Coopérer et se faire confiance par tous les temps, Eloi Laurent
Editions Rue de l'échiquier, avril 2024, 93 pages,
Quatrième de couverture: « Nous avons plus que jamais besoin de coopérer et de nous faire confiance par tous les temps de la vie : le temps court de l’attention individuelle et de la continuité sociale qui nous échappe, comme le temps long des chocs écologiques qui nous contraint. »
À l’heure où la société se fragmente, il ne semble plus possible de débattre, de se parler et d’être d’accord. Épidémie de solitude, monétisation à outrance de la santé, emprise numérique sur les relations humaines, dislocation du sens au travail, etc. La crise de la coopération adopte des formes multiples. Afin de faire face aux enjeux démocratiques et écologiques actuels, il est urgent d’imaginer de nouvelles formes de vie sociale, dégagées de l’emprise de l’économisme et du tout-numérique. C’est ce que défend Éloi Laurent dans ce manifeste stimulant, au croisement de la philosophie et de l’économie. Alors que la coopération humaine a été enfermée dans une acception trop restrictive et assimilée à la collaboration, l’auteur détaille les leviers à activer pour régénérer nos liens intimes, sociaux et vitaux – condition indispensable pour fonder les bases d’une société qui prendrait soin des écosystèmes comme des humains.
Eloi Laurent est un économiste reconnu en France (il est enseignant-chercheur à l'OFCE/Sciences Po et à Ponts Paris Tech) et à l'international (il a enseigné dans les universités Harvard et Stanford), ses travaux faisant référence sur le plan académique. Ses travaux portent sur le bien-être, le développement soutenable et la social-écologie. C'est aussi un économiste engagé dans le débat public et un pédagogue de l'économie, qui porte sur sa discipline un regard critique constructif.
Je laisse Eloi Laurent expliquer lui-même le contenu de son livre. Dans une interview au journal Alternatives Économique du 10 août 2024, il en expose l'essentiel:
…Ce qui a fait la prospérité humaine, ce n’est ni la taille de notre cerveau, ni notre aptitude à l’innovation technologique, ni l’accumulation de richesses matérielles, mais notre capacité à coopérer, qu’il convient de bien définir. […] Dans le mythe de Prométhée, ce qui compte n’est pas l’invention du feu (d’ailleurs volé aux Dieux), c’est qu’autour du feu, au tout début de l’humanité, les hommes et les femmes vont danser et chanter ensemble. Le feu ne vaut pas comme vecteur de l’outil, mais parce qu’il peut rassembler, nous aider à faire communauté et bientôt société […] Mais en analysant les sciences de la coopération aujourd’hui, que sont la biologie évolutive (laquelle analyse l’évolution du vivant) et la psychologie sociale (qui s’intéresse aux dynamiques entre les individus et les groupes), j’y ai trouvé des définitions de la coopération très fortement marquées par la vision la plus standard de l’économie. Elles présentent la coopération comme un calcul utilitariste qui troque un sacrifice contre un gain et semblent expliquer la coopération dans le monde vivant, humanité incluse, à l’aune d’une analyse coût-bénéfice. […] En effet, il semble bien que l'économiste ait réalisé que ce point de vue particulier imposé par l'esprit marchand a désormais colonisé l'intégralité de nos modes de pensée. Quoi que l'on fasse ou dise, en réformateur ou en révolutionnaire, le "troc d'un sacrifice contre un gain" et le rapport "bénéfice-gain" sont les biais cognitifs les plus impactant et les moins visibles. Tout postmonétaire qui se confronte aux questionnements de personnes proches en fait la découverte: il est impossible de penser un monde sans argent tant que le cerveau analyse le réel au travers de ce filtre du troc… Eloi Laurent se rapprocherait du monde postmonétaire? Serait-il dans le pas suspendu de la cigogne, prêt à faire le grand saut mais hésitant encore?...
….La définition de la coopération que je propose consiste à dire que l’on coopère par amour et pour savoir (par opposition au fait de collaborer par calcul et pour faire). Cette définition contient une critique radicale de la manière dont on présente l’évolution humaine comme résultant d’un calcul intéressé qui s’est révélé efficace, d’abord entre les groupes puis au sein des groupes....
Eloi Laurent a raison de parler d'amour comme moteur de la coopération, mais cela montre aussi qu'il est dans une catégorie morale assez éloignée de la biologie évolutive. On peut difficilement parler d'amour au sujet de l'arbre qui modifie l'acidité de ses feuilles quand elles sont attaquées par un herbivore et encore moins quand il envoie un signal chimique préventif aux arbres voisins. C'est un réflexe de survie bien avant un acte d'amour. Il en va de même pour les humains qui sont parfaitement capables d'aimer ses proches voisins et le cadre naturel qui les entourent, mais qui s'accroche encore à des stratégies de concurrence de tous contre tous, parce que dans la société actuel, c'est tout autant vital que l'écologie. L'amour peut fort bien se limiter au voisinage et occulter l'épandage de glyphosate qui se fait quelques kilomètres plus loin.
