Bolo'Bolo, PM (Hans Widmer)

Éditions de l'Eclat, 2020, 240 pages

Bolo'bolo eBoloBolost un livre écrit en 1983 par Hans Widmer (sous le pseudo PM) sur une "utopie" qui se présente comme un dictionnaire de mots inventés censés décrire un ordre social mondial, composé de "bolos", des ensembles de 500 personnes. Le style de vie, l'hospitalité, et l'autosuffisante agraire annoncée, rappelle l'état d'esprit des communautés "soixante-huitardes", à part qu'elles auraient fédéré leurs énergies dans un réseau appelé "Bolo'bolo"
      En partant d'un récit de l'histoire humaine, du paléolithique à la domination par l'industrialisation et le salariat, le texte décrit le monde actuel comme "une machine de travail et de guerre" ayant rendu toute subversion impossible, jusqu'à l'émergence des bolo'bolos.  Ce texte est devenu "culte" parmi les anarchistes européens. S'il est résolument anticapitaliste et antiétatique, je me suis demandé s'il était aussi postmonétaire. A vous d'en juger… En attendant, nous l'avons prudemment classé dans la catégorie du "Pas suspendu de la cigogne.       PDF disponible ici

Intro : p.8: «L’économie robotisée est capable de produire de plus en plus de biens avec de moins en moins de travailleurs, mais le salaire, lié à des emplois de plus en plus rares et techniquement superflus, reste le moyen de distribution des biens nécessaires à la vie…»   Problème de distribution ou de production?
       «Si on a fait des propositions telles qu’un revenu garantissant une existence décente pour tous, payé par l’État,  cela présuppose une économie fondée sur la circulation monétaire, florissante et capable de "produire" les impôts nécessaires pour financer ce salaire minimum. […] Ces "acquis sociaux" dépendent précisément d’une économie capitaliste de profit et de concurrence – et donc : néolibérale…»  La position prise ici va clairement dans le sens du postmonétarisme. Ouf!    
      «…En effet, cette planète peut aisément nourrir sa population, mais chaque jour des dizaines de milliers de gens meurent de faim. Il y a déjà assez d’industries pour fournir tous les biens nécessaires à la construction, aux ménages, aux transports. Pour ce qui concerne les valeurs d’usage, nous ne manquons ni de médicaments, ni de téléphones, ni de vêtements. Nous disposons en excédent d’un très grand nombre de biens, qui font par contre cruellement défaut à d’autres populations du globe : moyens de transport, machines, textiles, appareils électroniques, etc. Un cinquième des denrées alimentaires est jeté sans être consommé. Ainsi, si le problème de la distribution reste central, il se double bien évidemment d’un problème de pouvoir. Mais la logique du pouvoir ignore la valeur d’usage pour ne tenir compte que de la valeur d’échange. Pour son financement l’État est à ce point lié à l’économie, qu’il hésite à distribuer des biens –et préfère payer des salaires ou des allocations…»   Le choix de l'auteur est donc bien de renoncer aux salaires et allocations et dans ce cas, à quoi servirait l'argent…
       «La condition sine qua non d’une véritable alternative au capitalisme est donc une réforme de la vie quotidienne, une organisation sociale plus fondamentalement collective…»
Entre le capitalisme et le communisme, existent le "communisme libertaire" et "l'anarcho-syndicalisme". La plupart des anarchistes, pris dans une logique de "propagande par le fait"  se sont laissés entrainer dans des luttes ouvrières sur le pouvoir d'achat, les salaires, les conditions de travail, etc., au point souvent d'en oublier les fondements purement anarchistes de lutte contre l'État, la démocratie représentative, la propriété privée. La liberté primant, ils en sont arrivés à défendre l'argent comme la seule alternative pour se dégager d'une dette, donc pour la liberté. La cause postmonétaire n'est donc pas encore gagnée parmi mes anarchistes…  
       «En effet, le départ des hommes pour des expéditions d’abord guerrières, puis économiques, et l’abandon du travail ménager aux femmes cloîtrées dans leur rôle social ont créé tous les organismes de répression étatique et d’expansion économique folle en même temps qu’ils ont affaibli ou dissous les communautés…»   Cela au moins est resté intact dans les mentalités anarchistes: la communauté, le réseau, les SCOP, la ZAD restent essentiel. Le tout est de savoir si tout cela est "durable" comme disent les altercapitalistes-écologistes!...  
p.27: «Avec l'apparition des premières civilisations en Mésopotamie, en Inde, en Chine et en Égypte, l'équilibre entre l'homme et les ressources naturelles a été définitivement ruiné. La future panne de notre vaisseau spatial était programmée. […]  Pour casser la révolte des paysans et l'indépendance grandissante des artisans dans les villes, "ils" ont introduit le système des usines. Au lieu de contremaîtres et de fouets, ils ont utilisé des machines. Ce sont elles qui désormais déterminèrent le rythme de notre travail, nous punirent par des accidents de travail et nous tinrent sous contrôle dans d'immenses usines…» Le racourci entre les premières civilisations orientales peut sembler leger, mais c'est tout de même bien de suggérer qu'il ne s'agit plus de chercher des alternatives, des réparations du système mais bien de changer de système.   
