Pourquoi les gens s'en foutent du climat ?... Albert Moukheiber

Interview de Green Letter Club

https://youtu.be/dtQZmcxm0qE 1:07:01

Moukeiber.jpeg« Pendant longtemps on croyait que, pour que les gens agissent, il fallait les informer. On appelle cela le modèle du déficit d'information. Informationnel. C'est faux, il ne suffit pas d'informer les gens. Quand on n'a rien à perdre on peut s'en foutre. Quand on a des choses à perdre on va lutter activement contre cela. L'espèce humaine est en guerre sur les récits. Si on arrive à faire dominer le récit "on est dans la merde, il faut qu'on se bouge" on avancerait. Mais il y a d'autres récits en compétition : les récits solutionnistes, ceux qui disent que les causes ne sont pas humaines... Comment crée-t-on des récits actionnables, qui peuvent nous projeter dans l'avenir et qui peuvent fédérer ?... »

Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue clinicien et auteur de Neuromania, éditions Allary est interviewé par Maxime Thuillez de GLC.

Quand on connais le fonctionnement du cerveau, le déni face aux dérèglements climatiques n'est pas si étrange que cela. On a baigné collectivement dans l'idée que les comportements sont juste le fruit de la personne et de sa volonté. C'est faux, et on connaît bien maintenant ce qu'on appelle le "trou intention-action". C'est le temps entre lequel je déclare une intention et le moment où je passe à l'action : "je veux arrêter de fumer mais je ne le fais pas." Au sujet du climat, il y a quantités de facteur qui viennent maximiser ce trou intention action. Les entreprises, le gouvernement, les médias, les voisins, tous disent qu'il faut réduire notre empreinte carbone mais on subi des injonctions paradoxales. L'exemple type, le tabagisme passif a été bien connu, démontré, expérimenté mais on continue à fumer dans des lieux clos, jusqu'au moment où une loi l'interdit. Ce que des discours, des campagnes publicitaires, des actions de prévention n'ont pas changé, une loi vient en un seul jour changer les comportements, en un jour, comme par magie. A l'annonce de la loi les média ont prédit des émeutes, on s'est scandalisé que les fumeurs devrait sortir dans le froid et sous la pluie pour fumer après leur café du matin.... La loi a systémisé le problème.

Aujourd'hui, abolir l'argent est totalement impossible avec les mêmes arguments : les gens n'en voudront pas, la gratuité va faire exploser la consommation, la fin de la propriété privée va susciter des mafias violentes et les riches vont lever des armées pour s'opposer à cette mesure. Or, une disparition de l'argent, par une crise financière pour par une loi, changerait les comportements d'un jour à l'autre. La lente transition que la plupart défendent est un leurre pour ne rien faire, une injonction paradoxale !...

Autre exemple : Beaucoup de gens vérifient s'il y a du PPA dans le truc en plastique qu'ils achètent. On a créé un signal qui est simple. Le fait de créer des cantines avec menus végé ou végan fait qu'il y a plus de restaurants qui proposent ce genre de menus. Ca marche mieux que tous les rapports du GIEC. On appelle cela les "conditions facilitatrice", des conditions qui facilitent certains comportements, d'autres qui retardent les décisions. Il est très difficile de convaincre des milliards d'individu qu'il est absurde de courir acheter le dernier I.phone alors qu'il suffirait qu'Apple s'engage à n'en produire qu'un tous les deux ans pour que les gens s'en contentent facilement.

Sauf qu'il y a la concurrence des autres fournisseurs. Si eux en produisent un par an, Apple s'écroule et on ne peut demander à une entreprise capitaliste de se tirer une balle dans le pied... C'est là que l'on voit qu'il n'y a pas de solution dans le contexte capitaliste et qu'il y a la nécessité de convaincre les gens que c'est l'argent qu'il faut supprimer et pas l'Iphone ou les PPA. Reste à savoir quelles peuvent être les conditions facilitatrices d'une abolition de l'argent. Peut-être l'ouverture de lieux de gratuité (magasins gratuits, mutualisation des machines, outils, électroménager, voitures, etc.)

