souvent, de se "comporter" de façon "adaptée", dans un environnement social balisé, de façon prévisible… L'enfant de "star", déjà "bourreau" malgré lui, et bourreau "défendant" à son insu la misère d'autres enfants… A quand un misérabilisme qui déplore la misère de nos "stars", de nos "élites", de nos "winners" ?...»

p.74 «…Le "faux évolutionnisme", selon Lévi-Strauss, est une attitude typiquement occidentale consistant à considérer que certaines "cultures" actuelles seraient moi "évoluées" que d’autres, et représenteraient des stades antérieurs du développement de ces "cultures" plus «évoluées"…L'humanité devient une et identique à elle-même ; seulement, cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement….Pour un Sarkozy, par exemple, "l’Afrique", trop peu "entrée dans l’histoire", vivrait donc aujourd’hui "l’enfance" qu’aurait vécue antérieurement la "vieille Europe", parvenue maintenant à "l’âge adulte"….Plus subtilement, pour un historien-géographe spécialisé, ou pour un économiste scientifique d’aujourd’hui, on n’aura pas cessé de distinguer, fondamentalement, les pays dits "développés" (du « Sud ») des pays "en voie de développement" (du « Nord »)… ce développement, qui est une fuite en avant morbide, ne sera jamais accessible pour tous (pour des raisons géopolitiques et écologiques évidentes)….Présenter un critère unique (le développement économique) comme principe d’une hiérarchie pernicieuse, sera aussi un moyen de maintenir sous tutelle économique ces pays "en voie de développement" »…

p.75 «…L’humanitaire "humaniste", ou "tiers-mondiste", qui prône ce développement unidimensionnel "pour tous ", plus "durable" peut-être (ONU, ONG, etc.), entretient, hélas, les conditions de possibilité de ce genre de tutelles, malgré ses bonnes intentions….Notre barbarie propre, occidentale ou "aisée", sophistiquée ou "confortable", indique le cynisme latent de cette notion de développement…

p.76 …Les vainqueurs, détruisant leur propre intimité, et leur propre espace "privé", n’admettront pas si vite qu’ils auraient intérêt à être "vaincus", pour faire cesser ces autodestructions.

 

p.77 Le foot spectacle : «…Le football est en effet l’un des dispositifs les plus puissants et les plus universels de la logique du profit… La marchandisation et la monétarisation qui ont transformé le football en une immense machine à sous, ne sont pas, comme se l’imaginent encore certains "humanistes", les déplorables effets de l’argent, mais la finalité même du capitalisme sportif contemporain…Le débat public mis en scène spectaculairement (…) a pour fonction centrale l’auto légitimation permanente du monde de la vie séparée d’elle-même… du monde marchand.»

p.78: Dans une société capitaliste, la production de biens d’usage n’est qu’un mal nécessaire en vue d’obtenir plus d’argent, en vue d’obtenir toujours plus de profits…C’est l’accumulation de l’argent en tant qu’abstraction qui est l’origine et la finalité du procès… De la même manière, le "jeu" visible spectaculairement (le foot) n’est qu’un prétexte pour que se déchaîne dans l’obscurité l’affairisme capitaliste… Le football est le symptôme spectaculaire par excellence, dans la mesure où tout en lui tend à agglomérer toutes les attentions autour de sa "surface" inessentielle des "joueurs", un ballon, et à isoler cette surface pour que soit produite massivement l’occultation fétichiste complète….

p.79 «Le même processus est visible dans la critique cinématographique, musicale…C’est parce qu’on respecte trop la nécessité de déployer son corps dans l’espace, de façon riche et intensive, de créer des formes esthétiques nouvelles, qui soient propres et incarnées, qu’on ne peut adhérer à la massification des consciences qu’accompagne le football-spectacle, ou encore la "culture" industrielle…»

 

p.82 La téléréalité : «Toutes ces tentatives, ou « tentations », se fondent sur l’abjection initiale consistant à exhiber les misères d’individus violés dans leur intimité blessée, et se sentant « flattés » par ce viol (An american family), ou à présenter la soumission totalitaire en soi comme projet "divertissant" » (Big Brother)…

p.84 «Des typologies sociales et psychologiques standardisées sont incarnées et données en spectacle pour constituer des modes de vie déjà disponibles, à reproduire, ou à rejeter….Les participant-e-s consentent à leur propre étiquetage, et jouent, comme acteurs et actrices, leurs rôles imposés….»

