Pour en fnir avec l'économie, Latouche et Jappe

Pour en fnir avec l'économie, Latouche et Jappe

 

   Éd. Libre et Solidaire, 2015, 177p.

Quatrième Latouche et Jappede couverture: Cet ouvrage est écrit à deux mains par Serge Latouche et Anselm Jappe. Durant toute sa carrière universitaire, Serge Latouche a enseigné l'épistémologie des sciences économiques. En se penchant de manière critique sur ces fondements, il s'est rendu compte que l'ensemble des présupposés de l'économie était très mal assuré. Anselm Jappe, quant à lui, est arrivé à une conclusion très proche à travers une relecture des catégories de l'économie, telles que la marchandise, le travail, l'argent ou la valeur, qui sont en même temps...

Serge Latouche: né en 1940, économiste, philosophe et enseignant à Paris-Sud. Il milite parallèlement au mouvement de la Décroissance. Un long et fréquent débat a opposé le "décroissant" Latouche et le "désargentiste" Jean-Paul Lambert, sans que l'un ou l'autre dévie de ses positions. Latouche n'a jamais admis qu'une société moderne puisse se passer de l'outil monétaire sans de graves dégâts. La seule issue possible qui nous sorte de la forme actuelle du capitalisme, est pour lui la sobriété volontaire.

Anselm Jappe: né en 1962 à Bonn, il enseigne la philosophie en Italie, l'art à l'université de Tours et fait partie du groupe Krisis en Allemagne.  C'est un spécialiste de la pensée de Guy Debort et de Marx. C'est l'un des rares intellectuels qui ait pris clairement position pour une sortie du système monétaire comme issue au capitalisme. En cela, sa confrontation avec le plus prudent Serge Latouche ne manque pas d'intérêt pour nous, postmonétaires… 

  1. Comment l’économie a été inventée :

Présentation de Serge Latouche : Deux courants sont à l’origine de la décroissance : l’anti-développement et la bio-économie de Georgescus-Roegen. Latouche a commencé par soutenir« un développement planifié avec accumulation du capital le plus rapide possible grâce au raccourci technologique ». Puis il est passé à la critique du développement dans la lignée Illich. Depuis 2005, dans « L’invention de l’économie », il déclare : «D’emblée l’économie fait problème, elle n’est pas là comme ça, naturellement, que ce soit comme domaine ou comme logique de comportement, autrement dit, il n’y a pas de substance ou d’essence de l’économie. L’économie n’est « ni naturelle, ni universelle, ni éternelle, ni rationnelle en elle-même ».Il pose la question : «Le travail, l’échange de marchandises, l’argent, la raison utilitaire, les fonctions biologiques du corps individuel, la distinction entre la nature et la culture, les besoins individuels, sont-ils de véritables invariants anthropologiques nichés au fondement de toutes formes de vie sociale ?  L’objet même de la réflexion des économistes n’est-il pas plutôt une “trouvaille de l’esprit”, une invention des économistes ? » Il pose « l’homologie totale entre capitalisme et économie, deux termes pour saisir une même réalité socio-historique ». Il situe ce processus d’invention de l’économie entre la fin du 17° et la fin du 19° siècle.  

Présentation de Jappe : Jappe cherche à passer par-dessus bord le marxise traditionnel et les clefs de ce renversement se trouvent chez Marx lui-même. Il y a trois niveaux de rupture : "un décentrage plaçant la critique du fétichisme de la marchandise au centre de son approche théorique (ce qui dépasse la simple critique de la redistribution inégale) ; la mise en évidence du rapport de valeur-dissociation (masculin-féminin, patriarcat producteur de marchandises)  ; la reformulation de la théorie marxiste de la crise comme limite interne et externe du rapport-capital."

 

L’économie comme religion

Serge Latouche : « Le développement n’est pas autre chose que l’occidentalisation du monde » […] « Après la sortie de la société de consommation, nous allons vers une société d’abondance frugale » […] « Pour décoloniser notre imaginaire, il faut savoir comment il a été colonisé ; autrement dit, il faut revenir à cet arrière-plan de la déconstruction de l’économie. » […] Comme dit Mark Twain, quand on a un marteau dans la tête, on a tendance à ne voir tous les problèmes que sous la forme de clous. «Aujourd’hui nous voyons tous les problèmes sous la forme économique, comme les Romains voyaient tout à travers le prisme de la religion. […] Si nous sommes entrés dans ce prisme, il y des chances que l’on finisse par en sortir. Je crois d’ailleurs que nous sommes arrivés à un moment où l’on ne va pas tarder à en sortir. […] On voit bien là toute l'ambigüité de Latouche qui analyse parfaitement le capitalisme mais rechigne à le remettre en cause radicalement, préférant le moraliser, le "recadrer"… 

