La conquête du pain, Pierre Kropotkine

La conquête du pain, Pierre Kropotkine

Éditions Tresse & Stock, 1892, 329p.

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Kropotkine-le-pain.jpegPréface: «Le titre du livre : "La Conquête du Pain" doit être pris dans le sens le plus large, car « l’homme ne vit pas de pain seulement. » À une époque où les généreux et les vaillants essaient de transformer leur idéal de justice sociale en réalité vivante, ce n’est point à conquérir le pain, même avec le vin et le sel, que se borne notre ambition. Il faut conquérir aussi tout ce qui est nécessaire ou même simplement utile au confort de la vie ; il faut que nous puissions assurer à tous la pleine satisfaction des besoins et des jouissances. […] Tant que nous n’aurons pas fait cette première « conquête », tant qu’il « y aura des pauvres avec nous », c’est une moquerie amère de donner le nom de « société » à cet ensemble d’êtres humains qui se haïssent et qui s’entre-détruisent, comme des animaux féroces enfermés dans une arène. […] Les produits obtenus chaque année suffiraient amplement à fournir le pain à tous les hommes, et si le capital énorme de cités et de maisons, de champs labourables, d’usines, de voies de transport et d’écoles devenait propriété commune au lieu d’être détenu en propriétés privées, l’aisance serait facile à conquérir […] Il faut détruire le gouvernement, déchirer ses lois, répudier sa morale, ignorer ses agents, et se mettre à l’œuvre en suivant sa propre initiative et en se groupant selon ses affinités, ses intérêts, son idéal, et la nature des travaux entrepris.[…] Nous arrivons à la fin d’une époque, d’une ère de l’histoire. C’est l’antique civilisation tout entière que nous voyons s’achever. […] La révolution qui s’annonce s’accomplira donc, et notre ami Kropotkine agit en son droit d’historien en se plaçant déjà au jour de la révolution pour exposer ses idées sur la reprise de possession de l’avoir collectif […] La révolution tiendra plus que ses promesses ; elle renouvellera les sources de la vie en nous dégageant enfin de ces viles préoccupations de l’argent qui empoisonne notre existence. C’est alors que chacun pourra suivre librement sa voie : le travailleur accomplira l’œuvre qui lui convient ; le chercheur étudiera sans arrière-pensée ; l’artiste ne prostituera plus son idéal de beauté pour son gagne-pain et tous désormais amis, nous pourrons réaliser de concert les grandes choses entrevues par les poètes… (Élysée Reclus, géographe et anarchiste français, 1830-1905)

Élysée Reclus a traduit en français l'œuvre de son ami Pierre Kropotkine dont il partageait les idées. Avec un siècle d'avance, ces deux personnages militaient pour l'abandon pur et simple de l'usage de l'argent, contre l'avis général, y compris de leurs compagnons de lutte, anarchistes ou socialistes.

Piotr Kropotkine, 1842-1921, nous offre dans La conquête du pain une réflexion globale (systémique dirions-nous aujourd'hui) abordant un à un tous les besoins auxquels tout humain devrait avoir droit et le moyen d'y parvenir. Il a une solide formation scientifique (géographe, zoologiste, anthropologue, géologue) et il est considéré comme le père du communisme libertaire. Lors de son service militaire, il se porte volontaire pour la Sibérie orientale au grand dam de son père, général et prince. Durant plusieurs années, il observe les petites communautés sibériennes, leur sens de l'entraide et constate, en observant la nature, qu'elle aussi s'est organisée selon des principes de coopération face à la dureté du climat. C'est de cette double observation qu'il conçut la vision d'une société idéale totalement différente de toutes celles ayant cours à son époque. Il est vite repéré par les services du Tsar et arrêté en 1874 pour "menées subversives". Il s'exile en France où il adhère à l'AIT alors interdite ce qui lui vaut en 1883 une condamnation à 5 ans de prison, puis une amnistie en 1886 suite à une campagne menée par Camille Flammarion, Victor Hugo. Dès le début de la révolution de 1917, il retourne vivre près de Moscou.
       Il est difficile de classer Kropotkine dans la catégorie des "livres postmonétaires". Son époque ne se prêtait guère à ce genre d'idées. Mais il est quasi certain qu'aujourd'hui, il se serait facilement joint à l'un ou l'autre des collectifs postmonétaires. On ne peut reprocher à Kropotkine d'être né en 1842, mais on peut légitimement s'approprier sa vision du monde et l'associer à nos évocations postmonétaires. Ce qui est sûr, c'est que ce texte du début 20° siècle donne matière à réfléchir et reste sur bien des points d'une brulante actualité.... 

Extraits:
p.17: Tout ce qui est nécessaire à la production a été accaparé par quelques-uns dans le cours de cette longue histoire de l'humanité…  Parce que, se prévalant de prétendus droits acquis dans le passé, ils s’approprient aujourd’hui les deux tiers des produits du labeur humain qu’ils livrent au gaspillage le plus insensé, le plus scandaleux…
p.18: Des générations entières, nées et mortes dans la misère, opprimées et maltraitées par leurs maîtres, exténuées de labeur, ont légué un immense héritage au dix-neuvième siècle. (terres défrichées, routes, chemins de fer, usines, mines…)
p.22: Chaque découverte, chaque progrès, chaque augmentation de la richesse de l’humanité a son origine dans l’ensemble du travail manuel et cérébral du passé et du présent. Alors, de quel droit quiconque pourrait-il s’approprier la moindre parcelle de cet immense tout, et dire : ceci est à moi, non à vous ?

p.24: En vertu de cette organisation monstrueuse, le fils du travailleur, lorsqu’il entre dans la vie, ne trouve ni un champ qu’il puisse cultiver, ni une machine qu’il puisse conduire, ni une mine qu’il ose creuser sans céder une bonne part de ce qu’il produira à un maître. Il doit vendre sa force de travail pour une pitance maigre et incertaine…
p.25: Et le travailleur accepte, sous le nom de contrat libre, des obligations féodales ; car nulle part il ne trouverait de meilleures conditions. Le tout étant devenu la propriété d’un maître, il doit céder ou mourir de faim ! L’entreprise ne s’émeut guère des besoins de la société : son unique but est d’augmenter les bénéfices de l’entrepreneur…
p.27:  "Mentir, c’est s’avilir, se rabaisser", disons-nous, et toute l’existence civilisée devient un immense mensonge. Et nous nous habituons, nous accoutumons nos enfants, à vivre avec une moralité à deux faces, en hypocrites !...
