La propriété c'est l'envol, Bernard Charbonneau
Éd. R&N 2023 (pdf. du chapitre 3).
4ème couverture: Les logiques glacées et abstraites du Capital, de l'État, de la Science et de la Technique convergent pour nous exproprier d'un rapport au monde personnel et durable. Penseur de la liberté incarnée, Bernard Charbonneau décrit dans cet inédit de premier plan la mise en place progressive d'un monde dans lequel, n'ayant plus rien à s'approprier, l'homme ne possédera bientôt plus rien en propre qu’un matricule. Pour lutter contre cette funeste perspective, il défend la possession, qu'elle soit personnelle, familiale ou communautaire, qui permet à la liberté de s'ancrer dans le réel. Certes, à première vue la propriété semble l'obstacle à la liberté : à la disponibilité, au mouvement, au don. Ce serait vrai si l'homme n'était qu'un pur esprit. Mais si la liberté des anges et des saints peut se passer de propriété, celle du commun des mortels dépend de l'appropriation par quoi un peu d'esprit passe dans les choses et y laisse sa trace. Pour être un homme libre il me faut ma maison, un territoire où je puisse déployer en sûreté une activité à ma mesure. Retraçant l’histoire de la propriété et de l’expropriation à travers les âges (antique, paysanne, puis bourgeoise et capitaliste, sans oublier ses développements religieux ou idéologiques, ou sa compréhension par Marx ou Proudhon), Charbonneau offre dans son style inimitable un panorama passionnant et des pistes de réflexion inédites et nuancées sur ce concept sans lequel la liberté n’est qu’un vain mot.
Bernard Charbonneau: 1910-1996, penseur français, auteur d'une vingtaine de livres et de nombreux articles parus dans "La Gueule ouverte". Peu connu aujourd'hui, il a pourtant le mérite d'avoir ouvert la voie d'une réflexion sur la dictature de l'économie. Très proche de Jacques Ellul, on peut le considérer comme l'un des précurseurs de l'idée postmonétaire. Le PDF de 7 pages commenté ici en donne une bonne idée. Ce texte est une publication posthume, l'auteur n'ayant jamais réussi de son vivant à le publier, et pour cause !…
p.1: La propriété bourgeoise n'est que le stade transitoire, n'ayant guère duré plus de deux siècles, d'une évolution dont le terme est la propriété capitaliste… Dans la propriété bourgeoise la réalité de l'objet s'effaçait déjà derrière l'argent et le capital qu'il représente.
Il est rare que des auteurs considèrent la propriété privée capitaliste comme un stade transitoire dont nous serions en train de sortir. La domination bourgeoise, qui démarra avec leur révolution de 1789, devait selon Charbonneau décliner dès la fin du 20° siècle, le 21° étant celle de l'entrée progressive dans une conception totalement différente de la propriété qui rendrait l'économie monétaire obsolète…
p.2: Aujourd'hui, la propriété capitaliste n'existe pas. Elle n'est ni champs ni maison, ni or ni trumeau, mais du papier sur lequel s'inscrivent des chiffres…. Les trusts d'hier représentaient des tonnes de fer, ceux d'aujourd'hui représentent de la finance pure… jusqu'au jour où cette accumulation de chiffres s'évanouira en fumée….il ne reste plus du réel que des chiffres définissant des quantités…
On comprend qu'un tel langage en pleines Trente Glorieuses, n'ait pas suscité l'intérêt des éditeurs et que Charbonneau se soit contenté d'en faire des articles dans La Gueule ouverte, journal écologiste et anticapitaliste, proche de Charlie Hebdo, fondé en 1972 et clos en 1980.
p.3: La propriété capitaliste est l'antithèse de la possession, donc de la propriété…. Au contraire du Capital, la propriété a des bornes, celle de l'existence humaine…. Le capitaliste est consommé par son capital bien plus qu'il ne le consomme. L'ascète de la propriété capitaliste tient moins à ce qu'il a qu'à ce qu'il peut avoir. L'accumulation indéfinie, la rotation la plus accélérée possible du capital est sa raison d'être bien plus que sa conservation. L'essentiel n'est pas la propriété, mais sa rentabilité aux fins d'investissements pour le profit. Conserver une propriété qui n'est plus rentable est pire qu'un crime: une faute. Tout force le capitaliste à se démener, trafiquer encore plus dans l'instabilité monétaire et sociale, la concurrence sur le marché…
L'idée que la propriété capitaliste est l'antithèse de la propriétéparaît étrange, mais à bien regarder ce qu'elle est devenue dans ce premier quart du siècle, c'est évident. Ce n'est pad différent de l'idée qu'en donne Anselm Jappe aujourd'hui quand il décrit notre société comme une "société autophage"…
p.4: Un capitaliste qui n'attaque pas pour se défendre est un capitaliste ruiné. Comme l'État moderne, le capitalisme est impérialiste par nature. La propriété capitaliste, c'est le vol, institutionnalisé, permanent, sans que le voleur ait le temps de souffler. A cette fin, il a inventé l'avion! Identifiée au profit c'est le moyen d'une obsession autrement ancienne et nouvelle: le pouvoir d'exploiter les choses et les hommes, de détruire…. Tôt ou tard, le capital dévore le capitaliste, incapable d'en embrasser l'énormité…
Charbonneau introduit là une notion encore balbutiante aujourd'hui: la responsabilité ne revient pas aux humains (capitalistes voraces ou peuple pris dans la servitude volontaire) mais au système qui fait des victimes de tous bords, les 1% autant que les 99%... Il ne s'agit donc pas de combattre les capitalistes, d'aménager le système pour lui donner un visage humain, de "transitionner" lentement vers un monde meilleur, mais bien de détruire ce qui nous détruit, le capitalisme. Le seul capital létal est le capital monétaire et c'est par l'outil monétaire qu'il faut atteindre le capitalisme. C'est le côté le plus révolutionnaire et novateur de cet auteur, celui qui l'a amené à écrire à la fin de sa vie "Il court, il court le fric"… (voir ce livre résolument postmonétaire dans la bibliothèque).
p. 5: La gestion d'énormes empires aux participations variées a transformé les trusts en super-états gérés par une direction collective. (Davos, la mondialisation…) La possession de l'information comptant autant que celle des capitaux (des médias aux réseaux sociaux), la gestion tombe aux mains d'une direction technique et d'une administration bureaucratiques. Le capitalisme devient un monstre aux mille têtes (ou sans tête) dont on ne sait plus où il se situe. (La crise politique en France sous l'ère Macroniste l'a bien mis en exergue à l'automne 2024!). Pour la droite et la gauche, le capitalisme c'est la propriété, donc la défendre c'est le défendre.
Mais la gauche, mis à part une petite frange restée "radicale", depuis qu'elle s'est laissée prendre dans les filets du "réalisme économique et de la rigueur budgétaire", elle fait mine de combattre le capitalisme mais sans remettre en cause la propriété capitaliste. Elle est logiquement devenue partenaire du capitalisme, comme les syndicats sont devenus les "partenaires sociaux" du patronat…
p.6: La masse impuissante est passive parce que n'ayant plus aucune prise sur sa condition, livrée à un pouvoir qu'elle ne peut atteindre car elle n'a pas de tête et qu'il n'en a pas. Elle ne peut plus espérer de Révolution qu'accordée par ses maîtres. Ce n'est pas le salaire mais la petite propriété qui rend traître au prolétariat et à sa classe…
D'où la nécessité de proposer un autre imaginaire, d'où l'importance du slogan postmonétaire: "Rendre aux usagers la maîtrise de leurs usages…"