Charbonneau Bernard - Il court il court le fric…
Ed. Opales 1996
L'auteur: Bernard Charbonneau, 1910-1996, professeur agrégé d'histoire et géographie, est un penseur français auteur de 21 livres et de nombreux articles (plusieurs centaines) publiés dans le journal "La Gueule ouverte". Ce journal a été fondé en 1972 par Pierre Fournier en lien avec Charlie Hebdo (Cavanna, Wolinski, Reiser et Cabu…) jusqu'en mai 1980 (au n°314). Charbonneau était pacifiste et écologiste avant l'heure (premier livre sur l'écologie en 1937). Ses travaux le rapprochent de ceux de Jacques Ellul dont il fut l'ami fidèle pendant 60 ans. Sur sa tombe à St Pé-de-Leren (64), il fit graver "Où tu iras j'irai, ou tu demeureras je demeurerai, et ton Dieu sera mon Dieu." Ses prises de position politiques lui ont longtemps fermé les portes des éditeurs. Ses premiers livres étaient ronéotés à compte d'auteur, et celui qui est présenté ici n'a été publié qu'à titre posthume!
Charbonneau Postmonétaire? Sans le formuler, certainement. Son temps était plus à la Révolution sociale qu'à une désargence. Ce n'est qu'au détour d'une phrase, d'une correspondance avec Gorz, d'un article de Charlie Hebdo qu'on le sait profondément opposé à l'argent. Dans un projet de règlement pour une fédération des !amis de la nature, il écrit: « Le véritable ami de la nature fuit la ville pour échapper à la vie artificielle qu’il y mène. Il revient à la nature pour retrouver sa condition d’homme, courir un risque, avoir faim et soif, être rassasié. Il revient aussi à la nature pour fuir l’argent et fuir sa classe, retrouver des hommes unis, non par des rapports de politesse mais par des rapports de camaraderie. Il sait que là seulement, il retrouvera franchise et liberté perdues. »
Et son livre, écrit en fin de vie, Il court, il court le fric fleure bon l'abolition de l'argent… On peut, sans le trahir, classer Bernard Charbonneau parmi nos prédécesseurs directs. En voici quelques extraits, malheureusement en vrac et sans références. Depuis, j'ai égaré dans les profondeurs de mes ordinateurs successifs le PDF du livre que m'avait envoyé Jean-Paul Lambert, et qui entretenait avec Bernard une correspondance régulière.
Appel à contribution: Quiconque serait en possession d'un livre ou d'un PDF de ce livre et pourrait me le transmettre, aura ma reconnaissance éternelle… Je n'ai pu récupérer qu'un extrait en PDF de 7 pages d'un autre livre de Charbonneau, le chapitre La propriété capitaliste, dans "La propriété c'est l'envol, essai sur la bonne et la mauvaise propriété" (1984)
Citations non vérifiées. Est-elle de Charbonneau? Mais connaissant le "bonhomme", c'est assez son style…
« Et si on s’indigne des perturbations que la puissance de l’argent provoque dans l’économie, on s’attache moins à l’infection qu’il entretient dans la vie quotidienne. Il est vrai qu’il est plus simple de supprimer les capitalistes que le capital, et la magie monétaire dont il est le produit »
Il est rare d'entendre des intellectuels parler de l'argent comme "agent infectieux de a vie quotidienne". Il est certes plus rassurant de s'en prendre à la bourse, au QE, au FMI que nous ne maîtrisons en rien que de s'en prendre à "notre vie quotidienne" dont on est toujours peu pu prou responsable….
…Tout cela semble finalement la normalité sauf pour quelques irréductibles de nos Gaulois de la valeur, qui bricolent encore dans leur coin ou dans leurs cénacles d’intellectuels, quelques pratiques ou politiques publiques « alternatives » à ce monde qui a toujours eu les pieds dans les nuages et la tête plantée six pieds dessous….
Bernard ne s'appesantit pas sur la Valeur qu'il utilise ici à l'évidence au sens marxiste du terme (et vlan pour les copains de l'extrême gauche se targuant d'économie!). Il parle de "Fric"…
…Les alternatives tiennent en place, vaille que vaille et malgré nos doutes, le château de cartes qu’est l’économie dont nous sommes nous-mêmes chacune des cartes… Et chacun y va donc de son « petit geste citoyen » pour la planète malade, de sa petite contribution de « grain de sable » en poussant la porte d’une « boutique éthique ». Jamais le but n’est de trouver comment faire cesser le désastre, mais simplement de trouver rapidement comment s’en prémunir en essayant de se donner une moins mauvaise conscience….
Les citations suivantes sont authentiquement issue du livre Il court, Il court le fric.
…L’abstraction monétaire prétend toujours rendre compte de ce qui n’est jamais mesurable. « A vouloir faire rentrer la justice dans les finances, ce sont les finances qui rentrent finalement dans la
Justice….
…L’univers économique ne consiste pas dans la simple production des valeurs d’usage : il implique leur échange…
Voilà bien le dogme à abattre. C’est un dogme en ce sens qu’il est admis par le plus grand nombre sans jamais être remis en cause. Quelle que soit la production, quel que soit le système social, il faut bien échanger, il faut bien avoir accès à ce qui manque, il faut bien se débarrasser de ce qui est en surproduction… C’est l’argument massue qui légitime aussitôt la nécessité d’un équivalent universel permettant ces échanges entres objets de valeurs différentes. La boucle est alors bouclée, justifiant les profits financiers, le pouvoir oligarchique, le capitalisme dans ses formes les plus barbares. Le concept d’échange, implique de facto l’intérêt que les deux parties peuvent y trouver, ce qui aussitôt pose la “règle de l’offre et de la demande” qui donne valeur à l’objet d’échange encore plus que la quantité de travail qu’il a demandé ou que la rareté des matériaux utilisés (sans une forte demande de métaux précieux et de beauté culturellement alimentée, un bijou en or aurait beaucoup moins de valeur qu’une pomme.