Kropotkine est dans l'étalage des incohérences du système parce que le peuple a bien intégré le discours des nantis. Et entre 1892 et 2024, rien n'a changé, le constat est grosso modo le même. Aujourd'hui, la situation est pire car ce n'est plus que les inégalités sociales qui sont criantes, c'est le risque d'effondrement environnemental qui s'y ajoute au risque d'aboutir à des destructions massives de l'humanité elle-même. La peur n'y fait rien, elle est niée, enfouie, cachée sous des jeux et de gadgets… une société ne peut pas vivre ainsi ; il lui faut revenir à la vérité, ou disparaître…
p.28: Les moyens de production étant l’œuvre collective de l’humanité, ils font retour à la collectivité humaine. L’appropriation personnelle n’en est ni juste ni utile. Tout est à tous, puisque tous en ont besoin. C'est ce que disent la plupart des postmonétaires aujourd'hui mais c'est aussi la chose la moins facilement entendable après l'expérience du collectivisme soviétique. Il nous faut donc répéter la même chose, mais sous des formes auxquelles Kropotkine ne pouvait penser. L'entraide passerait bien, le collectivisme ne passe plus… Il n'empêche qui si tout est à tous, la propriété privée a du plomb dans l'aile. Il faudra beaucoup de pédagogie pour faire entendre ce que "propriété d'usage" veut dire….          
p.29: Assez de ces formules ambiguës telles que le « droit au travail », ou « à chacun le produit intégral de son travail ». Ce que nous proclamons, c’est LE DROIT À L’AISANCE — L’AISANCE POUR TOUS. Mais comme l'idée de la répartition des richesses rappelant aussi de mauvais souvenirs (à minima celui de l'échec) nous préférons parler d'accès sans condition à tout ce qui est disponible sans nuire à d'autres. 
p.30: L’aisance pour tous n’est pas un rêve. Elle est possible, réalisable, depuis ce que nos ancêtres ont fait pour féconder notre force de travail. Et sachant que l'on gaspille au moins 50% de ce qui est produit (l'énergie par exemple), et 50% de ce que la nature nous offre (l'eau par exemple), nous pouvons dire aujourd'hui que sans rien ajouter à la production et aux technologies utilisées, il serait possible de doubler les biens et services disponibles et nécessaires à l'humanité.
p.31: Aujourd’hui, à mesure que se développe la capacité de produire, le nombre des oisifs et des intermédiaires augmente dans une proportion effroyable. N'importe qui ayant une petite expérience de la vie économique s'en rend compte, et depuis le temps de Kropotkine, le phénomène a pris une ampleur caricaturale. La moindre démarche administrative devient un parcours du combattant, le moindre sachet de frites surgelées fait des milliers de kilomètres du producteur de patate à l'assiette du consommateur… De démesure n'a plus de limite… Quant aux usines et manufactures, elles sont pour la plupart délocalisées dans les pays  à bas coût salarial… Si Kropotkine pouvait voir ce qui se passe aujourd'hui, s'écrirait sûrement "Je vous 'lavez bien dit!..."
p.35: On doit en conclure qu’une organisation économique tant soit peu raisonnable permettrait aux nations civilisées d’entasser en peu d’années tant de produits utiles qu’elles seraient forcées de s’écrier : « Assez ! Assez de charbon ! Assez de pain ! Assez de vêtements ! Reposons-nous, recueillons-nous pour mieux utiliser nos forces, pour mieux employer nos loisirs !»  Il faut l’EXPROPRIATION. L’aisance pour tous comme but, l’expropriation comme moyen…       
p.37: Mais ce problème ne saurait être résolu par la voie de la législation. Personne n’y songe. Le pauvre, comme le riche, comprennent que ni les gouvernements actuels, ni ceux qui pourraient surgir d’une révolution politique, ne seraient capables d’en trouver la solution. On sent la nécessité d’une révolution sociale, et les riches comme les pauvres ne se dissimulent pas que cette révolution est proche, qu’elle peut éclater du jour au lendemain.
Voilà qui donne à réfléchir: Ce que l'auteur  a écrit en 1892 reste d'actualité en 2024. Nous sentons bien que "la Révolution est proche, qu'elle peut éclater du jour au lendemain". Attendrons-nous un siècle de plus?... Cela donne raison à ceux qui, comme moi, pensent que le grand jour ne viendra pas du peuple mais d'un effondrement systémique qui, vraisemblablement, nous tombera dessus "du jour au lendemain" et que ce sera dans l'urgence et le chaos que les peuples auront à tout reconstruire. Imaginer ce que pourrait être cette reconstruction pour "ne pas être dépourvus quand la bise sera venue" serait la moindre des prudences…
p.38: Ce n'est qu'après la défaite des anciens gouvernements que commencera l'œuvre réelle de la révolution nous dit Piotr. Il explique qu'en quelques jours la monarchie bourgeoise de 1848 n'était plus, qu'en quelques heures, le gouvernement Thiers disparaissait en 1871! Mais après, faute d'une élaboration préalable, on a recommencé dans les mêmes erreurs… C'est sans doute la fonction essentiel des postmonétaires, la plus importante et sans doute la plus longue à produire: imaginer le monde de demain sans argent, sans commerce, sans troc, sans salariat…
p.39: Dans plusieurs grandes villes, la Commune est proclamée. Des milliers d’hommes sont dans les rues et accourent le soir dans les clubs improvisés en se demandant : « Que faire ? », discutant avec ardeur les affaires publiques. Tout le monde s’y intéresse ; les indifférents de la veille sont, peut-être, les plus zélés.  En de telles circonstances, les postmonétaires auront un train d'avance. Ils seront rompus aux débats sur ce qu'il faut garder ou rejeter du vieux monde. Ils auront eu quelques années pour peaufiner leurs arguments. N'est-ce pas le meilleur remède à l'écoanxiété, au désœuvrement face à la misère et à la violence du monde marchand?...     
p.42: Et pendant que l'élite pondra des lois et des textes philosophiques abscons et hors sols, qu'elle cherchera comment réparer le désastre et retrouver un poste à leur convenance, le peuple souffrira et demandera: "Que faire pour sortir de l'impasse…" nous dit Piotr Kropotkine. Piotr, reviens!!!
P.42: Faire en sorte que, dès le premier jour de la Révolution, le travailleur sache qu’une ère nouvelle s’ouvre devant lui : que désormais personne ne sera forcé de coucher sous les ponts, à côté des palais ; de rester à jeun tant qu’il y aura de la nourriture ; de grelotter de froid auprès des magasins de fourrures. Que tout soit à tous, en réalité comme en principe, et qu’enfin dans l’histoire il se produise une révolution qui songe aux besoins du peuple avant de lui faire la leçon sur ses devoirs.   On peut reprendre mot à mot la "consigne" de Piotr, il suffit de l'actualiser en termes plus modernes.
p.43: Ceci ne pourra s’accomplir par décrets, mais uniquement par la prise de possession immédiate, effective, de tout ce qui est nécessaire pour assurer la vie de tous : telle est la seule manière vraiment scientifique de procéder, la seule qui soit comprise et désirée par la masse du peuple...      Certains d'entre sous sont attachés à l'État, au parlement, aux experts, à la loi et certes, un décret peut abolir l'argent comme d'autres décrets ont aboli l'esclavage, le travail des enfants, la peine de mort, la minorité légale des femmes, ou ont permis la liberté de culte, de genre, d'origine… Mais sans l'action commune des peuples et non plus de leurs représentants, rien de systémique n'adviendra et on passera du capitalisme à un alter-capitalisme et la révolution s'éteindra, sans doute pour généraliser une bonne guerre relançant l'économie pour quelques années de plus, réduisant le nombre d'humains superflus, écoulant les stocks, terminant ainsi le travail de destruction massive de ce qui reste encore de la nature.
