Et si l'effondrement avait déjà eu lieu, Roland Gori

Editions. LLL, janv.2022, poche, 298 pages

Gori.jpegQuatrième de couverture: "Les croyances, les catégories de jugement et les manières de penser le monde et l'humain qui ont fondé et inspiré les sociétés thermo-industrielles se sont effondrées. Nos malheurs actuels -pandémie, crise climatique, crises sociales et psychiques-, attestent tels des symptômes de notre impréparation culturelle, sociale et civilisationnelle. Notre sol s'est dérobé, nos fondations s'effondrent, comment alors penser l'avenir?" Roland Gari est professeur de psychopathologie clinique à l'université Aix-Marseille et psychanalyste. Il a été initiateur en 2009 de l'Appel des appels. Auteur de La dignité de penser, La fabrique des imposteurs, L'individu ingouvernable, La Fabrique de nos certitudes. (LLL)

Roland Gori nous offre une vue intéressante des discours de l'effondrement. Mon compte-rendu de lecture a sauté quelques passages, par trop centrés sur la psychanalyse qui, s'ils ne manquent pas d'intérêt, s'éloignent du sujet principal qui m'occupait: l'effondrement de notre civilisation. Une des principales critiques que je fais à notre société, c'est de manquer totalement de connaissance des systèmes complexes, et une société quel qu'elle soit, est à l'évidence un système complexe. Faute de l'admettre, nos contemporains ont pris l'habitude de penser en silo, un problème appelant une solution, pour résoudre une question systémique, par essence composée de multiples sous-systèmes eux même complexes. Le propos de Roland Gori est passionnant, intelligent et nécessaire. Je ne pense pas qu'il ait dépassé la simple critoque du capitalisme, au moins dans cet ouvrage, mais il mérite d'être au moins classé dans la catégorie du pas suspendu de la cigogne. Il n'est pas loin d'entrer en "désargence"... 

