L'entraide, un facteur d'évolution, Pierre Kropotkine
Editions Hachette 1906, 498 pages
Kropotkine a écrit cet essai en 1902 et y fait la synthèse de ses recherches en Sibérie orientale et Mandchourie septentrionale, en ethnologue sur des petites communautés villageoises, en biologiste sur les plantes et les animaux propres à ce pays et à son climat particulièrement rude. Il en tire une "morale sociale" qui renverse totalement l'idée que la loi du plus fort permet la sélection des meilleurs et accélère le progrès. Notre conception du monde est fondée sur une "pseudo loi de la jungle" alors que ce que la nature a fait de mieux en matière de progrès procède de l'entraide et de la coopération. Il est donc temps, avant le désastre, de refonder un cadre social plus réaliste, plus naturel.
Curieusement, ou plutôt naturellement puisque Kropotkine était anarchiste, il n'a été traduit et publié par Elysée Reclus, lui aussi anarchiste donc peu lu, et a fallu attendre 2017 pour que deux scientifiques, Pablo Servigne (docteur en sciences) et Gauthier Chapelle (ingénieur agronome) s'intéressent à cet essai et à ses idées et écrive 'L'entraide, l'autre loi de la jungle". Il est donc temps de revenir aux sources et d'écouter ce qu'en disait Piotr Kropotkine en 1902. Il est évident que Kropotkine aurait adhéré à l'un ou l'autre des collectifs postmonétaires s'il n'était né en 1842….
Chapitre 1-2: L'entraide parmi les animaux:
p.10: Introduction : Kropotkine décrit les hivers sibériens où les animaux de tous genres sont soumis à des conditions d'existence limites. Il a vainement cherché la lutte acharnée entre animaux d'une même espèce comme cela était décrit dans tous les ouvrages scientifiques, darwinistes ou pas. Au contraire il y voit des milliers de chevreuils fuyant ensemble le gel et les tourmentes de neiges pour traverser l'Amour ensemble au bon endroit que les anciens connaissaient. Au contraire, la loi naturelle de l'aide mutuelle s'observe dans toutes les espèces. Toute notre société, soi-disant évoluées, est fondée sur une erreur d'observation, sur une loi naturelle qui n'existe pas ou a minima bien moins que chez l'homme.
p.17: Ce n'est pas l'amour qui pousse chevaux et autres ruminants à se mettre en cercle pour repousser l'attaque des loups, ni l'amour qui pousse des oiseaux à recueillir des oisillons dans leur nids et à les nourrir comme les leurs. C'est un instinct qui s'est peut-être développé parmi les animaux et les hommes et leur a appris la force collective de l'entraide et du soutien mutuel. Et pourtant, la plupart de nos contemporains persistent à dire que la guerre de tous de chacun contre tous est la "loi de la vie". Nous avons tant entendu parler de "l'âpre et impitoyable lutte pour la vie", de l'homme préhistorique à l'homme civilisé, que cela est devenu un article de loi… Et c'est toujours le cas. Des biologistes étudiant les Dauphins ont constaté qu’en période de fraie, ils encerclent les bans de harengs et par un système de bulles, ils arrivent à séparer les mâles des femelles. Les mâles seront toujours assez nombreux pour féconder les œufs, mais il faut beaucoup de femelles pour que l'espèce subsiste. Les dauphins collaborent donc pour respecter les stocks bien mieux que nos pécheurs en chalutiers modernes.
Suit une longue analyse des différents usages que les scientifiques ont fait de la théorie de Darwin, les uns pour accentuer la lutte de tous pour la vie, les autres pour tenter de réintégrer l'entraide comme une loi naturelle de la communauté humaine: un combat inégal puisque les premiers donnaient raison aux "marchands" les seconds à la "sociale… Kropotkine en arrive à expliquer que "le soutien mutuel entre les individus joue un rôle beaucoup plus important que leur lutte réciproque."
p. 35: Ce qui frappe dès l’abord quand on commence à étudier la lutte pour l’existence sous ses deux aspects, — au sens propre et au sens métaphorique, — c’est l’abondance de faits d’entr’aide, non seulement pour l’élevage de la progéniture, comme le reconnaissent la plupart des évolutionnistes, mais aussi pour la sécurité de l’individu, et pour lui assurer la nourriture nécessaire. Dans de nombreuses catégories du règne animal l’entr’aide est la règle…
p.37: Kropotkine décrit longuement l'aventure d'un crabe coincé sur le dos par une barre de fer dans l'aquarium d'un laboratoire. Plusieurs heures durant, deux autres crabes tentèrent mille manières de sauver leur congénère. N'y arrivant pas, ils allèrent chercher de l'aide auprès des autres crabes… Les fourmis surtout, par l'extraordinaire organisation de la fourmilière, ont montré leur capacité à diviser le travail, à sélectionner des spécialistes, à se nourrir mutuellement, à établir des échanges de bonne volontés avec d'autres espèces (les pucerons par exemple), etc.
p. 39: "Les fourmis et les termites ont répudié la « loi de Hobbes » sur la guerre, et ne s’en trouvent que mieux!"
