Denis Blondin - La mort de l'argent
éd.de La Pleine Lune, Québec 2003,
Denis Blondin (1947- ) est un chercheur anthropologue et écrivain québécois.
Quatrième de couverture: "L'argent a "une importance démesurée" dans notre vie, il est devenu "notre nouvelle religion, il a remplacé Dieu et, comme ce dernier, ses voies sont impénétrables", soutient l'auteur, anthropologue qui s'attaque à cet aspect religieux de l'argent. Car précise-t-il, "la somme des problèmes causés par l'argent est supérieure à ses bienfaits". Une analyse intelligente et courageuse sur le rôle de l'argent, qui va à la rencontre des valeurs entretenues par le capitalisme qui n'en fini plus de triomphe depuis la chute du communisme. Un livre qui plaira aux adeptes de la simplicité volontaire mais aussi à tous ceux qui veulent une société meilleure, moins axé sur l'avoir.
Ce livre a eu beaucoup plus de succès au Canada et à l'étranger que dans la propre communauté scientifique de l'anthropologue. En voici quelques réflexions personnelles. L'auteur m'en a donné une version PDF (texte brut) pour que nous puissions échanger nos points de vue. (Clic sur le lien)
Denis Blondin nous donne en entrée quelques questions générales qui sont récurrentes dès que l'on soulève le lièvre d'une abolition de la monnaie. Il en développe ensuite sa vision d'anthropologue qui n'est pas dénuée d'intérêt. En voici quelques exemples:
L’argument de l’argent éternel nous est servi ad nauseam par ceux qui ne veulent croire à sa mort possible. Il est vrai que jusqu’à une période récente l’usage de l’argent était restreint à la sphère bourgeoise et étatique. Les inventaires après décès que l’on trouve dans les registres des notaires jusqu’à la fin du 19° siècle montre quantité de travailleurs qui ont vécu avec le strict minimum et qui ont toujours été payé en nature, ont troqué plus qu’acheté leurs maigres biens, ont loué leur demeure ou leur terre contre du travail, satisfait l’impôt par une portion de leurs fruits ou la corvée. Mais les échanges au niveau des communautés ont quasiment existé depuis le paléolithique, dès qu’il y a eu la moindre production et la moindre capacité de stockage. L’argent est aussi "éternel" que l’agriculture et on imagine mal rendre l’agriculture obsolète bien qu’elle soit une création humaine tout autant que l’argent. Il me semble plus productif d’insister sur la toute récente possibilité de dépasser l’échange marchand (grâce à l’informatisation des données et à la formidable productivité dont nous disposons depuis un demi-siècle au mieux), plutôt que sur le fait que l’argent soit une création.
La question de "l’horizon indépassable" est intéressante. En effet, il est légitime de penser que l’échange marchand fait partie de la "modernité" et que rien de plus commode ne peut être envisagé. Il est tout aussi légitime de penser qu’il est plus simple et rapide de réguler, d’aménager une pièce aussi essentielle de l’édifice, plutôt que de l'abolir. Habituellement, nous tentons de démontrer que c’est possible sans arriver à convaincre ceux qui pensent que c’est commode. A l’usage, il me semble plus intéressant de partir du fait que le système produit des effets pervers qui ne sont pas dissociables de l’ensemble de l’édifice et qui ne peuvent qu’entraîner sa perte (je pense par exemple à l’effet de condensation de l’argent qui tend à accroître les inégalités sociales, ou à la nécessité d’une croissance perpétuelle de la valeur qui est incompatible avec la finitude du marché). Et dans ce cas, la question ne serait pas de savoir si l’argent est un horizon indépassable mais comment il peut être dépassé…
L'être humain, la nature humaine, ne constitue pas une variable mais une constante à travers les sociétés et les époques. » Cette question renvoie qu'argent ou pas argent, l’homme restera identique et qu’une société sans argent est de ce fait utopique, ou à l’inverse qu’il ne sert à rien de changer une structure sociale, politique, économique si au préalable on ne rend pas l’homme meilleur, ou que la seule révolution possible doit commencer par une révolution intérieure, individuelle. Mon expérience de vingt ans comme éducateur auprès de toxicomanes me montre au contraire que l’homme est radicalement différent dans son comportement et dans ses relations aux autres si l’on change radicalement la structure sociale de son milieu de vie, et ce bien mieux que toute médication, bien plus vite que toute psychothérapie. C’est la raison pour laquelle je crois qu’en changeant un paradigme aussi impactant que l’argent, la nature biologique de l’homme ne changera pas mais sa nature sociale changera à un point qu’il est difficile d’imaginer.