                Un spectre hante le monde: l'effondrement qui vient. 
p.10: Le démantèlement des accords internationaux sur les armements, l'échec des sommets dur le réchauffement climatique, le délitement social, les campagnes de désinformation et la prolifération des fake news inquiète le groupe d'experts qui compte chaque année 13 lauréats du prix Nobel. Nous nous rapprocherions à grande vitesse du précipice vers lequel s'élance l'humanité….Nous vivons la sixième extinction de masse de plusieurs espèces animales… Lâches et impuissants, les États et les hommes politiques se montrent défaillants…. L'effondrement de nos sociétés complexes paraît inévitable… Cette introduction est alléchante: si l'effondrement est inévitable, nous sommes contraint de changer le modèle de société ou périr dans immencse chaos. Que va proposer l'auteur? 
p.11: Nous risquerions alors d'être plongés dans un monde à la Mad Max… Ce sont nos choix politiques et éthiques qui peuvent, seuls, éviter les "déterminismes environnementaux" conduisant aux catastrophes écologiques…Le problème, c'est que la politique au sens étymologique de "gestion de la cité" est devenu un mot-valise dont on ne sait même plus s'il est du masculin ou du féminin. Le politique ou la politique...? De quoi parle Roland Gori?...    
p.12: Il convient de prendre en compte les régimes de temporalité suivants: l'urgence des plans à établir pour l'avenir, les retards dans la prise de conscience de la crise, les enseignements à tirer du passé, le poids des traditions et des référentiels des siècles précédents faisant de la "croissance" le vecteur privilégié du progrès de l'humanité. Comment fait-on pour changer les référentiels qui encombre les cerveaux humains? 
p.13: Lorsque les humains déchiffrent les "signaux" de souffrance de la planète, il est déjà trop tard. Ils n'ont pas pris conscience suffisamment à temps de la nécessité de changer la structure du système qui se révèle un système d'exploitation des ressources, d'organisation du travail et des pratiques sociales, d'un système de pensée….
Il faut bien reconnaître qu'on ne change pas de "système de pensée" comme de chemise! 
p.14: La globalisation portée par une forte inter-connectivité des échanges commerciaux, financiers, industriels et culturels accroît la complexité des systèmes sociaux et leur vulnérabilité…  Face à l'incertitude de l'avenir, la posture éthique la plus raisonnable serait celle d'un  catastrophisme éclairé (allusion à J. Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil-Points, 2004).
p.15: Nous sommes dans Le siècle de la peur (allusion à Camus, Ni victimes ni bourreaux, 1946 Gallimard). Le risque systémique global donne aux écrits de Camus un éclairage très moderne.
p.16: SI la vie politique, la vie spirituelle, la vie psychique, la vie culturelle, ont chacune leur logique propre, leurs discours et institutions spécifiques, elles expriment aussi des aspects communs de la réalité concrète d'une civilisation….  Gori prend comme exemple de réalité, le nucléaire, et se demande comment l'encastrer dans une politique qui prenne en compte d'abord et avant tout, l'humain.... 
p. 17: ...L'humain, non comme une variable d'ajustement de l'économie, mais comme l'ultime finalité de nos actions et de nos capacités à penser. C'est tout le problème de l'écologie, désencastrée du social et du politique, elle relève du spectacle ou du mysticisme,  donnant l'occasion de shows  télévisés à des politiques qui tentent de verdir le programme qu'ils n'ont pas! [...] Tout se passerait comme si le chaos qui émergerait d'une catastrophe existait déjà dans le système de pensée, dans la structure mentale et symbolique de notre civilisation.
On en revient toujours à la même question, très généralement occultée: peut-on penser utilement la situation actuelle dans le cadre de pensée qui l'a engendrée? Peut-on raisonnablement construire un autre monde en gardant le cadre axiologique actuel?... A l'évidence NON!                                    
p.20: Simone Weil rappelle l'appartenance du Droit à la rationalité même d'une économie marchande à l'origine des injustices: «La notion de droit est liée à celle de partage, d'échange de quantité. Elle a quelque chose de commercial! Le Droit ne se soutient en effet que sur un ton de revendication et la force n'est alors jamais bien loin pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule. » Encore un sujet (le Droit)  à propos duquel on rien ne peut être productif sans que les question posées ci-dessus ne soient prises en compte.  