Prendre possession, au nom du peuple révolté, des dépôts de blé, des magasins qui regorgent de vêtements, des maisons habitables. Ne rien gaspiller, s’organiser tout de suite pour remplir les vides, faire face à toutes les nécessités, satisfaire tous les besoins, produire, non plus pour donner des bénéfices à qui que ce soit, mais pour faire vivre et se développer la société. Ce que Piotr nous dit ici, c'est que tout cela peut commencer dès aujourd'hui sans attendre le grand soir ou l'effondrement. Les ZAD, les squats, les magasins gratuits, les SEL, la sobriété heureuse, l'Amap, les jardins partagés, les SCOP, etc., existent déjà, il suffit de les développer et d'en inventer d'autres. On appelle cela "bifurquer vers l'entraide". Piotr aurait certainement aimé cela!...
p. 45: Il est grand temps que le travailleur proclame son droit à l’héritage commun et qu’il en prenne possession…
p. 47: Le communisme anarchiste: Comment vouloir estimer la part qui revient à chacun, des richesses que nous contribuons tous à accumuler ? [...] Basée sur le principe collectiviste, la société  se verrait forcée d’abandonner sur-le-champ toute forme de salariat. […] Une nouvelle forme de production ne pourrait maintenir l’ancienne forme de consommation, comme elle ne pourrait s’accommoder aux anciennes formes d’organisation politique…    Piotr n'était donc pas loin d'imaginer une société de l'accès, une nouvelle forme de consommation, la gratuité à tous les étages, la fin des structures politiques actuelles, la fin du salariat et donc de l'argent qui, alors, ne servirait plus à rien… Il a même pensé que des "bons de travail" serait un salaire déguisé, une monnaie méconnaissable mais toujours aussi perverse… Le seul problème, c'est que Piotr Kropotkine pouvait en son temps utiliser les mots de collectivisme et communisme qui n'avaient pas encore été pervertis dans des dérives autoritaires et bureaucratiques. D'autres mots sont à inventer, ceux-là ont fait définitivement leur temps… Piotr le reconnaît d'ailleurs en parlant des cités de l'Antiquité : Tout cela a disparu. Mais la commune rurale lutte encore pour maintenir les derniers vestiges de ce communisme, et elle y réussit, tant que l’État ne vient pas jeter son glaive pesant dans la balance…
p.51: Piotr nous parle aussi de choses qui, de son temps, pouvaient encore ressembler à des communs comme l'eau courante et les rues éclairées gratuitement, avec tendance générale à ne pas tenir compte de la quantité consommée. Depuis, même l'eau courante se paye et dès le premier litre, abonnement du compteur en prime! Le capitalisme rogne sur tout ce qui reste à rogner, il sera bientôt à l'os!!!
p.53: Et que demain, une de nos grandes cités, si égoïstes en temps ordinaire, soit visitée par une calamité quelconque — celle d’un siège, par exemple — cette même cité décidera que les premiers besoins à satisfaire sont ceux des enfants et des vieillards ; sans s’informer des services qu’ils ont rendus ou rendront à la société, il faut d’abord les nourrir, prendre soin des combattants, indépendamment de la bravoure ou de l’intelligence dont chacun d’eux aura fait preuve, et, par milliers, femmes et hommes rivaliseront d’abnégation pour soigner les blessés.     C'est ce que disent les Postmonétaires qui associent l'effondrement et la révolution: si l'argent disparaissait avant d'avoir été aboli, par exemple suite à une crise inflationniste mondialisée, ce serait un chaos à la hauteur d'un siège en temps de guerre. On ne demande alors à personne de justifier le pain qu'on va lui distribuer, on prend prioritairement en charge les plus vulnérables, on œuvre sans compter pour soigner et protéger les victimes. Les habitants deviennent solidaires par nécessité de survie, s'entraident pour résister aux aléas du moment, comme dans la nature. Le lien est fait entre ce livre et celui de "L'entraide, un facteur d'évolution" également commenté dans ce site. Quiconque veut l'argent participe à l'effondrement, quiconque commence à s'entraider prépare le monde de demain et se sauve en sauvant les autres.
p.54: Conclusion du chapitre: "Mais notre communisme n’est ni celui des phalanstériens, ni celui des théoriciens autoritaires allemands. C’est le communisme anarchiste, le communisme sans gouvernement, — celui des hommes libres. C’est la synthèse des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique."  
p.55: Et si nous observons le développement présent des nations civilisées, nous y voyons, à ne pas s’y méprendre, un mouvement de plus en plus accusé pour limiter la sphère d’action du gouvernement et laisser toujours plus de liberté à l’individu. Au moment où Kropotkine écrit ses lignes, le néolibéralisme et les libertariens n'existaient pas encore mais étaient en germe. Au vu de ce qui se passe aujourd'hui, Piotr aurait immédiatement mis un bémol pour prévenir que lutter contre les pouvoirs de l'État peut mener aussi bien à la sauvagerie du droit de prédation qu'à une société de l'entraide. Supprimer l'État n'est pas comme le pense Frédéric Lordon "vivre sans institutions" mais inventer d'autres institutions, donnant cette fois le pouvoir au peuple de maitriser ses usages, de choisir son mode de vie, quitte à devenir individuellement ingouvernable. Laisser toujours plus de liberté à l'individu est enviable à condition que des règles empêchent quiconque de soumettre d'autres à l'esclavage pour quelque motif que ce soit…
p.56: Certainement, l’idée d’une société sans État suscitera, pour le moins, autant d’objections que l’économie politique d’une société sans capital privé. Un siècle plus tard, mis à part quelques intellectuels marginaux, la grande majorité rechigne à envisager la fin de l'État et des capitaux privés… Les partis politiques de tous bords sont tous contraints de regrouper le plus de militants possibles et sacrifient l'idéal théorique aux promesses intenables… (voir Simone Weil sur l'abolition des partis politiques…).
p.60: L’histoire des cinquante dernières années a fourni la preuve vivante de l’impuissance du gouvernement représentatif à s’acquitter des fonctions dont on a voulu l’affubler…
p.61:  Pour faire l’expropriation, il lui sera absolument impossible de s’organiser sur le principe de la représentation parlementaire….Mais une société libre, rentrant en possession de l’héritage commun, devra chercher dans le libre groupement et la libre fédération des groupes une organisation nouvelle, qui convienne à la phase économique nouvelle de l’histoire.       Dommage que les plus clairvoyants aient régulièrement un siècle d'avance sur leurs contemporains et ne puissent être entendus par eux…
p.63: Ce qu’il nous faut, c’est de nous organiser en sorte que chaque être humain venant au monde soit assuré, d’abord, d’apprendre un travail productif et d’en acquérir l’habitude ; et ensuite de pouvoir faire ce travail sans en demander la permission au propriétaire et au patron et sans payer aux accapareurs de la terre et des machines la part du lion sur tout ce qu’il produira. […] Le jour où le travailleur des champs pourra labourer la terre sans payer la moitié de ce qu’il produit ; le jour où les machines nécessaires pour préparer le sol aux grandes récoltes seront, en profusion, à la libre disposition des cultivateurs ; le jour où l’ouvrier de l’usine produira pour la communauté et non pour le monopole, les travailleurs n’iront plus en guenilles ; et il n’y aura plus de Rothschilds ni d’autres exploiteurs […]
p.64: Personne n’aura plus besoin de vendre sa force de travail pour un salaire ne représentant qu’une partie de ce qu’il a produit.[…] Là où il n’y aura pas de misérables, il n’y aura plus de riches pour les exploiter …
p.67: S’il n’y avait dans les environs que des hommes et des femmes dont l’existence fût garantie, qui donc irait travailler chez notre bourgeois ? Personne ne consentirait à lui fabriquer pour un salaire de trois francs par jour, des marchandises de la valeur de cinq ou même de dix francs….
