L'énigme du don, Maurice Godelier
Editions Flamarion, avril 2008, 320 pages.
Maurice Godelier (1934- ), un des tout premiers partisans de l'intégration du marxisme dans l'anthropologie. Il a passé sept années à observer les Baruyas en Papouasie-Nouvelle Guinée. Il est issu d'une famille modeste pour qui « les riches vont au lycée et les pauvres chez les catholiques ! » Un professeur le remarque, l'inscrit d'autorité en hypokhâgne et lui obtient une bourse. A la faculté de Lille, il rencontre Michel Foucault avec qui il se lie d'amitié. Foucault le pousse à intégrer l'Ecole Normale supérieure. Il obtient une agrégation de philosophie en 1959 et très vite se lance dans l'anthropologie qui lui permet de traiter des questions économiques et sociales, ce qui l'intéresse au premier chef. Entre 1964 et 2021, il publie de nombreux ouvrages, dont cet essai sur le don dans lequel il fait le point sur l'état de la recherche après Marcel Mauss, Franz Boas, Lévi-Strauss..., et y introduit une analyse marxiste visiblement influencée par le courant de la Vertkritik.
C'est presque à regret que j'ai classé cet essai dans la catégorie du "pas suspendu de la cigogne". Si Maurice Godelier ne s'affirme pas explicitement pour une société a-monétaire, toutes ses explications du système de don et contre-don qu'il découvre avec le peuple des Baruyas, en Papouasie-Nouvelle Guinée, nous ramènent au système capitaliste. Le va et vient continuel entre la culture des Baruyas et la nôtre donne une formidable envie de classer ce livre dans la catégorie "postmonétaire"...
« Alors qu'ailleurs il faut appartenir à un groupe pour vivre, un clan, une communauté villageoise ou tribale, et que ce groupe vous aide à vivre, dans notre société appartenir à une famille ne fournit pas à chacun, pour la vie, ses conditions d'existence quelle que soit la solidarité existant entre ses membres. »
Dès l'introduction, Godelier fait le parallèle entre nos deux civilisations: à chacun sa part d'ombre et de génie. Par certains côté, les Baruyas sont plus civilisés que nous, par d'autres nous avons la chance inouie d'échapper à la cruauté de ces tribus dites primitives...
« Le paradoxe propre aux sociétés capitalistes, c'est que l'économie est la source principale d'exclusion des individus, mais que cette exclusion ne les exclut pas seulement de l'économie. Elle les exclut de la société et les chances d'y être à nouveau inclus sont de plus en plus faible. »
L'exclus économique est quasiment sur un toboggan : dès qu'il commence à descendre, sa vitesse de chute s'accélère de façon exponentielle. La mise à mort de l'ennemi capturé ou du déviant dans la société Baruya est certes "rafinée", mais elle est rare, alors que dans les pays capitalistes, la mort sociale est lente, silencieuse et solitaire. C'est le progrès moderne !
« Il ne peut y avoir de société, d'identité qui traverse le temps et serve de socle aux individus comme aux groupes composant la société, s'il n'existe pas des points fixes, des réalités soustraites aux échanges marchands ou échanges de dons. […] Dans ce mouvement, s'est trouvée éclairée la nature de cette chose si familière qui semble menacer la pratique du don et ne pénétrer dans le domaine du sacré que pour le profaner et le détruire, l'argent. »
Selon Mauss, le don est possible quand les choses données prolongent les personnes et que les personnes s'identifient aux choses possédées ou échangées. Il précise que la différence entre eux et nous, c'est que le "Potlatch" est marqué en profondeur par une économie morale du don alors que chez nous, tout don est marqué par une morale et une économie de marché, de profit. La différence vient sans doute du fait que le don oblige à un contre-don car l'objet donné emporte avec lui une partie spirituelle du donateur qui logiquement est diminué dans sa qualité même. Le contre-don vient réparer "l'amputation" du donateur par un autre objet dont le donataire peut se décharger sans amputation puisqu'il n'a rien perdu en recevant le don. Voilà qui nous ramène de suite aux fondements de toute société, la nôtre étant à ce point naturalisée que nous oublions que, du néolitique au TINA de Margaret Thatcher, c'est une construction de conventions sociales successives qui nous a conduit là où nous en sommes, très près de la société autophage dont parle Anselm Jappe, «...l'origine symbolique de la société expliquant pourquoi la vie sociale est fondamentalement "échange" et se compose de systèmes symboliques (les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion, etc.) structurés par des structures mentales inconscientes...»