 Aujourd’hui, ce sont les immeubles des banques qui dominent la cité, pas les églises. […] La croissance est un dogme, la décroissance est blasphématoire, provocatrice (Gunther Anders : l’idéologie est ce qui permet de ne pas voir certaines choses). « On oeconomisé notre vie. Car dans les sociétés précapitalistes, l’économie n’existait pas… Or, notre société est fondée sur le manque et la frustration et doit être fondée sur cela, sinon les gens ne consommeraient pas. Après être devenus des bêtes à travailler, nous sommes devenus des bêtes à consommer. On ne nous demande pas de penser mais de dépenser. La publicité est le deuxième budget mondial (500 mds/an).»  Son idée est juste quant au manque et à la frustration construite par le capitalisme pour s'autoalimenter. Il a compris que le capitalisme nous empêche de "penser" pour que nous puissions "dépenser" jusqu'à l'hubris… 

«Il n’y a pas d’abondance possible sans autolimitation des besoins, le désir en tension n’est jamais satisfait… Il faut donc sortir de la société de consommation non seulement parce qu’on sera inéluctablement condamné à en sortir, mais tout simplement pour vivre mieux… L’austérité dans une société de consommation, il n’y a rien de pire. Ce n’est pas gérable… Nous allons vers une société totalitaire de pénurie qui sera toujours une société de consommation, mais où l’on ne pourra pas consommer. Pour l’instant nous sommes embarqués vers la barbarie ; j’espère que bientôt nous allons bifurquer pour une autre direction plus sympathique.» Mais Latouche ne dit rien quant à la direction de cette bifurcation indispensable. Elle reste pour lui la décroissance et ne touche en rien le système monétaire qui va avec…

Le fétichisme de la marchandise

Anselm Jappe : Parmi l’ensemble des critiques sociales, la décroissance me semble une des rares tentatives contemporaines pour trouver une véritable sortie de la crise actuelle du capitalisme.  Cette phrase est terrible pour les Postmonétaires: face au capitalisme, il n'y aurait donc rien d'autre d'audible que la décroissance. Il n'aurait donc pas lu la moindre ligne de la quarantaine de livres, romans et essais, qui ont été édités par les postmonétaires, ni aucun des nombreux sites et blogs que l'on peut facilement trouver? Sans doute que nous ne possédons pas les codes des universitaires qui nous autorisent à penser…

L’économie est venue au monde dans une certaine époque historique et peut donc également disparaître. Mais il faut s’entendre sur les mots : si l’économie c’est faire quelque chose pour assurer sa survie matérielle, l’économie ne peut en effet disparaître, pas plus que le travail. Si l’économie est une manière d’organiser la production matérielle des êtres humains autour des catégories de travail, argent, investissement, retour sur investissement, elle ne fait assurément pas partie de la nature humaine. Dans certaines régions jusqu’au XX° siècle, la plus grande partie de l’humanité a vécu à la marge de l’économie. La mémoire des humains est courte. Pourtant il suffit d'interroger quelques octogénaires assez curieux pour avoir gardé en mémoire les récits de la génération qui les a précédés pour comprendre que jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, y compris en France, quantité de gens passaient leur vie entière sans le confort minimum de l'eau courante, de l'électricité, de la mobilité  non pédestre et a fortiori quasiment sans argent… 

Les marxistes (pas Marx) traditionnels, comme les économistes bourgeois, ont présupposé explicitement ou tacitement que l’argent, la marchandise, la valeur et le travail sont des données éternelles, ou au moins, qu’elles font partie de toute vie sociale quelque peu évoluée, et que le seul sujet de débat possible concerne la lutte historique pour une distribution plus juste (soit une remise en cause, non l’existence de la valeur, mais de la seule distribution de la plus-value). La lutte des classes est surtout une lutte autour d’une plus juste distribution des catégories de base du capitalisme… Tout ce que l'homme a construit peut être déconstruit, y compris au niveau des idées. Or, Jappe a raison, notre croyance récente que l'économie est éternelle a été patiemment et savamment construite par l'école (y compris les écoles de commerce et d'économie), les médias, les partis politiques dans leur immense majorité.  C'est peut être le travail considérable qui reviendra aux postmonétaires et autres désargentistes d'abattre l'idée d'une économie marchande naturelle….Le combat est sans doute inégal mais l'Histoire nous en a montré d'autres encore plus enkystées dans les esprits, les religieuses par exemple.  