p.85 «Les participant-e-s toutefois n’auront que les mots de "vrai, réel, clair, sincère " à la bouche…Le plateau télévisé reproduit un espace clos, où doivent se confronter sans possibilité de sortie des intervenants de toutes sortes… Le plateau télévisé intéresse et fascine peut-être aussi parce qu’il met en scène un enfermement figuré qui reste massivement la condition d’existence de tout individu au travail… Le plateau télévisé figure et sublime cette condition laborieuse-marchande, et la rend divertissante, instructive, ou informative…Les travailleurs et travailleuses, après avoir quitté leur "boîte", retrouvent, sur l’écran d’une plus petite "boîte", les conditions de leur existence, mais devenues spectaculaires. Ce n’est plus le gestionnaire qui les surveille, ce sont eux qui auscultent un "temps d’antenne".»

p.86 «…Le plateau télévisuel, puis « Big Brother », la consécration ludique et délurée de sa logique, ne font que magnifier ces structures aliénantes, pour les rendre "amusantes", puis donc acceptables, voire souhaitables…»

p. 87 «…Une personne qui a été privée de domicile, et qui vit dans les rues, aujourd’hui, finalement, tend à être considérée toujours plus comme un "type de personnalité" qui n’aurait pas retenu les attentions du spectacle salarial : elle aurait été "nominée", il aurait fallu l’éliminer du corps social, et cela semble devenir toujours aussi peu important que l’exclusion d’un participant au dit jeu "Big Brother"… Comme marchandise éminente, qui concentre toutes les exigences du monde marchand pour mieux les réaliser, la marchandise "télévision" synthétise tous les aspects totalitaires de notre monde totalitaire, et l’émission qui aura su le mieux exprimer cette vocation synthétique (Big Brother), dévoilera complètement cette "finalité"…»

p.88 «…Peu importe ce que vous faites, peu importe la vertu "sociale", la signification humaine, personnelle ou collective, de ce que vous faites, pourvu que ce que vous faites permet de faire circuler la valeur…»

p.92 Concept de “conteneurisation”: «…plus de vie intime : les injonctions publiques de la valorisation de la valeur envahissent constamment son espace "privé"…c’est en tant qu’être "au travail", qui lutte pour sa survie "augmentée", qu’il sera autorisé à se manifester de façon "citoyenne". »….

p.93 «…il subit l’atomisation et l’isolement produits par les confusions de l’économique et du politique, et il voit cet être-collectif se fragmenter tendanciellement en une collection d’intérêts égoïstes étanches mutuellement… L’objectivation d’une vie marchandisée n’est rien d’autre que la sublimation de cette désolation aperçue par Arendt, sa forme "soft" devenue "fun", consentie, divertissante, et donc aboutie… Le web 2.0, ses réseaux sociaux, fondent désormais une interconnexion "sociale" massive et continue, quotidienne et banalisée, à la mesure d’un projet productif total désormais mondialisé, et colonisant toujours plus tous les aspects de la vie… Facebook devient le paradigme de la désolation interconnectée…»

p.94 «…Facebook, c’est aussi le smartphone, donc l’exploitation des ouvriers qui les fabriquent en Asie, celle des ouvriers des mines de cobalt, c’est le lien avec les data-centers (40 centrales nucléaires en consommation électrique), c’est le profit derrière le gratuit dont la ressource exploitable est l’usager lui-même (si vous ne payez pas pour le produit c’est que vous êtes le produit)...Ce n’est pas le service qui est "gratuit". C’est l’usager qui consent gratuitement à devenir une marchandise, une ressource exploitable… La société de surveillance annonce dès lors que les surveillé-e-s peuvent adhérer à leur propre surveillance, au point de l’organiser délibérément…»