Mais qui a décrété que l’échange étant incontournable sinon les tenants du capitalisme lui-même. C’est ceux qui sont du bon côté du manche, ceux qui détiennent le capital qui ont imposé ce dogme incontesté de l’échange, de toute la force de leur pouvoir médiatique, législatif, répressif. Pour plus de sûreté, le mot échange est utilisé avec des sens multiples : celui de passage de l’un à l’autre (échange intérieur-extérieur de la cellule), la transmission d’un message social (échange de bon procédé, de politesse), etc. Les dérivés du mot eux-mêmes prêtent à confusion : ceux qui défendent l’échange pourraient être qualifiés “d’échangistes”, terme renvoyant plutôt au papillonnage sexuel qu’à l’économie ! Le mythe de l’échange est la démonstration flagrante que l’’univers économique est un univers inventé ! La difficulté mentale à sortir de cette idée “d’échanges incontournables” est telle que les arguments en sont souvent comiques
Celui qui méprise le fric n’a qu’un moyen de ne pas lui céder entièrement : lui faire sa part. À l’abstraction du fric, opposez la joie des sens. Les vraies valeurs sont à la fois sensuelles et spirituelles.
C'est le côté, spiritualiste et personnaliste de Charbonneau qui ressort souvent dans ses textes et qui, en rapport avec notre actualité, paraît désuet. On retrouve aussi cet aspect dans les textes de son ami de lycée Jacques Ellul. Un autre temps…
… Le fric qui efface paysages et pays est un phénomène bactérien, corrupteur et destructeur. Aux biens naturels, au plaisir de l’œuvre personnelle, il substitue ses fantasmes qui se succèdent sur l’écran de télé qu’on offre au peuple en guise de vie. Les vraies richesses qui sont le fruit de la terre ou le don de l’homme, le fric si prompt à nous en priver, est impuissant à nous les donner. Vraiment, où va le fric ? Question stupide : au fric…
Dans les articles datant des Trente Glorieuses et publiés par Charlie Hebdo ou La gueule ouverte ce genre de phrases était récurrent. Si Charbonneau n'a pas dit clairement que la proposition était l'abolition pure et simple de tout type de monnaie et donc de l'échange marchand, s'il n'a pas inventé de terme désignant ce courant (désargence, postmonétaire, société sans argent, économie basée sur les ressources…), ce n'est ni par prudence ou imprécision, c'est parce ce n'était pas encore dans "l'air du temps", donc inentendable par ses contemporains. Son ami Gorz était dans le même cas: à la fin de sa vie, il était devenu franchement "postmonétaire" mais sans avoir le mot pour le dire et se faire entendre par ses amis de Charlie. (voir son texte dactylographié dans la rubrique Postmonétaire).
…L’on voit venir le moment où penser, écrire ou sourire pour rien deviendra une indécence, que le syndicat professionnel pourra faire condamner pour concurrence déloyale et exercice illicite de l’être.
Tôt ou tard, ce qui était plaisir, jeu, création ou don spontané, individuel ou collectif, devient une entreprise ou un négoce…
…Autant qu’il menace le capitalisme, le socialisme a poursuivi son œuvre, en continuant dans la voie de la concentration, de l’expropriation et de la manipulation de la monnaie…
….La dénonciation des puissances d’argent fait oublier celle qu’exerce celui qui à chaque instant nous concerne. La critique du capital dispense de s’interroger sur les vices et les vertus de l’économie monétaire dont il n’est qu’un avatar, sur l’infection subtile que la “mise en valeur”, la magie des prix, le jeu des pièces et des billets exercent dans l’esprit de chaque individu…
….Avec 1789 débute le règne de l’Argent, fondé sur le papier qui lui donne l’ubiquité sans laquelle il n’aurait pas dominé la terre…
…La liquidation de l’agriculture et des campagnes par l’agrochimie signifie qu’elle est en train d’effacer les dernières traces de paradis sur terre : ce qui reste de nature et de biens gratuits, d’autarcie personnelle ou familiale, de joie et d’espaces libres dont on peut disposer sans passer à la caisse…
…Qui possède la solution du problème financier a résolu tous les autres. L’homme et la terre ne seront sauvés que si l’on met un terme à la prolifération cancéreuse du fric….
…L’or était inerte, l’argent lent, tandis que le fric vit d’une vie déchaînée qui, tel le cancer, détruira la nôtre après l’avoir totalement envahie. Plus que jamais, pas de psychologie, de sociologie, d’écologie, sans examen des finances et de leur nature….
…Pourquoi autour de nous est-ce que l’eau se trouble et la terre pustule ? C’est parce qu’elle est enfiévrée par un streptocoque virulent : le FRIC….
Cette suite de petites phrases assassines fait de Bernard Charbonneau une sorte de prophète, un esprit en avance sur son temps de plusieurs décennies. Il serait dommage que la jeune génération des postmonétaires ignore cette paternité qui les a conduit au constat de l'impasse essentielle du système monétaire, à la découverte que l'argent était le pivot autour duquel tout tourne, et que son abolition reste le seul puissant levier qui peut redonner espoir en un autre progrès social fondé sur les principes de vie et non de destruction, d'entraide et non de concurrence…