On est dans un système hiérarchique, qu'on le veuille ou non, et il est plus efficace de partir du haut de la pyramide que du bas. Les discours sur la publicité, les actions des casseurs de pub..., seront toujours moins efficace qu'un maire qui décide d'interdire toute publicité dans sa ville pour des raisons purement esthétiques.

Si je dois faire stations de métro pour trouver un restaurant bio alors qu'il y a un kebab en bas de chez moi, seuls les plus motivés, les plus engagés, les plus libres de leur temps feront l'effort, la majorité, la moyenne, cad la masse, irons au kébab.

On trouve en supermarché de la pastèque découpée en barquette plastique. On a envie de pastèque, l'enfant en réclame, on n'a pas de couteau pour couper une pastèque entière et on craque, c'est normal, tout en sachant que la pastèque découpée vaut dix fois plus cher que la pastèque entière, que le plastique n'est pas recyclable, qu'il va se retrouver dans l'estomac du thon que j'achète en boite, etc. Pourquoi cette dissonance, le plus simple n'est-ce pas que tout soit vendu en vrac ? Mais c'est impossible, c'est du profit en moins pour l'agro-alimentaire... Le discours fait peser les 100% de la responsabilité au consommateur ne marche pas. Il a une responsabilité, mais limitée. Le poids du système sera toujours plus fort et empêche d'interroger toute la chaîne de la pastèque emballée dans du plastique... L'individu est imùportant mais plus on monte dans la chaîne de production plus ça percole !

L'erreur est de croire qu'il suffit d'informer les gens pour qu'ils changent de pratiques. Le modèle du déficit informationnel est faux ! L'information est utile mais insuffisante.

On ne peut expliquer le comportement humain au niveau individuel. Il faut prendre le niveau individuel, le niveau interpersonnel, le niveau de l'environnement. On appelle cela la "cognition incarnée". Nos comportements sont en interaction permanente entre ce qui se passe dans ma tête, ce qui se passe dans mon corps, ce qui se passe dans mon contexte. Est-ce que les normes sociales, ma ville, me parlent du climat ou pas ?...

Après il y a des dynamique systémiques : Un chercheur a identifié trois dynamiques systémiques qui mènent à un effondrement catastrophique : 1, si les personnes qui décident ne sont pas impactées par les conséquences de leurs décisions. (Elon Musk s'en fout du climat, il peut aller où il veut ayant des propriétés partout.) 2, les informations asymétriques : on n'a pas tous les mêmes informations. 3. On connaît tous la solution mais on n'arrive pas à l'appliquer parce qu'il faudrait une coordination comme par magie. (on sait tous qu'il faut produire moins, mais si je le fais je suis coulé par mon concurrent qui ne le fera pas, ou si mon patron le fait, je me retrouve au chômage...) Il faudrait qu'au jour J heure H, on diminuent tous et en même temps la production, mais on n'a pas ces mécanismes de coordination. Sauf à être déjà dans une société sans argent !

On parle souvent de l'aveuglement des élites, mais je n'y crois pas. Il y a un concept skin in the game (avoir sa peau dans le jeu) : quand tu n'as rien à perdre tu peux plus facilement t'en foutre, quand tu as des choses à perdre tu vas activement lutter contre ça : Les élites ont, eux et leurs proches, très peu à gagner et beaucoup à perdre. Les gens les plus impactés par le dérèglement climatique sont ceux qui ont le moins de responsabilité. Comment interdire à un pêcheur indonésien de pêcher à cause de l'acidification des océans alors qu'il n'y est strictement pour rien.

Les élites sont soumis à des dissonances cognitives : face à une contradiction il n'y a que 3 manière de retrouver notre consonance : 1, changer notre comportement (la cigarette tue, j'arrête de fumer) 2 changer sa croyance (je m'en fous de mourir, la cigarette ne tue pas), 3. changer le sens de la croyance (je ne vais pas me priver 40 ans pour gagner 5 ans de vie). Je fais partie de l'élite, je veux que mes boites tournent, et en même temps je sais que le climat c'est important. J'ai trois choix : je réduis mes usines, je me convainc que le climat c'est pas si important, soit je me dis le climat c'est grave mais il faut que je fasse des profits pour résoudre le problème.