p.21: Le remède est de même nature que le mal. L'effondrement écologique qui vient matérialisera l'effondrement spirituel et symbolique de notre civilisation. Le droit permet de résoudre des crises, pas un effondrement. [...] La pensée, anéantie par les formes modernes du travail et les divisions sociales qu'elles requièrent, nous cheville au piquet de l'instant…. Sans la racine spirituelle de la révolte aucun secours n'est à espérer, l'effondrement aura lieu comme événement terrestre car il aura lieu comme événement symbolique…. Ce n'est pas une crise (phénomène, moment qui porte une fin en soi) mais un effondrement. (crise vient du grec krisis, décision, ce point périlleux où tout se joue). On peut rappeler aussi qu'en grec, le médicament (φαρμακον) désigne en même temps le remède et le poison, tout comme bon nombre de solutions techniques que l'on propose face à un problème !   
p.23: Un sondage récent affirme que, pour la moitié des gens de 28 pays différents, le capitalisme apporte plus de mal que de bien. Et pourtant pour 83% des sondés, la peur de perdre est plus grande que l'envie de gagner….Le capitalisme est aussi une métaphysique du marché!...p.24: La base éthique de la capacité des systèmes symboliques à réagir face à des chocs, à des traumas, est la confiance. Elle est bien mise à mal aujourd'hui. [...] Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République écrit en 2010 que "le chacun pour soi a remplacé l'envie de vivre ensemble." [...] 78% des gens estiment que l'avenir de leurs enfants risque d'être pire que le leur. Game over, fin du progrès social…
p.25: Le système de pensée et de croyances s'est effondré avant même que la situation réelle ne soit vraiment détériorée. L'angoisse de l'effondrement ne fait que camoufler la peur pour mieux l'exorciser.
p.26: La pensée de la catastrophe imminente semble conditionnée par le fait même de ne pas y être quotidiennement exposé, à la manière de ces traumatismes qui ne s'élaborent que dans l'après coup. Pour pouvoir penser la catastrophe, il faut pouvoir choisir des possibles, ce qui s'avère plus difficile pour des populations contraintes, saturées dans leurs existences par la pénurie. L'exemple grec confirme cette remarque: au moment de l'effondrement financier de 2010, les "populations contraintes", en pénurie permanente se sont repliées sur elles-mêmes, occultant tous leurs réseaux sociaux pourtant si solidaires, et le taux de suicides expressément liés à la crise a explosé! 
p.27: La question, désormais, serait moins de savoir si cet effondrement se produira, mais quand il se produira. Ce discours est devenu courant. Le terme "d'apocalypse" est en ce sens significatif. Nous serions punis de notre péché originel (orgueil et hubris).
p.28: Cette posture postule une nature humaine incapable de solutions, de changements, de radicalité. Puisque c'est irréparable, laissons faire… Malheureusement, ce "laisser-faire" est généralement analysé comme une faiblesse de caractère, comme un manque de conscience politique. Double peine: une pénurie réelle plus l'insulte d'être traité de veau passifs !   
p.29:  La grande imposture de ce siècle est d'avoir accrédité la thèse de la fin des religions au moment même où il en a créé une autre, la religion positiviste au service de l'industrie et du progrès. [...] C'est ce qui a permis d'exploiter, sans limite ni vergogne, humains et nature. [...] Cette idéologie du "progrès", sans devoir se confondre avec le capitalisme, a pu servir aisément sa cause. Rien n'est perdu si l'on trouve le moyen de compléter dans les esprits  "l'idéologie du progrès" par la question "quel progrès?" C'est possible puisqu''on l'a constaté deci-delà parmi certains groupes de Gilets Jaunes...  
p.30: "Le capitalisme est une religion du culte pur, sans dogme." (Walter Benjamin, Le capitalisme comme religion, éd. Payot & Rivages, 2019, p.57). Nous pouvons donc continuer à la pratiquer sans y croire, jusqu'à l'effondrement final. L'homo œconomicus est bien une fable parfaitement assumée. Avec elle, l'économie revêt une dimension prescriptive, dogmatique. Les postmonétaire sont les athées pour le capitalisme, comme les héliocentristes ont été des hérétiques sans foi ni loi pour la papauté catholique et les écologistes militants ont été taxés d'écoterrorisme.