Chapitre 3 : L'entr'aide parmi les sauvages
p.116: Il serait tout à fait contraire à ce que nous savons de la nature que les hommes fassent exception à une règle si générale : qu’une créature désarmée, comme le fut l’homme à son origine, eût trouvé la sécurité et le progrès non dans l’entr’aide, comme les autres animaux, mais dans une concurrence effrénée pour des avantages personnels, sans égard aux intérêts de l’espèce. En somme, cette remarque de Kropotkine rejoint l'analyse des Postmonétaire qui très généralement pensent que l'homme avant l'argent était "naturellement" porté à l'entraide et à la coopération et que dès l'introduction de la monnaie, conjointement en Chine, en Inde et dans le croissant fertile du Moyen-Orient, les humains ont commencé à oublier cette loi naturelle. Est-ce l'argent qui en est ma cause ou l'industrie des métaux, l'agriculture, les sciences de l'écriture et des nombres qui en sont cause? Les liens entre l'argent et tous les autres facteurs cités est tellement évident qu'on peut faire de l'argent une cause première. Il est évident qu'il est difficile avec l'argent, d'éviter la mise en concurrence de tous contre tous, la formation de classes sociales d'inégal pouvoir, la nécessité de réaliser des profits quel qu'en soit le prix. Le mythe du roi grec Erysichthon pris d'une faim inextinguible après avoir commis le crime d'abattre un arbre sacré est rapporté par le poète Callimaque (-305,-240). Il nous explique que l'appât du gain est comme une drogue, insatiable et mortelle. Comme Erysichthon, le capitalisme finira par se dévorer lui-même et entraînera l'humanité dans sa perte…
p.120: Ainsi des sociétés, des bandes, des tribus (et non des familles) furent la forme primitive de l’organisation de l’humanité chez ses ancêtres les plus reculés (ce que les zoologues ont compris plus vite que les éthnologues). La zoologie et la paléo-ethnologie sont ainsi 120 d’accord pour admettre que la bande, non la famille, fut la première forme de la vie sociale. Effectivement, à chaque fois que l'on découvre une pierre taillée en outil ou arme, on en trouve quantité d'autres aux alentours… Il en va de même pour les tessons de poterie. La famille vient logiquement après le clan, la tribu. La complexité des règles sociales mises en place montre que depuis la préhistoire, les humains, les stratégies de survie sont conçues pour le clan et non pour l'individu.
Les pages qui suivent relatent la découverte du mode de vie des Bushmen, des Hottentots, des Ostiaks, des Esquimaux, des Dayaks… Ce que Kropotkine retient de tous ces peuples c'est ce qu'il appelle un communisme : les produits de la nature appartiennent à tous et sont protégés par tous. La notion de propriété privée n'existe pas et ne s'instaure qu'avec l'arrivée des occidentaux.
p.139: S'il y a des guerres entre clan, c'est généralement pour des tabous non respectés, plus rarement de contrats violés, plus souvent pour des croyances magiques ou religieuses…, jamais pour l'accumulation de biens… Quand il y a accumulation, c'est du fait des "civilisés". Mais ils ont un moyen à eux pour obvier aux inconvénients qui naissent d’une accumulation de richesses personnelles, ce qui détruirait bientôt l’unité de la tribu. Quand un homme est devenu riche, il convoque tous les gens de son clan à une grande fête, et après que tous ont bien mangé, il leur distribue toute sa fortune. Sur la rivière Yukon, Dall a vu une famille aléoute distribuer de cette façon 10 fusils, 10 vêtements complets en fourrures, 200 colliers de perles de verre, de nombreuses couvertures, 10 fourrures de loups, 200 de castors et 500 de zibelines. Après cela, les donateurs enlevèrent leurs habits de fête, les donnèrent aussi, et mettant de vieilles fourrures en loques, ils adressèrent quelques mots à leur clan, disant que, bien qu’ils fussent maintenant plus pauvres qu’aucun d’eux, ils avaient gagné leur amitié…