L’hypothèse d’une économie née récemment est avancée depuis plusieurs décennies par les anthropologues et historiens comme Mauss, Polanyi, Dumont, Sahlins…. L’invention de l’économie signifie deux choses : l’invention d’une science et d’un discours, mais aussi la mise en place d’une pratique réelle…

La nouvelle conception de « l’homo oeconomicus » a probablement été le plus grand changement de conception de l’être humain depuis l’antiquité… Toute réflexion avant l’apparition de l’économie politique était une réflexion éthique, morale fondée sur la conviction que l’homme est mauvais par nature et qu’il faut un grand effort pour le rendre meilleur. La révolution de l’économie politique émerge dans ce cadre mental pour le dépasser ; mais ce dépassement consiste à se déclarer vaincu dans la bataille morale. Il faut abandonner les efforts en vue de l’amélioration de l’être humain, prendre l’humain pour ce qu’il est, parce la méchanceté naturelle de l’être humain peut enrichir la société (ce qui donne Adam Smith et Bernard de Mandeville : du vice privé naîtra le bonheur public).A partir de là, l’homme sujet moral du 18° devient travailleur et consommateur du 21° siècle…

Mais il ne suffit pas de changer de définition, de conception ou de vision du monde pour dépasser l’économisme parce que l’économie n’est pas qu’une affaire d’imaginaire et développe un changement dans la vie pratique réelle.

Pour certains auteurs (Caillé, Michéa, Foucault, Castoriadis…), un jour et sans savoir pourquoi, une nouvelle théorie émerge et commence à être acceptée par le plus grand nombre qui vont alors se comporter selon ce nouveau paradigme (comme s’il suffisait pour ne pas se noyer de se libérer de l’idée de la pesanteur !).  Anselm Jappe fait preuve ici de pessimisme. Qu'une nouvelle théorie émerge au point d'être accepté par la majorité et entrer dans la doxa, ne dépend que d'une chose, que l'idée de base soit assez simple pour être comprise par tous et qu'elle montre un accord entre des gens aussi différents que les philosophes et les plombiers, les jeunes loups et les vieux de la vieille, les riches et les miséreux… Cela peut arriver quand le jeu ne sera plus d'opposer deux conceptions du monde (Latouche contre Jappe), mais de rechercher ce qui relie les décroissants et les écologistes, les gens de gauche et de droite,  les postmonétaires bricoleurs et les théoriciens de la valeur…

Notre représentation fétichiste de l’économie et du monde est aussi la traduction d’une certaine réalité fétichiste (ce qui ne ramène pas forcément au matérialisme historique). Matérialisme historique = la production matérielle est le facteur premier dans la formation des sociétés ; la réaction des penseurs cités, c’est que le facteur premier c’est le paradigme, l’idée fondatrice, la théorie.

Il nous faut dépasser les deux termes de cette vieille dichotomie pour considérer plutôt le fétichisme (stade primitif où l’on crée des idoles, où on les investit de pouvoir et dont l’homme dépend).Un peu comme le marché que l’on a créé, que l’on a investi de pouvoirs immenses, et dont il faut appliquer les lois pour survivre. (« les marchés n’ont pas voulu… », « les bourses n’ont pas réagi… »)

Le fétichisme est le fait d’une société où les hommes font leur propre histoire, mais sans le savoir. Le fétichisme de la marchandise ne veut pas dire que nous adorons excessivement la marchandise, mais que les marchandises sont pour nous comme des dieux dont les volontés nous échappent.

Pour décrire la société capitaliste, il faut dépasser le concept de domination directe qui a été centrale dans le marxisme traditionnel. Le fétichisme constitue une forme de domination anonyme, plus spécifique à la formation sociale du capitalisme.