                Est-il encore temps de penser l'effondrement qui vient?

p.34: Une pensée de la catastrophe exige, aujourd'hui, de faire le deuil d'une vision de l'avenir héritée du XIX° siècle et sans cesse renouvelée au cours du XX° siècle. Elle exige de devoir penser l'effondrement comme un effondrement de nos institutions sociopolitiques, de nos modes de vie et des rapports de populations et de classes, de penser l'effondrement comme un effondrement de nos cadres de pensée et de nos systèmes de pensée. On est très loin de la recherche de solutions techniques, politiques ou morales. Il ne s'agit plus de réparation (changer les institutions), de révolution culturelle (changer l'homme), de susciter des innovations (le technicisme), mais bien de changer de cadre de pensée. Et dans ce cas, seuls les courants de pensée sortant résolument des cadres analytiques pour se cantonner à un cadre systémique seraient "dans le vent" de  l'Histoire...    
p.36: Nous sommes aujourd'hui dans un paradoxe: en même temps que l'on nous enjoint de penser à l'avenir, nous nous trouvons contraint par l'actualisme technique des machines: chaque instant doit être remplacé le plus rapidement possible par le suivant… Mais une réelle maîtrise du temps, obtenue par la vitesse, correspond à un asservissement. [...] L'homme manque de temps pour l'éternité!  Comment ne pas penser à tous ces généreux militants qui lancés dans des actions, certes urgentes, ne maîtrisent plus le temps et oublient que l'instant les mobilise à l'exclusion des bases théoriques, philosophiques qui les avaient conduit à l'action... Pourvu que les postmonétaires ne se laissent pas prendre à ce redoutable piège!...  
p.43: Nous risquons, face à une planète à l'agonie, de faire comme face à la mort, nous en éloigner en ignorant l'exploitation que l'on fait de la planète et ce qu'elle révèle de l'auto-exploitation que nous nous imposons pour survivre dans un monde orienté par la concurrence et le profit. "La mort est un problème de vivants!" disait Norbert Elias.
p.46: Tout sujet se pense à l'intérieur d'un système, d'une matrice de représentations anonyme et contraignante propre à une époque et à une société…. Faute de pouvoir penser et éprouver autrement le monde, nous produirons la catastrophe… Et c'est ce qui est arrivé aux 
COP successives qui, au lieu d'inciter à penser, tendent à remplacer la pensée… 
p.60: Qu'il s'agisse de progrès ou d'effondrement, le difficile n'est pas d'en trouver les preuves mais d'en définir les critères. […] Il n'est pas possible de séparer ce que l'humain fait, fabrique de ce qu'il est. […] Tous les systèmes censés attester des progrès de l'humanité (langage, religion, technique) finissent par se dégrader sur le plateau d'une courbe sigmoïde (en forme de S)La technique deviendra industrie comme le langage est devenu grammaire et religion théologique… En clair, les multiples constats que l'on voit sans cesse dans tous les médias confondus ne servent à rien (par exemple décrire ce que fait l'argent sans jamais se demander ce qu'il est)...
p.65: Qu'ils viennent d'ailleurs ou qu'ils soient d'ici, les précaires et superflus viennent de notre futur pour hanter notre présent. C'est bien pour cela que trop souvent ils ne sont pas les bienvenus. Ils tendent à devenir l'image obscène de notre aliénation, de notre oppression sociale, de notre étrangeté à nous-mêmes, de notre réification.  
Que c'est bien vu et bien dit! Les discours actuels sur les migrants, les chômeurs, les RMistes, les opposants politiques qui ne sont pas les bienvenus en dit long sur l'aliénation de la classe politique... (et pas que d'elle!). 
p.78: Déporter la menace de l'effondrement généralisé vers le futur, fut-il proche, risque de désespérer tous ceux qui mènent des luttes partielles et fragmentées pour, aujourd'hui encore, porter haut les luttes sociales et politiques… C'est pourtant bien le contraire de ce que font la plupart des gens poiurtant convaincu que l'effondrement est vraisemblable.  Ils "déportent la menace vers le futur", ils continuent sans rire à se projeter dans l'an 2050, même 2100 au risque de rater le passage à une postmodernité qui pourrait tout aussi bien advenir en 2030! Le terme collapsologue en est même devenu suspect et les postmonétaires, sous la pression de la majorité bien pensante, cherchent une transition aussi longue que douce. Il y a de quoi désespérer..., ou de comprendre enfin ce que nosu dit Rolad Gori!  
p.89: L'effondrement n'est pas à venir, il est au cœur du système de pensée du capitalisme dont les activités et les produits sont les concrétisations objectives. C'est ce système qui est en voie d'effondrement, effondré déjà dans son épistémè. Cet effondrement a eu lieu à l'intérieur de chacun d'entre nous pris dans la civilisation du progrès et il a eu lieu entre nous tant il est évident que psychologie et social apparaisse alors inséparables. Le social ne vient pas se superposer après coup au psychologique, ni le façonner du dehors. Il est une de ses dimensions comme inversement il y a une dimension psychologique dans tout phénomène social.  La chute du capitalisme n'est plus à attendre, ou du moins, la seule stratégie qui puisse  logiquement se penser, c'est d'accepter l'idée que cette chute est en cours, qu'un effondrement global se voit déjà au point de ne plus pouvoir penser quoi que ce soit au-delà d'une décennie!  Toute projection au-delà de cette décennie me paraît le meilleur moyen de préserver ce système qui nous détruit, de prendre le risque d'arriver totalement démunis au moment de la catastrophe!     
p.90: Je ne sais pas si l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle aura bien lieu, mais la crainte de l'effondrement, elle, est bien déjà là. Il n'est pas à venir, il s'est déjà produit. C'est un fait de civilisation. La grande et belle période moderne s'effondre depuis la fin des Trente Glorieuses. Aucun changement de cadre  n'est prévu (encore moins accepté) depuis un demi-siècle de dégringolade. Comment la civilisation thermo-industrielle pourrait-elle résister un demi siècle de plus? Et si oui, ce serait à quel prix social, environnemental, démographique?.... Sommes nous prêts à tolérer un retour au néolithique (faible population et économie de survie)?  