p.140: Et l’habitude de brûler avec le mort ou de détruire sur son tombeau tout ce qui lui avait appartenu personnellement — habitude que nous trouvons chez toutes les races primitives — doit avoir eu la même origine. En effet, tandis que tout ce qui a appartenu personnellement au mort est brûlé ou détruit sur son tombeau, rien n’est détruit de ce qui lui a appartenu en commun avec la tribu, par exemple les bateaux ou les instruments communs pour la pêche. Cette coutume se retrouve parfois dans certains clans des "gens du voyage". Au décès d'un proche, la famille brûle toutes les affaires du défunt, y compris sa caravane. Si la famille se retrouve sans un sou et sans abri, elle est hébergée dans les caravanes voisines et nourries sans compter et sans attente d'un "retour sur investissement". Il faut dire que les gens du voyage qui ne sont pas encore sédentarisés, la solidarité n'est pas un simple mot tant elle est en permanence nécessaire. Dans nos sociétés civilisées, les sédentaires n'ont jamais accepté que d'autres soient nomades… Un service, un repas, de l'argent ne se rend pas au sein de la tribu et nul ne viendrait le réclamer. On ne le fait qu'avec les "gadgé" (les sédentaires) qui eux attendent d'être remboursés, qui pensent qu'une invitation à un repas appelle nécessairement un repas offert dans l'autre sens… Il y a des domaines où il est légitime de se demander qui est le plus civilisé…
p 141-157: Kropotkine fait le tour des connaissances rapportées par les anthropologues et les aventuriers ayant fréquenté les "sauvages" et conclut que, s'ils sont différents de nous dans leur conception du monde et dans leurs pratiques, ils sont par d'autres côtés plus humains que nous… Chaque société a sa part d'ombre, mais seul l'homme moderne a les moyens de "pousser le bouchon" jusqu'à l'hubris!
Chapitre 4: L'entraide chez les barbares
p.164: L’homme n’est pas une exception dans la nature. Lui aussi se conforme au grand principe de l’aide mutuelle qui donne les meilleures chances de survivance à ceux qui savent le mieux s’entr’aider dans la lutte pour la vie… Au contraire dans notre Histoire, on ne voit que des races combattre contre d’autres races, des tribus contre des tribus, des individus contre des individus ; et du chaos et des chocs de ces forces hostiles, l’humanité sort divisée en castes, asservie à des despotes, séparée en États toujours prêts à se faire la guerre. On en conclut que la violence est dans la nature humaine et qu'il faut une autorité forte pour canaliser les peuples.
p.167: Presque tous les documents historiques portent le même caractère ; ils ont trait aux violations de la paix, mais non pas à la paix elle-même. De sorte que l’historien le mieux intentionné fait inconsciemment un tableau inexact de l’époque qu’il s’efforce de peindre.
Un historien du XXII° siècle (si tant est qu'il en reste encore) qui reprendrait les médias d'aujourd'hui pour comprendre l'époque la trouverait plutôt sanglante et totalement individualiste et n'aurait aucune connaissance de quantité de belles et bonnes choses qui pourtant ont bien existé…
p.168: Les savants n’ont pas encore bien établi les causes qui poussèrent, il y a environ deux mille ans, d’Asie en Europe, des nations entières, et produisirent ces grandes migrations de barbares qui mirent fin à l’Empire romain d’Occident. Depuis 1906, nos connaissances des dits barbares se sont améliorées. On sait maintenant que ces migrants fuyaient des problèmes climatiques (sécheresses en particuliers) et que les troupes romaines étaient décimées dans le même temps par des épidémies. Les hommes vaillants mais sans pains ont facilement pris la place des hommes malades, affaiblis, mal formés car recrutés dans l'urgence… Le mélange des gènes, de la culture, des différentes organisations sociales et croyances a sûrement été un bienfait global et pas seulement la chute d'un Empire.
p.171: En France, les possessions communales et les distributions de terres arables par l’assemblée du village persistèrent depuis les premiers siècles de notre ère jusqu’à Turgot, qui trouva les assemblées villageoises « trop bruyantes » et en commença l’abolition.
Turgo (1727-1781), économiste français, est le dernier maillon de la longue chaîne d'hommes politiques qui se sont acharné à démanteler tous les pouvoirs locaux qui faisaient de l'ombre à la royauté. Ce mouvement centralisateur initié par Philippe Auguste (1165-1223), a été le premier à décréter qu'il était assez grand pour se donner le titre de Rex Franciae, roi de France, alors que la France, assemblages hétéroclite de petits royaumes féodaux n'existait pas encore. C'est une caractéristique des humains de produire de temps à autre des hommes se prenant pour Le Chef, Le Roi, Le Jupiter... Avec ce genre d'esprits, pas étonnant que l'on ait totalement occulté la loi de la nature au profit de la loi du Prince!
Kropotkine aurait certainement un vaillant défenseur de l'dée postmonétaire s'il n'était pas né en 1842. On ne peut le classer dans la case des auteurs postmonétaire, ce serait anachronique. Mais il mérite bien d'être a minima dans la catégorie "du pas suspendu de la cigogne"!