p.68: Toute la science des Richesses est là : trouver des va-nupieds, les payer trois francs et leur en faire produire dix. Amasser ainsi une fortune. L’accroître ensuite par quelque grand coup avec le secours de l’État !
p.69: Voici un cordonnier. Admettons que son travail soit bien payé, qu’il ait une bonne clientèle et qu’à force de privations il soit parvenu à mettre de côté deux francs par jour, cinquante francs par mois ! […] Eh bien, à l’âge de cinquante ans il n’aura pas mis de côté quinze mille francs ; et il n’aura pas de quoi vivre pendant sa vieillesse, lorsqu’il sera incapable de travailler. Certes, ce n’est pas ainsi que s’amassent les fortunes.
     Kropotkine tient là un discours typiquement postmonétaire: quelle que soit la configuration politique que nous nous choisissons, s'il y a argent et échange marchand, il y aura des pauvres de plus en plus pauvres  et des riches de plus en plus riches. C'est la logique du système. On ne peut pas changer la logique du système mais on peut changer le système en le fondant sur une autre logique! La Boétie l'avait déjà expliqué en nous parlant de la "servitude volontaire". Le pouvoir des riches n'existe que parce que les pauvres le croient légitime…
p.72: l'expropriation doit porter sur tout ce qui permet à qui que ce soit — banquier, industriel, rentier ou cultivateur — de s’approprier le travail d’autrui. La formule est simple et compréhensible. Nous ne voulons pas dépouiller chacun de son paletot ; mais nous voulons rendre aux travailleurs tout ce qui permet à n’importe qui de les exploiter. On ne peut être plus clair pour expliquer ce que signifie le passage de la propriété privée à la propriété d'usage…
p.73: Il y a, en effet, dans nos sociétés, des rapports établis qu’il est matériellement impossible de modifier si on y touche seulement en partie. Les divers rouages de notre organisation économique sont si intimement liés entre eux qu’on n’en peut modifier un seul sans les modifier dans leur ensemble ; on s’en apercevra dès qu’on voudra exproprier quoi que ce soit. Le débat interne aux postmonétaires d'aujourd'hui est le même entre ceux qui sont pour une transition lente et pédagogique, et ceux qui préconisent une rupture rapide d'un système à l'autre… Prendre le pouvoir d'une usine et en faire une SCOP, c'est bien, mais si le voisin paysan reste propriétaire de ses terres, la SCOP en sera fragilisée… L'inverse est tout aussi vrai! Tout se tient dans nos sociétés, et il est impossible de réformer quoi que ce soit sans ébranler l’ensemble…
p.77: D’ailleurs, le voudrait-on, on ne pourrait pas se borner à une expropriation partielle. Une fois que le principe de la Sainte Propriété sera ébranlé, les théoriciens n’empêcheront pas qu’elle soit détruite, ici par les serfs de la glèbe, et là par les serfs de l’industrie…
p.79: Qu’on le veuille, ou qu’on ne le veuille pas, c’est ainsi que le peuple entend la révolution. Dès qu’il aura balayé les gouvernements, il cherchera avant tout à s’assurer un logement salubre, une nourriture suffisante et le vêtement, sans payer tribut. Et le peuple aura raison. Sa manière d’agir sera infiniment plus conforme à la « science » que celle des économistes qui font tant de distinctions entre l’instrument de production et les articles de consommation…
               Les denrées:
p.82: De grandes idées furent émises à ces époques [les époques révolutionnaires], — des idées qui ont remué le monde ; des paroles furent prononcées qui font encore battre nos cœurs, à un siècle de distance. Mais le pain manquait dans les faubourgs. Dès que la révolution éclatait, le travail chômait inévitablement. La circulation des produits s’arrêtait, les capitaux se cachaient. Le patron n’avait rien à craindre à ces époques : il vivait de ses rentes, s’il ne spéculait pas sur la misère ; mais le salarié se voyait réduit à vivoter du jour au lendemain. La disette s’annonçait, pire que sous l'Ancien Régime. […] Et le cœur serré, à bout de patience, le révolutionnaire en arrivait à se dire : « Perdue encore une fois, la Révolution ! » Il rentrait dans son taudis et il laissait faire. Voilà l’image de toutes nos révolutions.
p.85: Notre tâche, à nous, sera de faire en sorte que dès les premiers jours de la Révolution, et tant qu’elle durera, il n’y 84 ait pas un seul homme sur le territoire insurgé qui manque de pain…
p.87: En 1848, lorsqu’on ouvrait les ateliers nationaux, le 27 février, les ouvriers sans travail n’étaient que huit mille à Paris. Quinze jours plus tard, ils étaient déjà 49,000. Ils allaient être bientôt cent mille, sans compter ceux qui accouraient des provinces… Il en sera de même pour toutes les alternatives que les gens pragmatiques proposeront (revenu universel, salaires socialisés, impôt progressif, RIC…, nous ne manquons pas de bons réformateurs). Les chiffres que donne Kropotkine à propos des ateliers nationaux valent aussi pour Emmaüs et les restos du cœur côté bénévolat, pour la semaine des 35h et le RSA côté État…
p.88: La société elle-même sera forcée de prendre en mains la production dans son ensemble et de la réorganiser selon les besoins de l’ensemble de la population. Mais comme cette réorganisation n’est pas possible en un jour ni en un mois ; comme elle demandera une certaine période d’adaptation, pendant laquelle des millions d’hommes seront privés de moyens d’existence, — que fera-t-on ? […] Il n’y a qu’une seule solution vraiment pratique. C’est de reconnaître l’immensité de la tâche qui s’impose et, au lieu de chercher à replâtrer une situation que l’on aura soi-même rendue impossible, — procéder à la réorganisation de la production selon les principes nouveaux. Il est étonnant de voir comment les luttes sociales se répètent, comment les solutions proposées ratent leurs cibles, mais qu'on recommence sans cesse ce qui rate depuis l'Antiquité grecque. «Quand on veut quelque chose que l'on n'a jamais eu, il faut faire quelque chose que l'on n'ait jamais faite» disait déjà Périclès cinq siècles avant J.C.! 
p.89: Il faudra donc, selon nous, pour agir pratiquement, que le peuple prenne immédiatement possession de toutes les denrées qui se trouvent dans les communes insurgées ; les inventorie et fasse en sorte que, sans rien gaspiller, tous profitent des ressources accumulées, pour traverser la période de crise. Et pendant ce temps-là s’entendre avec les ouvriers de fabriques, en leur offrant les matières premières dont ils manquent et leur garantissant l’existence pendant quelques mois afin qu’ils produisent ce qu’il faut au cultivateur. En somme, il faudra rapidement mettre en place les banques de données répertoriant les ressources en biens, services, savoirs et les besoins réels, localité par localité. Kropotkine aurait été très tenté par l'informatique pour étayer sa révolution… C’est la seule solution pratique que nous soyons capables d’entrevoir, et, qu’on la veuille ou non, elle s’imposera par la force des choses…
p.91: Eh bien, le plus grand service que la prochaine Révolution pourra rendre à l’humanité sera de créer une situation dans laquelle tout système de salariat deviendra impossible, inapplicable, et où s’imposera comme seule solution acceptable, le Communisme libertaire, négation du salariat.