                Ombres et lumières du progrès.

p.100:  Si on veut connaître la nature d'une civilisation, il faut analyser les forces qui y résistent. Si aujourd'hui, les discours de l'effondrement conjointement aux luttes sociales, alertent sur l'état de la planète et nous invitent à en prendre soin, à faire attention, à l'aimer, en des termes que ne renierait Simone Weil, c'est bien parce que la force a prévalu jusque là, avec son cortège de malheurs et de cadavres... Et Dieu sait si le XX° siècle a connu des malheurs et des cadavres! Mais le XXI° a déjà bien commencé avec les dégâts de l'homme sur l'homme (déjà un génocide) et la nature (extinctions de masse de nombreuses espèces). S'il y a un point pour lequel on peut toujours compter sur le génie de l'homme, c'est bien sa capacité à détruire en masse! 
p.114: Ce discours du progrès établi sur le modèle du perfectionnement technique adhère à une croyance quasi religieuse qui ne tient compte que des progrès dans la domination de la nature, non des régressions sociales. Le fait qu'on se soucie si peu des dégâts qui suivent les profits, c'est que les dégâts feront encore du profit. C'est une rasion suffisante pour que dans le progrès  dans la domination de la nature soit largement privilégié par rapport au progrès social. 
p.123: L'émancipation des uns accroît la servitude des autres. Celle qui résulte de la domination sociale de ceux qui possèdent ces moyens de production sur ceux qui ne les possèdent pas ou en possèdent moins. Et plus la machine remplace l'homme plus l'homme est dépendant de la machine, mais aussi de l'économie et des marchés. Les possédants eux-mêmes  sont possédés par ce qu'ils possèdent…Si donc l'effondrement subi peut être l'occasion d'une émancipation inespérée, c'est bien en redonnant à tous les usagers la maîtrise de leurs usages qui leur avait été confisqué par la machine (industrielle et institutionnelle).  
p. 124: D'où le diagnostique d'obsolescence de l'homme et sa honte de ne pas avoir été fabriqué mais créé… Les discours sur l'effondrement viennent nous apporter des nouvelles de l'épuisement de ce paradigme qui s'est maintenu deux siècles durant malgré les souffrances qu'il a engendrées… Deux siècles de souffrances engendrées ont très peu affecté le capitalisme et cela laisse peu d'espour que l'humanité change de point de vue avant l'effondrement. Nous n'avons pas deux siècles devant nous, mais au mieux deux décennies... 
p.128: L'organisation liée à la technique suppose un sujet organisant qui ne peut être transformé en machine; cependant cette organisation tend précisément à faire de lui une mécanique. 

                Pourquoi des illusions évolutionnistes en histoire et en psychanalyse?

p.132: La séduction du nouveau selon Auguste Blanqui: "c'est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau" (voir la mode) La sensation du tout-nouveau, du tout-à-fait-moderne est une forme de devenir tout aussi onirique que l'éternel retour du même.
p.133: Le nouveau, c'est la chasse à courre de la vanité sociale. L'un cherche à prendre une avance même minime  qui lui permette de distancer l'autre qui le poursuit et celui-ci cherche à combler ce retard en adoptant à son tour la nouvelle mode. La mode aujourd'hui est à la résilience (soit le retour au stade initial), au management personnel de nos vies (ce qui veut dire que le problème est ni politique ni économique mais dans l'individu qui s'est mal managé), à la méritocratie (ce qui permet de cumpabiliser quiconque est en situation de précarité)... Cela ne présage rien de bon quant aux réactions en cas d'effondrement... 
p.134:  Plus une époque est éphémère, plus elle est dans la dépendance de la mode.
p.140: Gori établit le lien entre les sciences de la nature et l'économie: Dès le 18° siècle, les flux économiques ont été comparés à la physiologie de la circulation sanguine qui ne peut être entravée sans dommages. A partir de quoi, la nature des marchés requiert qu'ils ne soient pas contrariés dans leur fonctionnement. C'est une constante des économistes libéraux de faire croire que les marchés, la concurrence, les profits, les salaires, les capitaux et les dettes sont des "données" de la nature et de la société. 
p.141: Cette "naturalité" fictive des faits sociaux, comme l'évolutionnisme qui lui est corrélé, trouve dans le positivisme en histoire la correspondant dont cette fiction a besoin pour méconnaître le caractère construit des représentations et des récits et induit l'idée d'un progrès continu, linéaire. 
Cette idée de naturalité fictive des faits sociaux me fait penser à la critique que le philosophe et décroissant Michel Lepesant m'adressait au sujet de l'argent, de la monnaie.  "Le travail est la   forme   marchandisée   de   l’activité   sociale ;  la   propriété   est   la   forme marchandisée de la nature ; l’argent est la forme marchandisée de la monnaie." Pour lui, l'activité sociale, la nature, la monnaie sont des données naturelles et donc immuables. Supprimer le travail, la propriété et l'argent revient à supprimer ce qui relève du naturel, ce qui est aussi stupide que de vouloir abolir la gravitation!...