p.95 «…Le développement du quantitatif, [des données personnelles] ici, est parvenu, comme l’annonçait déjà Debord, à s’affirmer fallacieusement comme étant le qualitatif en tant que tel, pour mieux abolir la spécificité de ce dernier…»

p.96 «…L’infantilisme se développe tranquillement, les insultes se banalisent, les "like" se capitalisent comme une monnaie équivoque…Cette perspective très critique à l’égard d’un medium aujourd’hui envahissant ne doit pas, néanmoins, déboucher simplement sur la diabolisation manichéenne de cet outil "2.0", qui n’est jamais qu’un outil technologique parmi d’autres…»

p.97 «…Dans un tel contexte, une « pureté » critique et pratique consisterait à rejeter toute forme de "connectivité" contemporaine, à ne pas collaborer à la désolation 2.0…mais cette pureté signifie aujourd’hui, d’un point de vue réaliste, l’invisibilité stricte… et donc l’inexistence, la non efficience éventuelle, de la critique en tant que telle…Un pouvoir qui rend indispensable ses propres outils, même pour les individus qui veulent abolir le pouvoir, hélas, deviendra un pouvoir apparemment indestructible… Employer les armes de la désolation pour manifester sa propre résistance à la désolation, n’est-ce pas une manière aussi de consolider cette désolation ?...Dans une telle situation, la constitution de réseaux sociaux "alternatifs" ne ferait que déplacer le problème, et retarderait l’échéance critique…»

p.99 La prolétarisation de la « littérature » de masse :

p.100 «…Toutes les zones partielles et spéciales sont concernées par des formes d’émiettements. La division rationnelle des tâches implique la sectorisation, à un niveau social général. Aujourd’hui, le secteur culturel, par exemple, tendra à s’isoler encore davantage des autres secteurs fonctionnels (politique, économie, etc.). Les sous-spécialités de la culture, à leur tour, tendront à définir leur stricte indépendance (analogie avec la prolétarisation taylorienne)… Toute sectorisation, aujourd’hui, est aussi à comprendre comme assignation instrumentale, s’insérant dans une totalité rationnelle, synthétique, cohérente et ordonnée… Le "culturel sectorisé" sera analogiquement l’une de ces monades prolétarisées, insérée dans une "division du travail social" qui lui assigne une fonction productive précise, et qui l’assimile à une totalité homogène, sans qu’elle contrôle cette synthèse, ou cette assimilation totalisante…»

p. 104 «…Nous tenterons de reproduire, dans nos quotidiens moroses, ces formes de vie "typiques" et désincarnées… Notre incapacité à imiter pleinement ces idéalités standardisées fondera une déception piteuse…»

p.105 …A propos de Houellebecq : «…le désir, nous apprend Houellebecq, devenu pur instinct libidinal, mécaniquement stimulé dans nos sociétés occidentales libérales, aux niveaux érotiques, politiques, culturels, sociaux, économiques, fonde le désenchantement permanent d’anonymes atomisés, dont la médiocrité et la désincarnation est à la mesure d’un monde dans lequel la misère serait devenue "fun" … Cette « dénonciation » d’une certaine régression anthropologique, si l’on peut dire, n’est pas sans rappeler les diagnostics superficiels d’un Muray, d’un Stiegler, ou les dégueulis d’un Zemmour, d’un Onfray, d’un Alain de Benoist, ou d’un Renaud Camus…»

p.106 «…La misère de Houellebecq, affective et culturelle, politique et existentielle, les processus sociaux nivelant dans lesquels il s’insère, par leur esthétisation littéraire morne, par leur prise en charge spectaculaire, semblent devenir plus acceptables… Marc Levy décrit la vie télévisuellement "souhaitable". Houellebecq décrit la misère de ce "souhait". Mais l’un et l’autre, peut-être, entretiennent la même complaisance, la même ironie désinvolte, la même façon de ne pas être dupes face à ce qui obtient notre adhésion…

Chaque ligne de cet essai, semble théorique, voire hermétique, mais si l'on prend le temps d'y réfléchir, chacune peut être mise en "concordance des temps" avec ce que l'on trouve dans les plus basiques des textes ordinaires des Postmonétaires. Cela mérite quelques efforts de notre part…