Les postmonétaires sont arrivés sur le "marché des idées" avec l'intuition que toute société évoluée est fondamentalement échange et que ce qui doit être remis en cause n'est pas l'échange (aujourd'hui marchand) mais la symbolique qu'une convention sociale lui confère. S'il faut abolir l'argent, ce ne peut être qu'en changeant la symbolique primitive qui le caractérisait. En cela l'idée de passer de l'argent à la notion de « libre accès » en est le fondement. La symbolique du « libre accès aux biens, services et savoirs» ne peut en rien coïncider avec celle des marchands, des économistes. C'est en même temps ce qui fait la complexité du processus de « désargence », le passage d'un état (avec ou sans majuscule) à l'autre. Changer l'objet est simple, les tenants du bitcoin le prouve, mais cela ne change rien. Changer la symbolique change tout ce qui relevait de l'argent, soit l'intégralité des liens sociaux aujourd'hui totalement marchandisés. L'argent outil est devenu le paradigme dominant. Et Godelier explique :
« Avec Lévi-Strauss, la vie sociale devenait un mouvement d'échanges perpétuels par lequel circulaient entre les individus et entre les groupes les mots, les biens, les femmes. Et nous étions invités à chercher l'origine de ce mouvement au-delà de la pensée consciente et des raisons explicites avouées, dans l'inconscient de l'esprit humain. Ce qui préoccupe Levi-Strauss, c'est évidemment d'expliquer comment les gens pensent et pourquoi ils pensent comme ils pensent...»
Cette remarque explique bien le défi que nous lançons modestement : il s'agit bien d'expliquer comment, après trois millénaires de marchandisation, les gens pensent et surtout pourquoi ils pensent comme ils pensent. On voit bien alors l'intérêt pratique des magasins gratuits : jamais, dans un contexte marchand, de telles initiatives changeront quoique ce soit au pourquoi nous pensons en épiciers, mais au moins comment nous pensons le monde, et comment nous pouvons penser un autre monde. Ces magasins sont le lieu idéal pour comprendre la mutation mentale, la "désargence"à opérer (ni le marché capitaliste, ni le "potlatch" primitif, mais l'accès)...
« Dans son effort pour comprendre le monde, l'homme dispose toujours d'un surplus de significations qu'il répartit entre les choses selon les lois de la pensée symbolique qu'il appartient aux ethnologues et aux linguistes d'étudier... »
Et c'est sans doute ce qui nous est donné d'étudier avec nos faibles moyens ethnologiques et linguistiques pour décrypter comment le cadre monétaire a induit des constructions symboliques propre à l'argent qui ne répondent en rien au vrai ou faux, à la raison ou l'illusion, à la loi naturelle ou au dogme.... Sous ses aspects mathématiques, scientifiques, rationnels, l'économie capitaliste est bourrée de "signifiants flottants".... En grec, un symbolon, c'est le signe tangible d'un accord et par extention d'un contrat (nos actes notariés ou l'hypothèques). Le fonctionnement de notre économie, de la complexité des transactions boursières à la baguette de pain quotidienne que nous échangeons contre une pièce de monnaie, tout relève d'une pensée symbolique jamais évoquée. La main invisible du marché vaut bien l'explication mythologique du Kula (le potlatch de Papouasie). La valeur marchande d'un objet n'est pas plus la valeur des échanges au sein d'un Kula. Chez nous, il y a la rareté des matériaux, le travail qu'à nécessité l'objet, sa rareté ou son esthétique, les profits cumulés de tout une chaîne de production et de distribution, la mode autant que l'utilité... Chez les Baruyas, il y a le symbole qu'il recouvre, la rareté, le rang social du donneur, plus la part d'âme que l'objet emporte avec lui au Kula... Nos marchandises ne sont pas plus rationnelles que leurs dons et contre-dons. Que l'on soit trader à Wall-street ou Bigman papou (grand chef, chamane ou descendant d'un Dieu) le juste prix est un mythe qui, de l'Antiquité au temps de l'IA, ne vaut pas plus que le totem planté au milieu de la tribu! Le choix d'une forme sociale telle que la nôtre (moderne, technologique, marchande) ne s'est pas élaborée différemment que celle de l'amazonien isolé au fin fond d'une jungle impénétrable : le signifiant précède toujours le signifié, que cela aboutisse à une société a-monétaire et non autoritaire ou au capitalisme totalitaire. Une société postmonétaire ne se construira pas autrement et nécessitera ce que certains appellent "un récit", d'autres un "grand projet".... Une "désargence" devra suivre le même parcours symbolique que la révolution copernicienne qui a remis en cause la Genèse, le récit littéraire de la création du monde par un Dieu, ce qui modifie profondément la compréhension que l'on peut avoir de l'homme, de la tribu, des déterminants biologiques, sexuels, culturels, bref, de tout ce qui constitue notre univers. Tout changer, du plus prosaïque au plus poétique, demandera certainement une participation active de tous sans exception, et vraisemblablement conjointement à un grand bouleversement, un déluge, aux sept plaies d’Égypte, à l'effondrement systémique..., appelons cela comme on veut !... C'est ce que résume Gondelier en disant que : « La pensée produit le réel social en combinant deux parties d'elle-même, deux pouvoirs distincts qui se complètent sans se confondre, la capacité de représenter, d'imaginer, et celle de symboliser, de communiquer les choses réelles et imaginaires. [...] Ce qui nous importe ici est de constater qu'avec Lévi-Strauss, comme avec Lacan et d'autres penseurs de cette époque, s'opérait un changement général de perspective dans l'analyse des faits sociaux, un déplacement du réel et de l'imaginaire vers le symbolique et l'affirmation du principe que, de l'imaginaire et du symbolique (qui ne peuvent exister séparément), c'est le symbolique qui domine et doit donc être le point de départ de toutes les analyses. »
De même que Lacan parlait du père réel (cet inconnu), du père imaginaire (celui que l'on croit être) et du père symbolique (celui qui est institué par la fonction paternante et paternel), la projection que nous faisont d'un autre monde fait de liberté, d'équité et de fraternité, autant que la stratégie pour y parvenir, devront tenir compte de ces trois points de vue, de ce panoramique, pour être audible. Cela implique quelques querelles théoriques, comme cela advint au sujet des sociétés traditionnelles entre Mauss, Lévi-Strauss et Godelier. Les sciences humaines ne sont pas plus exactes que les sciences dures dont les hypothèses ne valent que le temps de l'émergence d'une autre hypothèse.
« Le discours de l'économie politique, depuis des grands fondateurs, avait déjà produit cette distinction [celle des trois catégories : le réel, le symbolique et l'imaginaire] à propos d'un objet très privilégié, de l'objet d'échange par excellence dans la société moderne, la monnaie. » Il ne suffit pas qu'une monnaie existe pour que les échanges marchands se développe, il ne suffit pas se souhaiter une société du don pour que la vie soit idéale. Les Baruyas avait une quasi-monnaie, sous forme de barres de sel qui pouvaient s'échanger contre n'importe quoi, se diviser en demi, quart, huitième de barre, qui pouvaient s'accumuler tout autant que l'argent or, papier, virtuel ou la cryptomonnaie. Comme pour l'or, les barres de sel ont permis la constitution de classes ou de castes, donc des dominations, exploitations, soummissions et pouvoir d'une minorité sur la majorité. De là à imaginer que ces dominants soient des dieux, ou des descendants de dieux, au mieux des représentants des dieux, il n'y a qu'un pas. C'est aux dieux en général et au Pharaon en particulier que les Égyptiens croyaient devoir la vie, la fertilité, l'abondance. «Tout pouvoir contient des noyaux d'imaginaire qui ont été nécessaires à sa formation et à sa reproduction», nous dit Godelier, de Ramsès à Elon Musc! Serons-nous capable de renverser trois millénaires de marchandisation et d'instaurer des pratiques de dons, d'échanges agonistiques (sans antagonismes, sans guerre économique)? Il faut pour cela beaucoup d'imagination et de rigueur théorique à la fois...