p.28: «5000 ans de civilisation et 200 ans de progrès industriel accéléré ne nous ont laissé qu'une terrible gueule de bois. L'«économie » est devenue un but en soi qui est en train de nous avaler.
p.30: Le principe qui régit toutes les activités de la Machine est l'économie. Mais qu'est-ce que l'économie? Un échange anonyme et indirect de différentes quantités de temps de vie. […]  La mesure de toutes ces choses est l’argent.  
p.31: Ceux qui cherchent à échapper à la Machine remplissent la fonction de pittoresques  "outsiders" (clochards, hippies, yogis). Aussi longtemps que la Machine existe, nous nous trouvons tous à l'intérieur.» Ce qui serait judicieux, c'est de sortir à tout prix de ce carcan, ne serait-ce que pour la "propagande par le fait" du temps de l'Assommoir. Ce n'est pas encore acquis!  
p.43: «Les politiciens réformistes proposent d'aménager la Machine, de la rendre plus humaine et plus agréable à vivre en utilisant ses propres mécanismes. Le réalisme politique nous conseille de procéder par petits pas. […] Il y a même des propositions réformistes qui sonnent assez bien : la semaine de 20 heures, la distribution du travail à tout le monde, le revenu minimum garanti (par exemple par une taxe négative), l'élimination du chômage, l'utilisation du temps libre pour l'auto-organisation dans les quartiers, la création d'un secteur « autonome » avec de petites entreprises à faible productivité, les investissements dans les technologies douces et moyennes (pour le Tiers-Monde aussi), la réduction du trafic privé, la conservation de l'énergie (pas de nucléaire, isolation thermique, charbon), les investissements dans l'énergie solaire et les transports publics, la diminution des protéines animales (davantage d'autosubsistance pour le Tiers-Monde), le recyclage des matières premières (aluminium), le désarmement, etc. Aménager la machine, avoir une politique réaliste, avancer par petits pas, du travail pour tous, s'auto-organiser localement, monter des entreprises à faible productivité, réduire le trafic privé, manger moins de viande… pour ne pas changer de système… Comment de nombreux anarchistes s'accrochent-ils encore à ce vieux système monétaire, a minima au titre d'une transition au point de croire que l'argent c'est la liberté (il nous permettrait de nous libérer de nos dettes!)
p.45: «Le réalisme politique est devenu irréaliste car la réalité se trouve à un tournant. La machine-Travail Planétaire est omniprésente et ne peut être arrêté par la politique.» C'est sans doute le point qui fait le plus divergence entre les différents courants postmonétaires. Les anarchistes ont bien intégré que la notion d'Etat est incompativble avec la justice sociale et à la démocratie. Pour les autres courants idéologiques, l'Etat reste une nécessité, qu'il y ait argent ou pas. Il y a parmi les postmonétaires d'authentiques militants anarchistes et non-anarchistes et donc des militants pour rêver d'un parti postmonétaire, d'une prise de pouvoir politique, et d'autres qui s'en méfient comme de la peste. Reste à trouver une "cohabitation" honorable entre les deux visions. 
p.60: «La Machine-Travail a un caractère planétaire, de sorte que la stratégie de BOLO‘BOLO doit aussi être planétaire dès le début. Des nœuds de "dysco" qui ne seraient que locaux, régionaux ou même nationaux ne suffiront jamais à paralyser la Machine planétaire dans son ensemble…» La mise en place du Bolo’Bolo devait commencer en 1984, devenir planétaire en 1988…, mais nous sommes en 2024. Visiblement, il y a eu un bug !!! Pourtant la conclusion est toujours la même, les ZAd, les indignations, les soulèvements ne suffiront pas; même avec de nouvelles Institutions: 
p.62:  «Les relations planétaires doivent se développer sur la base de la tricommunication: Comme les nœuds de "dysco", les nœuds de "trico" forment un réseau de substruction qui paralysera la "MTP." À partir de ces tricos se développeront des accords de trocs (FENO), l'hospitalité généralisée (SILA), de nouvelles régions définies culturellement (SUMI) et un point de rencontre planétaire (ASA'DALA). Le réseau des tricos bloquera les machines de guerre des différents pays depuis l'intérieur. Ce réseau constituera ainsi le seul vrai mouvement pacifiste.» Diantre! Pour faire plus révolutionnaire, quelques acronymes de plus semblent souhaitables:  FENO= accord de troc, contrat d'échange et de collaboration,  SADI = foire, marché, centre d'échanges,   ASA'DALA= Point de rencontre planétaire,  Tricos: Points de rencontres locaux….
p.63: Suit un "calendrier provisoire" entre 1984 et 1987 (le traducteur propose de modifier le texte de 1983 pour reprendre rendez-vous, en 2001.) Si un postmonétaire se sert de ce livre pour sa propagande personnelle, sans doute proposera-t-il un troisième rendez-vous en 2035, ce qui fera dire à tous les sceptiques, ce que l'on a dit de Marx: la dictature du prolétariat mille fois annoncée s'est terminée par la chute du mur de Berlin. Donner des dates risque fort d'être contre productif! D'ailleurs, l'auteur évoque Bolo'Bolo sur toute la planète en 2345 ! Dommage qu'en partant d'une analyse réaliste, on nous renvoie à la science fiction…    