P.95: Que le peuple ait seulement les coudées franches, et en huit jours le service des denrées se fera avec une régularité admirable. Il ne faut jamais avoir vu le peuple laborieux à l’œuvre ; il faut avoir eu, toute sa vie, le nez dans les paperasses, pour en douter. Parlez de l’esprit organisateur du Grand Méconnu, le Peuple, à ceux qui l’ont vu à Paris aux journées des barricades, ou à Londres lors de la dernière grande grève qui avait à nourrir un demi-million d’affamés, ils vous diront de combien il est supérieur aux ronds-de-cuir des bureaux ! Ce constat est toujours vrai au 21° siècle, une ZAD peut ébranler un projet gouvernemental, des transports gratuits coûtent moins cher aux collectivités et réduisent les incivilités, etc. Les exemples ne manquent pas, quoiqu'en disent les gouvernants!...
p.97: En un mot : — Prise au tas de ce qu’on possède en abondance ! Rationnement de ce qui doit être mesuré, partagé ! Sur les 350 millions d’hommes qui habitent l’Europe, deux cents millions suivent encore ces pratiques, tout à fait naturelles. L'Europe est plus peuplée, moins de gens se rappellent des pratiques de partage et de collaboration, mais la nécessité faisant loi, les peuples restent capables d'organiser des prises au tas qui ne soient pas des mises à sac… 
p.113: Sous peu, la culture intensive deviendra accessible à chaque cultivateur, lorsque la machine perfectionnée et les engrais chimiques et autres seront mis à la portée de la communauté. Mais tout porte à croire qu’aux débuts il pourra y avoir diminution dans la production agricole en France, aussi bien qu’ailleurs.
           J'ai noté ce passage pour le décalage inévitable entre des textes du 19° siècle et ceux du 21°. Comment Kropotkine aurait-il pu prévoir que la culture intensive tuerait les sols et qu'on en viendrait à la permaculture, que la chimie finirait par empoisonner les consommateurs et à tuer toute vie microbienne des sols, que les énormes tracteurs labourant trop profond et tassant les sols rendrait la terre stérile? Aussi savant ait-il été pour son temps, on savait très peu de choses sur les la chimie et la biologie des sols, sur l'évolution du climat, sur les OGM et les produits phytosanitaires… Lui reprocher ces erreurs serait un anachronisme quasi malhonnête!... Tout ce qui précède cette remarque reste lumineux et prémonitoire, par exemple quand il dit que les grandes villes devront apprendre le maraîchage aussi bien que les campagnes. En effet, les jardins partagés, la végétalisation des bâtiments, les serres verticales, le remplacement des plantes ornementales par des plantes comestibles, tout cela est bien dans l'air du temps…
Le logement:
p.117: Une maison n'est jamais construite par un propriétaire mais généralement par de nombreux artisans du bâtiment. L'argent que le propriétaire a investit est plus souvent le fruit de la spéculation ou du salaire des autres que le fruit de son propre travail. L'argent qu'il en tirera par la location ou la revente, ne lui coutera aucun effort. C'est à proprement parler du vol…    Dans cet ordre d'idée, la location d'un appartement est en soi un vol bien que rares sont ceux qui le réalisent. Logiquement, une fois que le loyer mensuel a remboursé le prix d'achat, le loyer devrait disparaître ne laissant que les charges et l'entretien aux frais du locataire. Or, en l'état actuel, le propriétaire accumule en quelques années par le loyer de quoi investir dans un deuxième appartement  et le louer, puis trois, puis quatre… Cette spéculation entraîne une flambée des prix, les riches deviennent plus riches sans rien faire de productif, les pauvres voient la part de leur budget augmenter: l'INSEE a calculé que les dépenses courantes de logement des français correspondaient à 19,7% en 1985, à 20,1% en 1990, à 28,5% en 2020. La logique c'est que, d'ici peu, les français dépenseront la moitié de leurs revenus à seule fin de se loger. Le nombre des SDF va exploser, on appelle cela le progrès!... Mais le vrai progrès semble demander du temps: Kropotkine rappelle que pendant la Commune de 1871, le Paris ouvrier attendait du Conseil de la Commune une décision virile sur l’abolition des loyers! 153 ans après, on rêve de loyers gratuits après remboursement de la valeur de l'appartement. Devront-nous encore attendre 153 ans, soit l'année 2177 pour y parvenir, ou devons-nous hâter la révolution monétaire?... Le logement gratuit devait déjà être déclaré par le peuple de 1789 et inscrit dans la Loi, les bourgeois en ont décidé autrement… Les révolutionnaires sincères travailleront avec le peuple à ce que l’expropriation des maisons devienne un fait accompli. Ils travailleront à créer un courant d’idées dans cette direction ; ils travailleront à mettre ces idées en pratique, et quand elles seront mûries, le peuple procédera à l’expropriation des maisons non occupées par un usager légitime.     Le fantôme de Kropotkine revenant en France aujourd'hui serait effaré de voir que partout, il y a plus de logements inoccupés que de gens mal logés ou vivant dans des taudis. Il y a même des immeubles appartenant à l'État qui, a peu de frais, feraient des appartements confortables pour des milliers de gens (les anciennes gares, casernes, hôpitaux, les immeubles administratifs abandonnés quand il a fallut agrandir ces structures avec l'augmentation de la population…).