Partant du don institué par la kula, les Baruyas ont inventé une curieuse pratique que les anthropologues ont mis des années à comprendre. Dans l'échange d'objets, il est logique que les deux objets ait une valeur commune (ce que nous illustrons en disant qu'on n'échange pas un boeuf contre un oeuf). Pourquoi alors, les Baruyas ont inventé les échanges simultanés d'un même objet: je te donne un porc et tu me rends un autre porc de même taille et poids. Qu'y a-t-il a gagné à traverser la forêt avec un porc pour en revenir avec un proc totalement identique? Aussi absurde que cela paraisse, j'ai tenté d'instaurer cette pratique. Chaque matin, je prend un café en compagnie d'un ami. Ayant oublié un jour mon porte-monnaie, l'ami a payé mon café et le sien. Le lendemain, j'ai bien entendu payé les deux cafés. Il a fallu deux bonnes semaines pour que l'ami réalise que c'était un jeu à somme nulle totalement idiot. Un café par jour ou deux cafés tous les deux jours reviens au même..., sauf que le fait d'offrir le café un jour l'un un jour l'autre marque une amitié, une fidélité, un lien social que les paiements individuels occultent. De ce fait, le café prend une valeur qui ne vient ni du grain, ni de sa préparation, ni du sourire du barman, une valeur supplémentaire purement symbolique. Et ce n'est pas rien dans un monde soumis à la marchandise au point que nous soyons nous-même devenus des marchandises, des objets d'échanges qu'il faut bien louer pour avoir de quoi manger. L'idée de se vendre pour être en capacité de se payer un café aurait horifié un Baruya et nous ferait passer à ses yeux pour des sauvages à classer très loin en-dessous du cochon! Depuis, l'ami et moi payons le café à tour de rôle, au cas ou demain le société deviendrait a-monétaire et qu'il faille recréer tous les liens sociaux qui nous font humains!... «Le don et contre-don d'un même objet (un café contre un café), c'est peut être le déplacement minimal nécessaire pour qu'une prestation totale, un double rapport de dépendance réciproque, se mette en marche...» ajoute Godelier. Mise en marche, premier pas..., sans doute indispensable pour qu'une société soit autant créatrice de liens que de biens, ce qui n'est visiblement pas le cas dans notre Occident aussi riche que matérialiste.
L'auteur ajoute à cela que «...le contenu imaginaire, immatérielle des choses échangées ne se résume ni à la rareté des matériaux, ni au contenu imaginaire, ni au donateur de la chose... » J'ai cherché ce qui subsitait dans nos sociétés qui soit encore des objets ne se résumant pas à une valeur marchande. Il faut y penser longtemps avant d'en trouver un et encore partiellement. Il y a bien l'oeuvre d'art qui est commercialisé, parfois jusqu'à la folie, mais qui porte en elle la marque de son créateur. D'ailleurs on n'achète pas un tableau qui se résume à une unique couleur noire, mais on achète UN Soulage!