Le triomphe de l’argent :
L'auteur développe dans ce chapitre et non sans humour, l'idée que la nécessité de l'argent nous a été inculquée par quantité d'artifices pour arriver à la conclusion que "tirer à pile ou face est le meilleur usage que l'on puisse faire de l'argent." Le hasard du jeu n'est pas plus une garantie de sérieux que les doctes commissions nationales et internationales, ou qu'un référendum!
Vraie et fausse magie:
L'auteur développe ici une idée propre à l'anthropologue qui part étudier une tribu lointaine et primitive. Il s'évertue à comprendre des comportements sociaux étranges qu'il peine à comprendre parce qu'ils répondent à une symbolique, une magie qui n'est pas la nôtre. Qu'un indigènes débarque dans notre société moderne, il aura les même difficultés à comprendre nos symboles et beaucoup de nos comportement lui semblerait bizarres au point de penser qu'ils relèvent d'une forme de magie. Comment en effet comprendre qu'un homme civilisé puisse se présenter à un autre avec un vulgaire morceau de métal et en obtenir une précieuse boisson. Pire encore, d'où vient cette croyance qu'en glissant dans une machine une carte plastique, il puisse en sortir de quoi acquérir tout ce que l'on veut?... Laquelle des magies du primitif ou du trader de Wall Street est vraie ou fausse?... Comment expliquer qu'un clic de souris puisse fermer une usine et priver de revenu des milliers d'ouvriers? "La manipulation des outils, c’est-à-dire la technique, est une activité qui requiert une intelligence bien moins développée que la manipulation des symboles. C'est pourquoi dit-il, "…nous nions ou feignons d'ignorer la dimension symbolique de nos comportements ou de nos objets et nous invoquons une prétendue fonction technique… Après la parole, l'argent est l'ultime magie, celle qui a le pouvoir le plus polyvalent, celui d'éradiquer une espèce vivante, une forêt primaire, un peuple…" et d'en tirer gloire et reconnaissance. Curieuse magie!
Denis Blondin tire de cette analyse le constat que "la face cachée de l'argent, la plus étendue et la plus ignorée, c'est d'abord sa capacité à fabriquer de la pauvreté. Dans ce domaine l'argent est sans égal parmi tous les systèmes, même les plus rudes comme l'esclavage… Et force est de reconnaître que seuls ceux qui bifurquent, qui désobéissent aux totems et tabous de l'argent s'en rendent compte…, mais pas les intellectuels dans leur grande majorité!...
Blondin parle du parasitisme à l’intérieur même du système monétaire. Tout système social génère un parasitisme qui un temps reste soutenable, voire bénéfique pour l’ensemble du système. Une des caractéristiques du néolibéralisme mondialisé actuel, c’est que les parasites qu’il génère produisent une charge qui dépasse les bénéfices de l’ensemble du système. C’est le résultat de l’étude anglaise de Trucost qui démontre que l’ensemble de la production mondiale est objectivement en faillite si l’on tient compte des externalités, c’est-à-dire les dégâts non comptabilisés dans le bilan des entreprises et payés par les collectivités. Or les collectivités ont de moins en moins la possibilité de compensation et in fine, il n’y aura plus personne pour éponger les externalités. Aucune mesure politique ou réglementaire n’est en situation de résoudre l’équation, laquelle à très court terme remet en cause l’ensemble de la mécanique….
Le progrès : L’idée que le progrès justifie quelques sacrifices, que globalement la technologie permise sous le régime de l’argent suit une ligne montante continue…. La question était légitime en 2003 mais plus en 2024. Il ne s’agit plus de se demander s’il y a ou pas "quelque chose de meilleur" à offrir aux humains mais de se demander comment éviter le collapsus et, à terme, si les humains ont encore un avenir sur cette planète ! Cette évolution donne à la désargence une pertinence bien plus évidente qu’en 2003…
Lettre d'Amazonie
Denis Blondin (p.145) retranscris une lettre envoyée depuis l'Amazonie par Raomi, chef de Gorotiré. Il suggère par là que les chasseurs-cueilleurs ont des choses à nous apprendre, ce qui fait craindre à son correspondant l'arrivée de trop d'importuns occidentaux!