                 Le vêtement:
p.131: La mise en commun des vêtements, et le droit pour chacun de puiser ce qu’il lui faut dans les magasins communaux, ou de le demander aux ateliers de confection, cette solution s’imposera dès que le principe communiste aura été appliqué aux maisons et aux denrées.    Il est sur que notre époque de "fast-fashion" est faite pour qu'à chaque saison chacun change de tenue et mette les anciennes à la poubelle. Nous savons toujours fabriquer des vêtements solides et pratiques, mais y revenir serait la mort du textile industriel. Cela fait beaucoup de déchets, c'est vrai, mais la solution est simple: on envoie nos surplus de vêtements dans certains pays africains qui sont sensés les recycler. Mais ils en reçoivent tant (de quoi habiller tous leurs habitants gratuitement chaque semaine!) qu'ils ne savent plus qu'en faire… C'est le progrès…
      Les besoins de luxe:

p.148: L’homme n’est cependant pas un être qui puisse vivre exclusivement pour manger, boire et se procurer un gîte. Dès qu’il aura satisfait aux exigences matérielles, les besoins auxquels on pourrait attribuer un caractère artistique se produiront d’autant plus ardents [] La vie vaudrait-elle la peine d’être vécue avec tous ses chagrins inévitables, si jamais, en dehors du travail quotidien, l’homme ne pouvait se procurer un seul plaisir selon ses goûts individuels ? […]
p.149: C’est pour assurer à tout le monde ces joies, réservées aujourd’hui au petit nombre, c’est pour lui laisser le loisir, la possibilité de développer ses capacités intellectuelles, que la Révolution doit garantir à chacun le pain quotidien.
p.154: Mille sociétés naîtront, répondant à tous les goûts et à toutes les fantaisies possibles. Les uns, par exemple, pourront donner leurs heures de loisir à la littérature. Alors ils se formeront en groupes  comprenant des écrivains, des compositeurs, des imprimeurs, des graveurs et des dessinateurs, tous poursuivant un but commun : la propagation des idées qui leurs sont chères…
p.155:   Ah, si chaque écrivain avait à prendre sa part dans l’impression de ses bouquins ! Quel progrès l’imprimerie aurait-elle déjà fait ! Nous n’en serions plus aux lettres mobiles du XVIIe siècle.
       En effet, tant qu'il y a de l'argent à gagner pour vivre, l'écrivain écrit et le l'imprimeur imprime. Sans argent, l'écrivain pourra s'initier à la publication, l'imprimeur à l'écriture. Au temps de Kropotkine il fallait deux heures au typographe pour assembler les lettres en plomb d'une phrase écrite en deux minutes. Aujourd'hui nous avons l'imprimante -relieuse qui, le temps de boire un café, enregistre un texte stocké dans une clé USB, imprime le texte selon mille formes au choix, plie le papier, relie les feuilles les couvre de leur couverture en couleur et au nombre d'exemplaires de 1 à 1000 ou plus s'il le faut. Adieu les millions de livres invendus mis au pilon chaque année, l'angoisse de l'écrivain et de son éditeur qui a mis sur le marché 500 livres dont dix seulement seront vendus, la course des écrivains d'un éditeur à l'autre, la nécessité d'être bien distribué par un professionnel pour vendre… Sans argent, des milliers d'écrivains pourraient enfin partager leur passion. Certains écrivains, constatant qu'ils ne sont jamais lus, se trouveront une autre passion pour laquelle ils semblent plus doués…
       Ayant un temps donné bénévolement des cours de musique, j'ai découvert des enfants qui avaient non seulement un don extraordinaire pour tel ou tel instrument, mais un sens inné du son ou du rythme. Au plus vite envoyé chez un "vrai" professeur, certains sont devenus des musiciens remarquables  et en ont fait leur carrière. D'autres ont abandonné au bout d'une semaine et ont été dirigés vers un potier, un peintre ou une couturière de mode. La plupart sont restés des mélomanes et musiciens du dimanche. Combien de Mozart le système monétaire aura-t-il laissés assassinés sur le carreau, l'argent manquant pour acheter un instrument ou payer des cours, faute d'un bénévole qui leur fasse découvrir le talent qu'ils ignoraient, faute d'avoir pu assister à un concert, une pièce de théâtre, un opéra ou visiter un musée, ce qui souvent déclenche l'envie d'investir ces activités étranges et dites improductives!
p.159: À l’avenir, lorsqu’un homme aura à dire quelque chose d’utile, une parole qui dépasse les idées de son siècle, il ne cherchera pas un éditeur qui veuille bien lui avancer le capital nécessaire. Il cherchera des collaborateurs parmi ceux qui connaîtront le métier et auront saisi la portée de l’œuvre…
p.162: On peut dire pour les inventeurs en général ce que l’on a dit pour les savants. Qui ne sait au prix de quelles souffrances presque toutes les grandes inventions ont pu se faire jour ! Nuits blanches, privation de pain pour la famille, manque d’outils et de matières premières pour les expériences, c’est l’histoire de presque tous ceux qui ont doté l’industrie de ce qui fait l’orgueil, le seul juste, de notre civilisation […] Injustice criante en théorie, — la pensée ne pouvant pas être brevetée, — le brevet, comme résultat pratique, est un des grands obstacles au développement rapide de l’invention.

               Le travail agréable:
p.171: Kropotkine décrit dans ce chapitre des usines où les ouvriers auraient un réel plaisir à travailler: des lieux propres, aérés, sans trop de bruits, des tâches variées et non répétitives, des possibilités de perfectionnement et d'apprentissages divers… Il imagine des mines avec des systèmes d'aération et d'étayage assurant une protection maximale… Il imagine les tâches difficiles, salissantes, dangereuses ou dégradantes, les tâches domestiques répétitives enfin organisées de telle façon qu'elles ne soient plus le domaine réservé des femmes et des esclaves… Bien réparties, réalisées sur des temps courts et pas toujours par les mêmes, feraient de ces "corvées" un service qu'il est agréable de rendre, de temps en temps… Les femmes et les esclaves réclameront tôt ou tard leur part dans l'émancipation de l'humanité… En revanche, Kropotkine n'avait pas prévu l'irruption du lave-linge, du lave-vaisselle, de l'aspirateur, du micro-onde pour les surgelés, du robot ménager pour la soupe… Nobody is perfect!...

     La libre entente:
p.184:  Habitués que nous sommes, par des préjugés héréditaires, une éducation et une instruction absolument fausses, à ne voir partout que gouvernement, législation et magistrature, nous en arrivons à croire que les hommes s’entredéchireraient comme des fauves le jour où le policier ne tiendrait pas l’œil ouvert sur nous, que ce serait le chaos si l’autorité sombrait dans quelque cataclysme. […] Il en est de même pour l’histoire. Nous connaissons les moindres détails de la vie d’un roi ou d’un parlement […] Mais nous avons toutes les peines du monde à reconstituer la vie d’une cité du moyen-âge, à connaître le mécanisme de cet immense commerce d’échange qui se faisait entre les villes
p.186:   C’est pourquoi nous nous proposons de relever quelquesunes de ces manifestations les plus frappantes, et de montrer que les hommes, — dès que leurs intérêts ne sont pas absolument contradictoires, — s’entendent à merveille pour l’action en commun sur des questions très complexes…
p.187: On sait que l’Europe possède un réseau de voies ferrées de 280.000 kilomètres, et que sur ce réseau on peut circuler aujourd’hui, — du nord au sud, du couchant au levant, de Madrid à Pétersbourg et de Calais à Constantinople, — sans subir d’arrêts, sans même changer de wagon (quand on voyage en train express). Mieux que cela : un colis jeté dans une gare ira trouver le destinataire n’importe où, en Turquie ou dans l’Asie Centrale, sans autre formalité pour l’envoyeur que celle d’écrire le lieu de destination sur un chiffon de papier….