…Le tournant fondamental remonte au début des années 1990, quand le capitalisme néolibéral devient le seul système sur la planète considéré comme efficace et viable. […] Au même moment que la chute du mur de Berlin, s’invente la transition numérique, puis la construction des premiers pas du World Wide Web. A partir de ce moment-là, le monde est soumis à une double emprise dans laquelle nous sommes toujours aujourd’hui très largement : l’emprise économique et l’emprise numérique. […] Mais comment, imaginer un autre monde privé de son paradigme-argent quand rien ne lui échappe, ni l'amour, ni l'empathie naturelle, ni l'environnement?... L'homme a été si fier, et depuis si longtemps, de s'être dénaturé, d'avoir exploité, dominé, transformé, augmenté la nature!
… L’amour est une expérience quotidienne et universelle, c’est donc un socle beaucoup plus robuste que le calcul pour fonder la coopération. Mais, c’est d’amour pluriel, sous toutes ses formes, dont je parle […] L'amour est universel, certainement présent dans le cerveau humain depuis qu'il vit en clan, en tribus, avec des règles collectives régulant les relations privées, mais est-ce aussi catégorique que la survie qui nous fait coopérer dès qu'il y a une catastrophe naturelle, une guerre, une crise, et ce, malgré des siècles de formatage à la fameuse loi de la jungle.
Si l’on veut aller vers des sociétés de bien-être, c’est-à-dire à la fois de santé et de bonheur, la coopération est la clé. Une très belle étude conduite à Harvard montre que la qualité des relations sociales constitue le facteur essentiel à la fois pour l’espérance de vie et le bonheur. Il est évident que la coopération est la clé. Mais à de très rares exception, le monde est soumis au dogme de la loi de la jungle, l'humanité entière est persuadé que la guerre économique est une bonne chose pour le plus grand nombre. C'est même l'exploit du capitalisme que d'avoir enkysté cette idée dans nos cerveaux plus prompts à aimer qu'à combattre. Beaucoup sont disposés à risquer leur vie pour défendre le pouvoir d'achat, encore plus facilement qu'ils défendent l'idée de Patrie. Combien sont-ils à risquer leur vie pour simplement collaborer avec des inconnus, pour une entraide universelle?...
L’État français est à l’évidence, aujourd’hui, une force d’inertie, une force de blocage de la transition, qui notamment subventionne massivement les énergies fossiles et utilise toute la panoplie des outils des pouvoirs publics au service de la non-transition : Les mégabassines, le maintien en survie artificielle du modèle d’agriculture industrielle, le bouclier trarifaire, etc., sont autant de politiques de non-transition qui vont nous coûter affreusement cher.[…] Plutôt que de désespérer face à cette inertie, il faut trouver des moyens de contraindre la puissance publique à la transition qu’elle rechigne à faire mais que la société civile veut, pour peu qu’elle soit juste. Et c'est là que ça coince. Il n'y a aucun moyen de contraindre la puissance publique puisque ce sont les puissances d'argent qui ont le pouvoir et qui font (ou qui s'achètent) les gouvernements. Ayant aussi acheté les médias, les bonnes idées ne passent pas… La transition ne peut se faire qu'en éliminant les quatre pouvoirs: financier, politique (partis politiques compris), médiatique, coercitif. Cela ne se peut que par une chute subie de ces pouvoirs, du fait de leurs erreurs ou d'un soulèvement populaire. Le premier cas est plus que probable, le deuxième est encore impensable. La violence de la répression, le déni total de démocratie, la casse des acquis sociaux ne suffisent pas à suscité la révolte. La dépression, l'écoanxiété, le nihilisme prévaut plus souvent. Il faudra bien l'admettre enfin et s'attaquer au pivot du système, l'argent, l'échange marchand, la valeur, l'État, etc.
…On voit partout émerger des espaces coopératifs autour des enjeux essentiels que sont l’énergie, l’eau, l’alimentation, les sols, les forêts, la protection du vivant. Les humains réapprennent ainsi à coopérer ensemble à l’aide de ce que j’appelle leurs liens vitaux. Mais ce sont de simples bifurcations individuelles, certes significatives, mais pas encore opérantes. La première prudence ou prévoyance, serait de refuser tout ce qui entretien le système (objection à tous les étages) et tout ce qui le répare (autant dans les instances gouvernementales que dans la société civile, les ONG, les associations, les syndicats…). Pour sortir de cette impasse mortifère, il faut sortir du système, de l'économie, de l'échange et entrer effectivement dans l'entraide, comme cela se fait dans la nature, et comme le disait déjà Piotr Kropotkine en 1906 (l'entraide, un facteur d'évolution).
Il serait temps qu'Eloi Laurent aille jusqu'au bout de ses observations et de ses réflexions et laisse un peu tomber l'amour pour imaginer un monde d'entraide, donc sans argent, sans échanges, où enfin, l'amour ne sera plus éculé…. L'amour est une chose trop importante pour être ainsi récupéré. C'est un sentiment qui doit le rester, faute de quoi, il n'est qu'un vieux concept éculé.... Généralement, ceux qui mettent l'amour en avant comme un étendard sont rarement prompts à adhérer à la radicalité d'une révolution copernicienne!