L’idée d’aller chercher chez des chasseurs-cueilleurs quelques "trucs" qui seraient utiles pour faire évoluer notre société marchande m’a bien amusé ! La réponse de l’amazonien disant qu’il n’y a rien à voir chez lui est on ne peut plus juste. Ce qui a été vécu ne peut être "dévécu". C’est d’ailleurs ce que suggère cet amazonien qui a fait une tournée mondiale, qui parle d’ornithologie et de massothérapie avec autant de naturel que si nous parlions d’étuis péniens et de chasse au curare ! La plupart des postmonétaires se méfie de l'engouement pour les sociétés primitives. Il n'y a pas de modèle ancestral que l'on puisse recopier. L'autre société que nous entrevoyons n'est ni la continuation de notre présent, ni le retour en arrière, mais un changement de cycle… Il ne s'agit pas de remplacer l'argent par le troc, ou d'inventer une monnaie sociale et solidaire, mais d'inventer une économie a-monétaire!
Partie IV : La vie après l'argent
A la question de la faisabilité d’un monde sans argent, nous n’avons aucune réponse qui soit définitive car on ne peut ni anticiper sur les effets pervers, ni contrôler l’humain, ni programmer à l’échelle d’une civilisation. En revanche, nous pouvons expérimenter.
Blondin était en 2003, encore dans l'espoir que des alternatives fondées sur la gratuité, l'entraide, la coopération serait la porte d'entrée vers le cycle à venir après la mort de l'argent. Cela reste vrai, mais ce qu'il ne pouvait pas voir en 2003, c'est le temps extrêmement limité qui nous est imparti. Les Postmonétaires de 2024, année où j'écris ces commentaires, sont pour beaucoup dans l'idée qu'il devient plus raisonnable d'envisager un effondrement dans une décennies que d'organiser une transition vers 2050, voire 2100 comme beaucoup de nos contemporains…
Chapitre 14 Autant de scénarios que de scénaristes
L’argument apparaît ici clairement : « L'argent étant une réalité multiforme, comme la religion ou la parenté, il est tout à fait impossible que, globalement, il disparaisse rapidement ». En somme, l’argent est placé dans la même catégorie que la parenté ou la religion, choses qui ne peuvent s’effondrer intégralement et brusquement mais seulement se laisser peu à peu contaminer sans aucune garantie d’éradication totale. C’est à mon sens une erreur qui découle de la comparaison abusive entre le domaine religieux et le domaine économique. Mais une fois de plus, si on lit un essai postmonétaire datant de plus de 15 ans, oublier l'accélération du temps actuel nous conduit droit au défaut de l'anachronisme...
PP. 157-158, Denis blondin propose un petit tableau indiquant pour quatre systèmes de pensée dominants le type de société qui en découle, la règle, la cosmologie:
Système dominant |
Type de société |
Règle |
Cosmologie |
Parenté Religion Argent Culture |
Communauté Etat/Empire Société internationale Société planétaire |
Réciprocité Soumission Domination Complémentarité |
Humain global Surnaturel Individu matériel Humain mental et social |
C'est une façon de procéder qui peut être adaptable aux différentes options, donc utile!
Conclusion: S'il faut saluer ici ce travail de mise en forme d'une réflexion anthropologique, il faut, comme toujours, le contextualiser. Nous sommes au Québec, en 2003, face à une universitaire. J'aime citer une anecdote personnelle qui permet de relativiser nos projections :
Je me suis trouvé un jour dans un petit village d’une montagne grecque qui, avec la crise, se trouvait dans une situation économique digne du Tiers monde : une moitié de la population au chômage, l’autre moitié composée de retraités dont les retraites ont été coupées par deux, voire trois, des infrastructures en déliquescence… La conversation en venant à la politique, je leur ai dit que j’avais écrit un livre sur une société sans argent, "le porte-monnaie"(traduit en grec "Tο πορτοφόλι"). « Pourquoi écrit-tu des choses comme ça, m’ont-il dit en riant bruyamment, tu viens chez nous et tu comprends comment ça marche. De l’argent ici, il y a longtemps qu’il n’y en a plus. On a continué à vivre… » En effet, sans conseiller financier, sans discours idéologique, uniquement par nécessité, ils ont transformé leur petit café en lieu de dépôt-accès : l’un a trop de tomates dans son jardin, l’autre un reste de fil de clôture à mouton, ils déposent cela au café. D’autres viendront qui prendront, sans rien demander, sans contrepartie. "Ce que j’ai aujourd’hui, je pourrais en manquer demain quand toi tu en auras." Et ça marche, sans comptabilité, sans qu’il soit question de valeur