Le véritable saut qualitatif a eu lieu à la fin du Moyen Age, notamment à travers la naissance d’une mentalité du travail dans les monastères, les moines chrétiens ayant été les premiers à développer une conception positive du travail, à la différence de l’idéologie de la noblesse qui détestait le travail. Les monastères ont inventé le travail comme condition de la vie chrétienne, mais en plus les heures rigoureuses de travail et de prière. Cependant, cette mentalité n’aurait jamais eu l’effet qu’elle a eu si elle n’avait pas rencontré des facteurs matériels (par exemple l’invention des armes à feu qui implique une technologie coûteuse, des manufactures, donc des impôts, donc le développement des monnaies, des États. Le capitalisme était donc, dès le début, une économie de guerre).

Sortir de l’économie veut dire sortir de ce qui définit l’économie, c’est-à-dire le travail, l’argent, la valeur…Là où existe l’argent dans cette forme, il y a nécessairement une croissance car il n’y a pas de sens d’échanger 100€ contre 100€ (tandis que l’on peut échanger un produit qui satisfait un besoin contre un produit qui en satisfait un autre). Là, on comprend qu'Anselm Jappe a tenté de faire preuve de pédagogie (y compris avec son interlocuteur Latouche!). Autant il est difficile de comprendre en quoi le fétichisme de la marchandise pose problème, autant l'absurdité d'échanger un billet de 50 euros contre un autre billet de 50€ est évidente pour tous…

L’argent moderne est l’argent en tant qu’argent… Toute société capitaliste est donc nécessairement une société du travail…Le travail est une abstraction qui met toutes les activités humaines sur le même plan, indépendamment de leurs contenus. Le travail et le travail abstrait sont donc à peu près la même chose. Cela veut dire aussi qu’aujourd’hui, la défense du travail en tant que tel n’a rien d’émancipateur. Il nous faut changer complètement la forme de la « synthèse sociale » qui ne doit plus passer par le travail. Il faut aujourd’hui demander que la société fasse une évaluation des besoins et des désirs et des activités nécessaires pour les satisfaire en y incluant le degré de technologie souhaitable, en calculant cas par cas ce qui vaut vraiment la peine.

Le débat : La tierce personne qui anime ce débat entre nos deux intellectuels va éclaicir leurs différences jusque là fort minces....

Q ?: Vous parlez d’économie mais le terme de monnaie n’a jamais été employé. SerL a écrit que la monnaie est hors économie parce qu’elle touche aussi au social. Elle n’est pas totalement expliquée par les théories économiques. AJ parle d’argent sans faire la différence avec la monnaie.

A.J. : La conviction que tout le mal réside seulement dans l’argent et que le problème vient du fait que l’argent s’accumule était le fonds de commerce de Proudhon. Chez lui, le travail est naturalisé et sanctifié. De ce fait, le problème pour lui n’est jamais la sphère de la production.

L’idée qu’il pourrait exister un « bon argent », une « bonne banque » revient continuellement depuis deux siècles et on la trouve dans toutes les propositions de monnaies alternatives ou fondantes. De même, les gens de droite imaginent un capitalisme « sain » en extirpant les « parasites », idée proche de l’antisémitisme.

La seule alternative à l’échange monétaire serait une organisation de la société où il n’y a plus d’échange entre des acteurs individuels sur un marché anonyme, mais une organisation de la production où chacun obtient ses moyens d’existence du fait d’avoir participé de quelque manière à la vie sociale (…) Dans une société post-monétaire, c’est-à-dire post-économique, il faudrait un mode de circulation des biens qui ne soit pas économique.

Bravo Alselm! Même le terme de "postmonétaire" serait donc utilisé par les spécialistes de la "valeur-dissociation"!!! Tout n'est pas perdu…

S.L. : Pas d’accord. Le mot argent est investi de symboles extrêmement forts. La monnaie c’est l’instrument d’échange et de la spéculation. Les monnaies alternatives sont intéressantes parce que c’est un premier pas vers la réappropriation de la monnaie…

Et voilà! En une phrase Latouche pose le problème de la différence entre argent et monnaie (ce qui ne se voit pas du tout en passant à la caisse de notre boulanger), et déclare qu'il est possible de se réapproprier la monnaie. Le problème ne serait donc pas dans la monnaie mais dans celui qui l'a détient. C'est contre l'évidence de 5 000 ans de pratiques de l'argent. Depuis le temps que de puissants cerveaux  ont tenté de moraliser l'argent, les trois religions du livre qui ont tenté de le réguler, rien n'y fait. On en arrive à percevoir sa fin par défaut d'autophagie! Monsieur Latouche, vous êtes encore colonisé par les économistes…

Dans le cadre d’une crise complète avec des dizaines de millions de chômeurs, réinventer des formes de réappropriation de la monnaie, d’autoproduction, d’échanges locaux, réinventer une monnaie non accumulative (nous ne serions plus dans le salariat) peut à mon avis constituer une expérience de dissidence (non un analyse du capitalisme sans la monnaie, mais une monnaie pour construire une société non capitaliste).