C'est un point clé des travaux de Godelier qui ajoute que dans toute société digne de ce nom, il y a «des choses, des biens, des personnes qu'on échange, il y a tout ce qu'on ne donne pas et qu'on ne vend pas et qui fait également l'objet d'institutions et de pratiques spécifiques qui sont une composante irréductible de la société comme totalité et contribuent également à expliquer son fonctionnement comme un tout. »
Qu'est-ce qui ne se vend ou se donne chez nous, à part l'air qu'on respire? Ce n'est même plus tout à fait vrai. Les riches habitent là où l'air est sain, les pauvres tout près des usines. Un même logement se vend plus ou moins cher selon l'air que l'on peut y respirer. Souvent on me dit qu'il reste l'amour, bien qu'il y ait de l'amour tarifé, et pas que dans la prostitution. Il suffit de voir les jeunes et jolies femmes qui entourent un vieux riche et obèse sur son yacht. On se doute bien que ce n'est pas pour ses qualités érotiques ou sa tendresse qu'elles sont là. C'est même un signe encore de notre infériorité au regard des structures sociales dites "primitives"!
Mauss faisait du potlatch un "phénomène social total", concept que l'on peut observer dans toute civilisation, de la plus archaïque à la plus moderne. Cela rejoint la définition de l'effondrement que nous donne Yves Cochet: "une situation dans laquelle plus aucun service encadré par la loi ne serait en état de fonctionner". Un seul élément du système complexe peut, par effet domino, faire tomber un après l'autre tous les autres, jusqu'à en bloquer la totalité et le rendre obsolète. Il se trouve que notre époque a accumulé toutes sortes de phénomène social total. Les six seuils irréversibles définit par le Giec, la finance débridée, la démographie, une guerre mondiale..., la liste est longuie de ce qui peut nous mener à l'effondrement à court terme. Sans le repérage de ces phénomènes, sans l'imagination d'autres phénomènes globaux possiblement mobilisateurs. notre existance pourrait bien être réduit aux seules stratégies de survie... C'est ce que résumait ainsi Jean-Paul Lambert : « Plus les profits monétaires font des dégâts, plus les dégâts sont source de profits ». Jean-Paul Lambert et Alain Caillé ont longuement débattu en amis sur ce principe, le premier s'engageant résolument dans la "Désargence" quand le deuxième élaborait son "Convivialisme", une sorte d'altercapitalisme, certes généreux et pouvant faire consensus, mais ne renversant en rien le phénomène social total !
« les individus aussi bien que les groupes, pris dans ce mouvement perpétuel sans pouvoir y échapper, en sortir (sauf , et ceci est significatif, pour quelques individus et groupes dont les fonctions et le statut les situent au-delà de toute compétition, comme les familles de chefs se réclamant d'une origine divine), tout se passe comme si les choses précieuses, données et reçues, avaient une existence qui les ferait se mouvoir en un mouvement sans fin entraînant avec lui les êtres humains qui de sujets deviendraient objets et se retrouveraient soumis, dominés par cette ronde de richesses qu'ils auraient eux-mêmes mise en mouvement. »
Cette phrase sous la plume de Godelie est étonnante! Il suffit de changer quelques mots pour qu'elle s'applique parfaitement au capitalisme en phase terminal. Le potlatch, c'est la bourse, la finance ; les groupes, c'est les partis politiques et les syndicats, autant que les mouvements contestataires ; les familles de chefs, c'est le forum de Davos et ses projections délirantes sur l'avenir ; les choses précieuses, ce sont la technologie numérique, l'IA, la géo-ingénierie... ; les sujets sont devenus des marchandises comme de vulgaires savonnettes et sont soumis, prisonniers d'un mouvement en roue libre, et la ronde des richesses est devenue délirante pour les plus riches, piège pour les plus pauvres qui croient être clients quand ils ne sont que produit...