       Il n'y a que deux manière d'aboutir à ce genre de réussite: la façon de l'idiot couronné Nicolas Ier qui traça la ligne Moscou -St Petersbourg à la règle, sans penser aux ravins profonds et aux pentes escarpées, au prix de deux à trois millions par kilomètre (d'ailleurs vite abandonnée), ou cent compagnies qui chacune construit un tronçon dans sa propre région et s'accorde avec les 99 autres pour les raccordements, pour normaliser les voies, pour passer d'un réseau à l'autre sans changer de train, etc. L'intérêt commun a fini par accorder tout le monde sans avoir de l'armée contre des récalcitrants… Ce résultat français n'est dû qu'à la "libre entente". Pourquoi aurait-on besoin d'un gouvernement si des groupes de travailleurs libres assure la coordination  et la mise en œuvre d'un grand chantier?...
         L'histoire du chemin de fer français est intéressante: il a été créé par des compagnies privées qui se sont coordonnées ensemble pour constituer l'étroit maillage reliant toutes les villes de France. L'État les a ensuite nationalisées et regroupées sous le label SNCF, dans un premier temps en fonction de l'intérêt public. Puis, les intérêts privés ont repris le dessus : démantèlement du réseau (comparer une carte SNCF de 1925 à celle de 1997 est étonnant. Adieu le maillage, il ne reste plus que les grandes lignes avec de grandes zones rurales dépourvues de trains), Puis la SNCF s'est ouverte au marché et depuis, les trains sont moins nombreux, souvent surchargés, le transport de marchandise qui rapporte a été vendu, celui des passagers peu rentable est subventionné, la direction s'est centralisés et technicisée,  et rien ne va plus…

SNCF.jpegp.198: kropotkine prend l'exemple de l'association anglaise de sauvetage en mer (Lifeboat association), la première au monde. Ces gens-là n'étant pas jacobins ne s'adressèrent pas au gouvernement. Ils ont compris que les marins étaient les mieux placés pour une telle entreprise. Pour trouver des hommes prêts à risquer leur vie pour en sauver d'autres, sans même une garantie financière, ce ne pouvait être que des anciens marins. Le sens de la solidarité, l'esprit de sacrifice ne s'achète pas avec du galon! L'Amirauté ne fut même pas consultée pour la construction de bateaux de sauvetage, les marins ayant plus confiance dans ceux qu'ils concevaient eux-mêmes, à l'expérience.  Ils n'ont jamais eu de subvention  ou d'allocation, mais n'ont jamais manqué de dons volontaires (en 1891, ils avaient une flotte de 293 bateaux de sauvetage)! En 1886, trois de leurs bateaux ont péri avec leurs équipages: des centaines de volontaires vinrent s'inscrire, suscitant la création de 20 bateaux de plus. Encore un bel exemple de libre entente…
Objections:
        Le communisme classique (autoritaire) diffère du communisme libertaire sur beaucoup d'accès et il est dommage que le même vocable soit associé aux deux mouvements.
p.208: C’est d’une société communiste anarchiste que nous allons nous occuper, d’une société qui reconnaisse la liberté pleine et entière de l’individu, n’admette aucune autorité, n’use d’aucune contrainte pour forcer l’homme au travail… L’objection est connue. « Si l’existence de chacun est assurée, et si la nécessité de gagner un salaire n’oblige pas l’homme à travailler, personne ne travaillera. Kropotkine objecte que toutes les expériences de travail volontaire sont toujours plus efficaces que le travail forcé. Le capitalisme lui-même le reconnaît implicitement en vantant l'entreprenariat, le développement individuel, le management des équipes, en appelant "collaborateurs" de simples employés, etc. Il rappelle que l'esclavage en Amérique a été abandonné plus pour le manque de rentabilité des esclaves que pour le respect de leurs personnes… Il en a été de même en Russie quand les serfs ont été libérés par les seigneurs. En somme, ils se sont aperçu que des humains libres et travaillant pour leur propre profit étaient plus rentables que des serfs ou esclaves contraints par le fouet et la surveillance des maîtres. Il en va de même pour le salariat qui, une fois aboli sera remplacé par des activités choisies bien plus efficaces… Un agronome a dernièrement évalué les différentes techniques de maraîchage et a découvert contre toute attente que les plus productifs étaient les "jardins ouvriers", cultivé volontairement, sans la moindre contrainte, et sans autre formation technique que l'échange des savoirs, des découvertes faites par les autres jardiniers. Ce qui marche se répand d'un enclos à l'autre, ce qui rate est vite abandonné par l'ensemble.
p.214: Quiconque peut se décharger aujourd’hui sur d’autres du labeur indispensable à l’existence, s’empresse de le faire, et il est admis qu’il en sera toujours ainsi… Kropotkine rappelle que tous les travaux manuels ont été dévalorisés. Porter toute sa vie aux yeux des autres le sceau de l'infériorité et avoir soi-même conscience de cette infériorité n'est pas simple. Au temps où j'étais ouvrier du bâtiment, je me suis retrouvé un jour dans un terrain de camping quasi intégralement occupé par des ouvriers en déplacement, dispersés sur les multiples chantiers de la ville. Au bout de quelques jours, ma compagne qui avait discuté avec les autres femmes du camping m'annonça que toutes lui avaient dit que leurs maris étaient "chefs de chantier". Il était donc honteux  d'être ouvrier, il fallait au moins un petit grade pour être présentable. Moi qui n'était que OQ (ouvrier qualifié) et fier de l'être, même pas OHQ (ouvrier hautement qualifié), j'ai passé des soirées à vanter les mérites de la condition ouvrière et à relancer ainsi quelques bases de la lutte des classes!... La seule différence avec eux, c'est que j'étais ouvrier avec un BAC +4, chose qu'ils n'imaginaient même pas pour leurs enfants!
p.221: Le danger, disent-ils, viendra de cette minorité de paresseux qui ne voudront pas travailler, malgré les excellentes conditions qui rendront le travail agréable, ou qui n’y apporteront pas de régularité et d’esprit de suite… Depuis le temps de Kropotkine, les choses ne se sont pas améliorées, elles ont plutôt empiré. Le chômeur n'est qu'un fainéant qui préfère se contenter du chômage puis du RSA plutôt que de travailler. Un Président de la République a même osé dire à un chômeur "qu'il suffisait de traverser la rue pour trouver du travail". Comment peut-on prétendre gouverner en étant aussi "hors-sol"? Comment peut-on manquer d'empathie au point de ne pas entendre un jeune se plaindre de son inactivité forcée, de son désespoir d'être sur un marché du travail sursaturé?... Mais l'argument, pourtant stupide, fonctionne et on l'entend tous les jours repris aux comptoirs des cafés: "tous des fainéants, ces jeunes…" Kropotkine a vécu un temps où le chômage de masse était rare et om les humains étaient coutumiers des travaux les plus violents. Les jeunes n'en veulent plus et préfèrent le RSA que gagner moins acceptant un travail qui induit des dépenses de transports, de logements, de vêtements… Habitant dans une ville balnéaire, j'entends tous les jours les patrons de commerces se plaindre de ne pas trouver de saisonniers. Dame, travailler jusqu'à 1h du matin à servir des touristes exigeants pour un salaire de 1500€ au mieux, dans une ville où le moindre studio se loue 500€ la semaine, ce n'est plus de la foi qu'il faut, c'est de l'inconscience!