On voit ça même chez les postmonétaires : 1.Changer de comportement : le fric pourrit tout, je sors du salariat, je quitte ma banque, je refuse le RSA et je plante mes tomates. (solution héroïque)

2. Changer de croyance : je me dis que l'argent c'est pas si grave et qu'avec une monnaie alternative on sauve les meubles 3. On change le sens de la croyance : Il me faut beaucoup d'argent pour supprimer l'argent dans ma ville autonome et amonétaire qui fera comprendre à tous que c'est la solution.

Le techno-solutionnisme est un biais d'optimisme, une autre manière de résoudre la dissonance cognitive : Il y a un problème, il vient de progrès qui ont grandement servis l'espèce humaine. Il faut donc mettre notre confiance dans cette technologie. Tous les grands défis ont été relevé, ce sera encore le cas à moins d'être défaitistes.

Beaucoup me disent qu'il ne faut pas faire de l'écologie punitive, qu'il faut au contraire faire rêver les gens. Ensuite on voit Valence inondée et on se dit que c'est ça la vraie punition. Elle arrive dans le réel sans qu'on n'y puisse rien si on n'a pas changer nos usages. Mais c'est tellement inimaginable qu'il est plus simple de procrastiner... Tant qu'on n'y est pas on ne peux pas y croire. Comment faire croire quelque chose d'inimaginable ?

L'erreur qu'on a fait avec le dérèglement climatique c'est de dire "ça va arriver " alors qu'on devrait dire "c'est déjà là". En ville, on ne s'en rend pas compte ou moins que des espèces disparaissent, que des sols se stérilisent, que le niveau de la mer monte et que celui des nappes phréatique baisse...

Eco-anxiété (inquiétude tournée vers le futur) et solastalgie (dépression due à une perte réelle) : Pour l'écoanxiété, le mot est mal choisi. L'anxiété est une peur excessive d'un danger pas si grave. Or le danger est réel et grave. En traitant le problème sous l'angle de l'anxiété on perd la richesse, la sensibilité de gens qui pourraient devenir actif, militants (à part que beaucoup ressentent une impuissance acquise ayant beaucoup milité pour peu de résultat.).

La réalité c'est que nos marges de manœuvre sont limitées. Ceux qui on une marge de manœuvre, les élites, n'y ont pas intérêts. Il faut trouver le moyen de les contraindre à changer. Le problème c'est qu'on est dans une course contre la montre. Est-ce qu'on a le temps de changer les normes, de fédérer les actions. Et la course, ont est en train de la perdre.

J'ai un stratum et je fais partie de la nature humaine. Est-ce pour autant que c'est toujours le cas, que ça l'est entièrement. Un homme ne peut voler, c'est la nature humaine. Si un seul homme arrive à ne pas s'écraser en sautant par la fenêtre cette théorie tombe à l'eau.... Nous avons tous le même cerveau mais aucun n'est câblé comme l'autre. On sait aujour'hui que nos comportements ne sont pas dictés par nos seuls cerveaux.

On est toujours dans la vieille trilogie de Platos du logos (la raison), de l'éthos (la réputation) et du pathos (l'émotion). Ces trois éléments peuvent être favorables ou défavorables, utiles ou inutiles, les trois sont en permanence associés...

Quelle place ont les récits dans l'engagement humain et dans notre capacité à sortir d'une crise ? Je pense que l'espèce humaine est en guerre contre les récits du fait même qu'il y a des récits en compétition : récit solutionniste contre récit écologique, complotiste contre économie... Comment fait-on un récit qui soit opérant sur un groupe important ?... Soit on multiplie les récit pour que le maximum de gens y adhèrent, soit on trouve un récit fédérateur pour tout le monde. Un récit doit être contextuel. S'il ne parle pas de ma vie, il ne sert à rien. Il doit être adapté à la vie des gens à qui on le raconte. Je déteste la personnification d'une idée, mais historiquement, un récit fonctionne mieux s'il est porté par quelqu'un de charismatique. L'idéal est de trouver la bonne façon de faire passer une idée sans la personnifier.

Le mouvement postmonétaire dans sa diversité aurait tout intérêt à méditer ce type de discours. Ils nous concerne au plus grand chef étant donné que l'on propose un avenir à la fois incontournable et impossible. Incontournable car tout nous rapproche d'un effondrement global  impossible car cela ne s'est jamais dit, jamais même pensé sérieusement depuis des millénaires.