« les deux mondes, celui des dons et celui des marchandises, sont vraiment comparables. Au fétichisme des objets correspond le fétichisme des marchandises, au fétichisme des objets sacrés correspond celui de l'argent fonctionnant comme capital pouvant engendrer de la valeur, comme ragent capable d'engendrer de l'argent ? C'est cela la mythologie du capital. » Et quelques lignes plus loin, « dans les sociétés dominées par l'obligation de donner, ce sont les choses finalement qui semblent prendre la place des personnes et les objets qui se comportent comme des sujets. Dans les sociétés dominées par l'obligation de vendre et de faire de l'argent , du profit, ce sont les personnes qui sont traitées comme des choses. Mais dans les deux cas c'est un processus identique qui a fonctionné... »
Cette comparaison entre les sociétés de potlatch et les sociétés capitalistes est rare. Généralement on se sert des premiers pour se croire supérieurement développés et de notre ethnocentrisme pour dénigrer les "sauvages", au mieux pour justifier les dégâts que l'on produit. De l'a à s'attaquer au salariat, à l'État, au marché, il n'y avait qu'un pas à franchir pour l'auteur: « Cette production d'êtres fantasmatiques dominant les humains est à l'origine lointaine des classes et des castes, et c'est elle qui explique pourquoi les gens consentent à travailler ou à partager les produits de leur travail avec ceux d'entre eux qui semblent les plus proches qu'eux des dieux, des esprits qui apportent abondance ou malheur, des prêtres, des chefs amis ou parents des dieux... »
C'est bien ce même sentiment de retrouver ces "êtres fantasmatiques" au sein de notre société qui se voit comme fin de l'histoire qui m'a amené à rejetter radicalement l'échange marchand et son outil monétaire, puis a prôner une société du don, et enfin à abandonner le don déjà largement expétrimenté, pour en arriver à imaginer une société de l'Accès. En ce sens, il serait logique de classer Maurice Godelier dans la catégorie postmonétaire, bien qu'il ne l'ait pas affirmer aussi clairement que moi, ce qui m'étonnera toujours... L'absence d'une aristocratie dominante et massacrante ne peut s'imaginer sans abandon de tout ce qui lui a permis de se constituer, en partant n'importe quelle configuration politique. C'est donc bien l'imaginaire, le symbolique et le réel qu'il faut changer en un même mouvement. Et ce, sans aucune référence à un passé, à une mémoire ancestrale. Les peuples sans argent et sans pouvoir, sans esclaves ni aristocrates se réduisent à quelques tribus survivantes des diverses colonisations. Les Sans en Afrique, les Jarawas de l'insulinde, les Inuits de l'Arctique, quelques aborigènes et amérindiens sont les seuls rescapés qui en gardent mémoire quelques usages utiles malgré notre impérialisme forcené. Nous sommes contraints d'inventer, d'innover, en nous méfiant de toutes les scories productivistes, extractivistes et néocoloniales dont nous avons hérité.
Maurice Godolier en une phrase résume notre projet: «Il y a plus dans l'être social que dans l'addition de ses besoins ou de telle et telle nécessités sociales. Les hommes ne se contentent pas de vivre en société et de la reproduire comme les animaux sociaux mais doivent produire de la société pour vivre.»
Produire une nouveau type de société, ni archaïque ni moderne, au moins "postmoderne" sinon "postmonétaire", est bien la seule issue qu'il nous reste. Faute de quoi, Godelier nous en prévient, les humains continueront à « être agis par les objets qu'ils donnent, vendent et reçoivent au lieu d'agir sur le cadre institutionnel qu'ils se donnent... Les causes deviennent effets, les moyens deviennent agents, l'agent devient moyen et l'objet devient sujet...» [...] « les deux mondes, celui des dons et celui des marchandises, sont vraiment comparables. Au fétichisme des objets correspond le fétichisme des marchandises, et au fétichisme des objets sacrés correspond celui de l'argent fonctionnant comme capital, comme valeur dotée du pouvoir d'engendrer de l'argent? C'est cela la mythologie du capital. Notre actualité, c'est d'être dominé par l'obligation de vendre et de faire de l'argent, du profit, et donc les personnes sont traitées comme des choses. Argent ou don, dans les deux cas, c'est un processus identique qui fonctionne. »
Un grand merci, Monsieur Godelier !