Le salariat collectiviste
p.235: Par le régime parlementaire la bourgeoisie a simplement cherché à opposer une digue à la royauté, sans donner la liberté au peuple. […] Aussi, les démocrates de tous pays imaginent-ils vainement des palliatifs divers. On essaie le référendum et on trouve qu’il ne vaut rien ; on parle de représentation proportionnelle, de représentation des minorités, — autres utopies parlementaires. — On s’évertue, en un mot, à la recherche de l’introuvable ; mais on est forcé de reconnaître que l’on fait fausse route, et la confiance en un gouvernement représentatif disparaît.
p.236: Il en est de même pour le salariat : car, après avoir proclamé l’abolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, comment peut-on réclamer, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? C’est pourtant ce que font les collectivistes en préconisant les bons de travail. Ils cherchaient simplement à mettre d’accord le Capital et le Travail. Dès que l'on parle d'abolir la monnaie, les gens lui cherche cherchez un substitut: bons de travail, carte d'alimentation, monnaie locale, troc…, n'importe quoi pourvu que l'on ne touche pas à l'échange marchand qui seul justifie l'usage d'une monnaie.
p.238: D'autres réclament l'égalité des salaires ou des écarts de salaires réduits au minimum pensant ainsi établir une justice social malgré l'argent. On nous propose même de payer deux fois plus cher un métier dégradant, salissant, pénible qu'un métier facile et confortable…  C'est oublier la concurrence, la course au profit, et tant d'autres choses qui nous ont mis dans cette situation en forme d'impasse.
p.240: Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire — l’abolition de la propriété privée — et ils le nient sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée. C'est sans doute l'argument le plus logique, le plus scientifique. Abolir une chose sans abolir dans la foulée ce qui fonde cette chose, c'est se vouer à l'échec à très court terme
              Consommation et production:
         Nous étudions les besoins de l’individu et les moyens auxquels il a recours pour les satisfaire, avant de discuter la production, l’échange, l’impôt, le gouvernement, etc. De prime-abord, la différence peut sembler minime. Mais au fait, elle bouleverse toutes les notions de l’économie politique officielle. Dès l'instant que l'on part de la production ou des ressources au lieu de partir des besoins, l'économie en est chamboulée. Traité de la production pour voir ensuite comment la redistribuer, c'est totalement différent que de partir des besoins et de s'interroger ensuite sur ce qu'il faut produire ou pas. On pourrait appeler cette économie qui partirait des besoins une "physiologie économique". Bien répertorier les besoins, en commençant par les plus vitaux pour finir avec les plus superflus est le seul moyen d'avoir une production au service des humains et pas l'inverse! Une fois que l'on a compris cela, la même démarche peut aisément se faire entre les pays. Tous n'ont pas les mêmes ressources, et il est absurde de ravager un pays pauvre au motif que son sous-sol regorge d'uranium, il est aussi absurde qu'un pays riche s'acharne à produire du café quand son climat n'y est absolument pas adapté. Il faudra donc organiser des échanges de bons procédés entre États sans argent ni comptabilité.
                  Division du travail :
Diviser le travail peut sembler intéressant autant pour la productivité que pour la qualité des produits. Frédéric Lordon dans son livre "Vivre sans" insiste beaucoup sur cette "nécessité, d'autant qu'il fait de la recherche d'autonomie une caricature. Abandonner la division du travail c'est pour lui tout faire soi-même de la nourriture à la maison en passant par l'ordinateur et le four micro-onde. Toute équipe un tant soi peu solidaire sur un chantier va spontanément se partager les tâches en fonction des goûts, des compétences, de la force physique des individus. La société capitaliste fait de même mais fige aussitôt cette division et le jeune maçon se retrouve condamner à ne couler que du béton durant plus de quarante ans. Y voir de l'intelligence et de l'efficience relève de la mauvaise foi…
La décentralisation des entreprises 
           Au temps de Kropotkine, la France commençait à se dégager de l'hégémonie britannique et exportait quantité de produits manufacturés. On a pris le chemin inverse en délocalisant nos industries dans pays à bas salaires pour nous spécialiser dans les "services"… Cette partie du livre a certes un intérêt historique mais n'est plus du tout d'actualité. Seule est restée la guerre économique entre les individus comme entre les pays…En son temps déjà, Kropotkine trouvait absurde d'exporter le blé et d'importer des farines, d'exporter la laine et d'importer du drap, d'exporter du fer et d'importer des machines… Il trouverait aujourd'hui absurde que l'on ait des laboratoires pharmaceutiques et des pénuries de médicaments parce que fabriqués en Inde ou en Chine…
L'agriculture
: Rendons grâce à Piotr Kropotkine, qui n'a visiblement pas prévu une telle dégradation du métier de paysan, une telle industrialisation de l'agriculture, de tels dégâts produits sur la nature par des gens sensé enrichir la nature. Quand la grande campagne de "modernisation" des campagnes a commencé dans les années 1960-70, nos paysans se sont laissé berner par les sirènes du progrès scientifique, nos agronomes ont poussé au remembrement, à l'usage de la chimie et à l'usage de mécaniques toujours plus chères, plus grosses, plus dévastatrice. Les rares à s'étonner d'un tel virage absurde, ont été conspués, exclus des laboratoires de recherches. La biologie des sols a été enseignée par les seuls chimistes, les grandes surfaces émergentes ont convaincu les consommateurs qu'ils ne vendaient que du bon, du pas-cher, du diététique. Les paysans ont arrêté de rire et ont déserté les campagnes vendant leurs terres aux plus gros ou comme terrain à bâtir… Il n'y aura bientôt plus de paysans (on s'apercevra alors que c'était eux qui faisaient le pays), mais que des exploitants agricoles exploitant effectivement les terres, les animaux et les hommes jusqu'à l'absurde… Kropotkine cite les grandes terres américaines de l'Ouest et s'extasie devant l'étendue des productions. Il ne pouvait imaginer que Steinbeck ait un tel succès en 1939 avec ses Raisins de la colère"…              
Piotr Prokotkine termine par une vibrante déclaration que l'on peut juger optimiste:  «Devant cette farce irrésistible, les « rois conjurés » ne pourront rien. Ils n’auront qu’à s’incliner devant elle, s’atteler au char de l’humanité, roulant vers les horizons nouveaux, entr’ouverts par la Révolution sociale.»    
FIN….

PS: Le complément indispensable de cet essai, c'est "L'entraide, un facteur d'évolution", paru en français chez Hachette en 1906. Beaucoup plus scientifique, démontre que l'évolution des espèces ne s'est pas faite, comme on l'a longtemps cru, par la loi du plus fort, la loi de la jungle, mais par l'entraide et la coopération, y compris entre espèces animales et végétales. Il confirma ainsi par des arguments scientifiques, ce qu'il exprimait en termes politiques dans "La conquête du pain".