    Temps, ordre, progrès et utopies sociales.

p.166: Bourdieu parle du calendrier scolaire comme construction de l'État. Cette petite révolution organisationnelle est une révolution symbolique aux effets sociaux et mentaux considérables. Elle produit un effet de soumission de l'individu à l'ordre social et promulgue une vision et une division du monde jusque là inconnue… Elle a permis la normalisation, le contrôle, la surveillance et la rectification ses comportements des populations et des individus, pour répondre aux besoins d'expansion du capitalisme! Il n'y a aucune raison pour que l'école de la République" change ses pratiques avant l'effondrement. Il n'y a donc aucune raison pour que la société globalement change de modes de pensée, et aucune raison pour pour l'effondrement ne nous contraigne pas à l'improvisation. D'où l'intérêt des expérimentations de gratuité, de partage, d'entraide accompagnées d'un discours sur leur sens. 
p.175: Intéressante page sur la concurrence instituée comme loi naturelle et que l'on ne peut contrarier sans risque. Les inégalités sociales sont ainsi naturalisées… Toutes les unités qui composent le vivant, de la cellule à la société en passant par l'individu, sont invitées à se gouverner de façon autocratique. Sur ce point nous avons un avantage considérable sur nos rédécesseurs qu'il serait dommage de négliger: l'engouement pour ce qui reste de la nature a produit quantité d'exemples sur l'entraide, la coopération chez les espèces vivantes non humaines et entre espèces. Une lionne rasasié est capable d'empathie vis à vis d'une gazelle en difficulté. Les arbres sont alliés avec les champignons  et communiquent entre eux quand des herbivores les mettent en danger, etc. Les vidéos sur le sujet abondent et finissent par faire douter de la fameuse "loi de la jungle".  p.179: L'industrie se retrouve reconnue et validée comme un système de conduite plus adaptée que la lutte armée, un progrès dans la marche de l'humanité vers son accomplissement! Herbert Spencer, en se prévalant de la science: "Mon but final, poursuivi à travers tous les buts prochains que je me suis proposés, a toujours été de découvrir une base scientifique pour les principes du bien et du mal dans la conduite en général." (On voit là l'origine de l'anarcho-libéralisme américain, devenu "libertarien") Si le capitalisme a résisté si longtemps malgré ses incohérences et ses contradictions internes, c'est bien par sa capacité à phagocyter toutes les alternatives, toutes les idées contestataires, toutes les pratiques marginales....  
p.182: Dans un autre domaine, les "solidaristes" du 19° siècle érigent la solidarité et l'entraide sur une "dette sociale", une interdépendance entre les individus, sur un quasi-contrat social résultant d'obligations réciproques entre humains. Et c'est ce que l'on retrouve chez certains Postmonétaire qui veulent associer l'accès libre et gratuit à une dette social et donc exigent une conditionnalité à l'accès (pas de participation, pas d'accès!). C'est introduire le payant dans une structure de gratuité sans se rendre compte à quel point cela la dénature…

 Mémoire, récit et émancipation

p.208: Théodore Adorno: "Cette tendance que nous avons à nous souvenir des atrocités du nazisme pour éviter d'avoir à se remémorer les conditions possibles…. Ce n'est pas en tant que souvenirs, dont certains pourraient avoir la nostalgie, que survit le nazisme, mais en tant que virtualités des conditions actuelles de la démocratie. La survie du nazisme dans la démocratie présente plus de dangers potentiels que les tendances fascistes dirigées contre la démocratie." 
p.209: Hannah Arendt: "On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée; mais pour que cela soit vrai, il faut qu'il y ait pensée. Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d'idée, la force peut tout."
p.210: La violence de l'organisation autoritaire, sa bureaucratie meurtrière, son management technocratique, ses obsessions de concurrence, de lutte pour la vie, de performance et d'effort d'expansion de l'espace vital, de contrôle et de purification sociale, d'administration radicale de l'industrie et des armées, apparaît comme un discours évidé de toute aptitude à penser, prompte à se remplir de n'importe quels contenus normatifs. En ce sens, le nazisme n'est qu'une matrice du management contemporain. Il n'est donc pas raisonnable de croire encore aux possibilités de changer les Institutions de l'intérieur, qu'il s'agisse de l'Etat dans son ensemble, d'un ministère, d'une armée, des élites constituées en corps n'ont qu'un discours creux à proposer et sont sourds à toute nouveauté. A défaut de les détruire pour l'instant, il reste au moins les marges qui les entourent sur lesquelles on peut toujours écrire quelque chose, les bifurcations qui nous mettent à l'abri de la puissance instituée... 
p.217: Mémoire et conscience s'excluent réciproquement, le souvenir n'est pas mémoire….La mémoire du passé est inconsciente. Elle se révèle ailleurs, dans le transfert qui la manifeste, dans le rêve qui la remplace, dans le symptôme névrotique qui la commémore. Il faudra nous en souvenir pour l'histoire sociale…