Suit un dictionnaire abscons : Ibu = individu /                 Bolo = communauté de 300  Ibus (membres) /  Sila = garantie de vie / Taku = vie privée / Nima = identité culturelle /  Sibi = art, production, industrie/ Kene = travail obligatoire corvée /  Dala = assemblée, gouvernement, / Mafa = aide, réserve, provisions /  Feno = troc, échange, collaboration /     Sadi = marché, foire, centre d’échange.  On ne peut s'empêcher de penser à la novlangue de nos politiques actuels qui ont réussi à transformer les délégués syndicaux en partenaires sociaux, à la manie de créer une commission dès qu'un problème surgit, puis à changer le nom de la commission pour faire du neuf…  

      L'auteur décrit dans le détail le "bolo", ce qu'un postmonétaire appellerait sa "cité sans argent", l'écologiste son "éco-lieu" et d'autres sa ZAD… Si on tient compte de la grande liberté que le Bolo offre, on reste sur notre faim quant à l'organisation sociale…Il est aussi question du SILA, le contrat social qui lie l'individu, quel qu'il soit, à l'ensemble des Bolos. Ce contrat relie les individus entre eux, fait société,  comme le faisait l'argent… Les grandes villes, vestiges de l'ancien régime sont divisées en xbolos, constitués essentiellement autour de centre d'intérêts et modes de vie: Paléo-bolo, taro-bolo, macho-bolo, digito-bolo, ras-le-bolo, etc.   
      Le reste du livre est mélange de fantaisie babacool, de liberté sans pouvoirs, d'innovations curieuses et inattendues (les capsules individuelles qui  permettent à chacun de s'euthanasier quand bon lui semble), un système de corvée sur la base de 10% de son temps réservé à la communauté, etc. La description du monde selon Bolo’bolo est dépassée, mais on peut cependant la consulter, ne serait-ce que par soucis historique.  Le monde a bien changé depuis 1983!

    Si  tous les postmonétaires ne sont pas de culture libertaire, tous les libertaires ne sont pas non plus radicalement postmonétaires. Le mouvement général qui tend à abolir l'argent, s'il est d'une parfaite logique au vu de la situation économique, politique, environnementale à deux pas de l'effondrement, ne peut évacuer d'une simple sentence l'inévitable dialectique entre contrainte et autonomie individuelle, profit et aide, concurrence et entraide. Contrairement au discours politique dont la tendance naturelle et d'annoncer que demain, "on rase gratis", au discours idéologique qui tord le réel pour le mettre en concordance avec le désir, le discours postmonétaire doit intégrer cette dialectique, seule posture réaliste qui soit pensable… Dans cette optique, nous avons autant besoin de nous distinguer du dogmatisme économique que des utopies du genre Ernest Callenbach, Pierre Rabhi et consorts… Le diable étant toujours dans les détails, il ne faut ni interdire politiquement ce que l'on permet économiquement, ni interdire économiquement ce que l'on permet politiquement. Le chantier est gigantesque mais incontournable!....