p.220: Nous touchons ici une des forces subjectives constitutives du positivisme en histoire: le désir de s'accrocher aux faits et aux évidences pour méconnaître le travail de l'interprétation. Si j'ai bien compris Gori, les médias, tout genre confondus (y compris les réseaux sociaux) nous entraînent à nous accrocher à des évidences factuelles pour qu'on en oublie d'interpréter. Ce n'est pas faux, mais loin d'être encourageant! 
p.230: Voilà qui montre la difficulté à laquelle nous sommes confrontés quand nous avons à traiter la mémoire inconsciente de phénomènes collectifs. Par exemple quand un contradicteur oppose à notre démonstration des bienfaits de la coopération par rapport à la compétition, une expérience contraire où, réellement ou par remémoration, il s'est heurté à l'incapacité de son entourage à œuvrer volontairement et sans compensation financière à une tâche collective. Est-ce la nature de l'homme d'être ainsi ou est-ce que cela ne parle-t-il pas essentiellement d'un souvenir cuisant de déconvenue...?  Il ne se passe pas un débat sur la société postmonétaire que nous envisageons sans que nous soit opposées quelques "cuissantes déconvenues " propres à faire douter des capacités de la nature humaine. La seule issue est généralement de sortir de l'idée de nature humaine en convoquant d'autres souvenirs dans lesquels un événement extra-ordinaire (une catastrophe naturelle, un accident grave, une épidémie...) amène la "nature humaine" à opter spontanément pour des comportements et usages radicalement différents de ceux du quotidien. Rien ne vaut une innondation pour voir les gens coopérer sans espérer la moindre compensation, prendre des risques sans aucune carotte à la clé, s'organiser entre eux sans problème, y compris pour des travaux pénibles, salissant, répétitifs. 
p.239: Nous ne pouvons "sauver" le passé et nous sauver de lui qu'à la condition que le présent nous en fournisse l'occasion. Et Adorno: "L'incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé. Mais il n'est peut-être pas moins vain de s'épuiser à comprendre le passé, si l'on ne sait rien du présent."
p.258: Sans le traitement du langage qui recèle le passé, le langage se réduirait à la communication sans révélation, et dans sa forme extrême au bavardage. Nos sociétés de la communication tendent à priver les individus et les collectivités de cette fonction symbolique du langage; nos hommes politiques ne sont que la partie la plus avancée de cette déroute du pouvoir du langage dégradé en discours technique ou en pur verbiage. Comme par hasard, rien ne vaut un appareil politique qui brutalement se grippe (allusion à la dissolution organisé par Emmanuel Macron) pour que le langage, y compris au comptoir des cafés, devienne brutamement très loin du bavardage.
p.262: L'utopie n'ouvre plus la marche d'un état initial vers un état final qui lui serait préférable et dont le temps historique serait le vecteur, elle est révélation, rédemption possible à tout instant de ce qui mériterait d'être sauvé de l'origine…. L'originel, c'est à la fois ce qui se découvre comme absolument nouveau et ce qui se reconnaît comme ayant existé de tout temps… C'est le choix à faire entre ce que 'on veut à tout prix conserver et rejeter. C'est peut être le travail essentiel de toute préparation à l'effondrement, au passage entre deux périodes, à toute élaboration d'un devenir pensable... 
p.264: Dès lors que le cadre de pensée évolutionniste et progressiste hérité d'une partie des Lumières s'est effondré, nos civilisations se sont révélées incapables d'en intégrer le traumatisme et de parvenir à lui donner un sens. C'est de ce traumatisme de la modernité dont nous sommes toujours malades.  Et ça tombe bien puisque, visiblement, c'est de l'époque moderne initiée par les lumières que nous sortons  et dans une époque postmoderne que nous espérons inventer dans nos balbutiements... 

      Du déni de l'effondrement à la traversée de la catastrophe.

 p.267:  L'ampleur des bouleversements actuels dans le rapport que nous entretenons avec l'environnement est telle qu'une nouvelle discipline décrivant et analysant les émotions -écoanxiété, détresse existentielle, souffrances écologiques, angoisses et paniques collectives- est en train de voir le jour: la solastalgie (-algie, douleur et solari-protection, consolation) que procure l'habitat naturel de la terre aux humains… (un stress pré-traumatique…). On peut se demander si le vocabulaire inventé pour l'occasion n'a pas été pensé pour confiner les logiques révolutionnaires dans le domaine pathologique. Comme on l'a fait avec le burn out au sein des entrprises avec l'intention claire de muer l'exploitation au travail en défaillance personnelle, l'écoanxiété pousse à aller consulter un psychologue plutôt que de descendre manifester dans les rues! 
p.268: Tout se passe comme si la mondialisation avait produit une contrainte englobante des économies matérielles et symboliques, et en même temps, une fragmentation évoluant vers des modes de résistance par tribalisation ou sectarismes religieux, nationaux et ethniques. Le 21° siècle s'ouvre sur l'ère du  terrorisme et de l'anthropocène.
p.269: Le syndrome de solastalgie comprend un profond sentiment de détresse, un sentiment de perte de liberté, d'incapacité à agir, produisant colère, révolte ou apathie quand nous devrions admettre les erreurs, les crimes et les violences passées pour éviter de les voir resurgir contre les autres et nous-mêmes. 
p.270: Le sol se dérobe sous nos pieds… Une seule chose est sûre, ce ne sera pas comme avant… Au mieux nous pourrions espérer qu'à la panique succède la sagesse par le truchement du deuil et de la perte… S'il a un remède à ces pathologies utilisées comme manoeuvre contre-révolutionnaires, c'est bien la création, l'imagination d'un autre monde plus en phase avec nos besoins réels et nos aspiorations. Et c'est la chose la mieux préserver des manoeuvres conservatrices du système. On peut empêcher quelqu'un de manifester en usant de gaz lacrymogènes ou de grenades, mais on ne peux rien contre une idée dans l'air du temps...
p.271: Un nouveau traumatisme va nous contraindre, tôt ou tard, plus ou moins profondément, à devoir remettre en cause cette rationalité néolibérale qui, après avoir prolétarisé les peuples, menace de mort les populations. C'est une dépression qui pourrait conduire à un changement de civilisation. Une chose est sûre, cela ne se fera pas sans l'actualisation des réminiscences du passé ni le sauvetage des utopies.
p.274: Le détour par la psychanalyse me permet, une fois encore, d'éclairer mon propos quant à la portée des discours déclinistes et d'effondrement actuels. Ils sont réalistes, d'une extrême lucidité, et produisent une prise de conscience et de responsabilité que les idéologies du progrès et de l'évolution avaient méconnues.
p.275: Aujourd'hui encore, le démantèlement des protections sociales se fait au nom du progrès, de la concurrence, de l'excellence et de la modernité. C'est un des mérites des discours de l'effondrement que de relever le défi de la modernité né du traumatisme causé par l'incapacité de notre civilisation d'inventer un ordre social à la mesure du développement des techniques. Ce traumatisme n'est pas dans l'avenir mais dans l'actualité.
p.281: Il y a des sociétés "suffisamment bonnes" qui ajustent leurs soins et le holding des patients qui permettent une authentique position soignante qui ne cède ni à la technique ni à la sollicitude. Il y a des sociétés qui contraignent à une adaptation par soumission produisant conformismes et impostures.
p.296: L'effondrement dit le chaos d'un monde en perte de substance, de sens, d'ordre et de langage. Un nouveau langage nous manque pour dire le monde, pour en assurer le sens historique, sans crainte de l'avenir dès lors que nous aurons fait ce travail de mémoire  que cachent les monuments historiques...

Tourt est dit!.....