Voilà comment un tas de militants décroissants, étant nos alliés objectifs, deviennent nos ennemis. Père gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m'en charge!.., ce qui était déjà suggéré dans l'Antigone de Sophocle…

Q ? à S.L. : Serait-t-on capable de créer des monnaies offrant la possibilité de s’acheter des biens, en distinguant les biens de consommation nécessaires et les biens de consommation de luxe ?

S.L. : Cela existe déjà avec les tickets restaurants qui sont spécifiques à la restauration. C’est aussi ce qui se passe dans les SEL

C'est vrai mais un peu léger comme argumentation. Le problème des tickets restaurants, c'est de revenir moins cher aux patrons que de payer la somme équivalente en salaires. Le problème du SEL n'est pas dans l'échange de service mais dans la comptabilité en heures ou en points (équivalent de l'argent), ce qui crée très logiquement des débiteurs et des crédités jusqu'à l'explosion finale du SEL.

Q ? à A.J. : Qu’est-ce qui fait la spécificité du capitalisme par rapport aux autres formes de sociétés ?

A.J. : Ce qui est le fait unique de la société capitaliste c’est son caractère dynamique qui vient de sa nature marchande. Toute production axée sur les besoins est circulaire et son cycle se termine quand les besoins sont satisfaits. Ce n’est que là où l’agent devient le véritable but de la production qu’existe ce caractère d’illimitation. Cela explique aussi que seul le capitalisme est véritablement une société de croissance. C’est aussi pour cela que l’on ne peut injecter une dose de politique de décroissance dans une société basée sur une économie monétaire.

Bravo Anselm, tout est dit: Il n'y a pas de sortie du capitalisme sans sortie du système monétaire, n'en déplaise à tous les économistes hétérodoxes, atterrés ou pas…

Q? à A.J.: Est-ce que la fonction du fétichisme n’est pas de tenir à l’écart de l’idée de la violence armée ou économique ?

A.J. : C’est l’État qui historiquement assume le monopole de la violence. Les autres fonctions sont postérieures et quand on “dégraisse” l’État, ce qui reste, c’est la fonction première c’est-à-dire  la violence. L’État n’est qu’une bande armée ! La gauche fait fausse route quand elle dit que pour s’opposer à l’économie et aux marchés il faut retourner à la politique, redonner à l’État des capacités pour dicter les lois de l’économie et des régulations pour restaurer la démocratie… Ainsi la forme capitaliste de l’État moderne nous montre qu’une société post-capitaliste est nécessairement une société post-étatique, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y aura pas de structures politiques ou communes.

Le même débat agite les postmonétaire dont une partie préconise d'abolir l'État en même temps que l'argent et l'autre partie se croit obligée, ne serait-ce qu'au titre d'une transition, de préserver cet État. C'est croire que l'État cédera facilement la place à d'autres institutions démocratiques, perdant au passage ses lustres, ses pouvoirs et sa gloire! 

Q ?: Comment la Grèce peuvent sortir à la fois de leur crise et de cette société de croissance ?

S.L. : La première chose à faire est de sortir de l’euro. Mais il ne s’agit pas de sortir de l’austérité pour faire de la relance, ce qui serait aussi catastrophique. En Grèce, ce n’est pas le gouvernement qui décide de sa politique économique, ce sont les marchés financiers. Seule une politique résolument protectionniste peut les sortir de la crise. Ce n’est qu’après que l’on pourrait envisager un virage vers une décroissance.

Cher Latouche, c'est oublier un peu vite que sortir de l'euro, c'est perdre un grand marché et accessoirement des subventions rendues essentielles par les créditeurs. C'est un cercle vicieux qui rendra pour longtemps impossible à ce pays de "tourner rond". C'est l'ensemble du système (argent, valeur, état, marché, salariat, marchandise et même patriarcat qui crée le problème. En éliminée qu'une partie n'est que passer d'un capitalisme à un altercapitalisme, c’est-à-dire reculer un peu pour mieux sauter…

A.J. : Je pense et j’espère qu’il y aura de plus en plus de gens qui comprendront que la sortie du désastre ne passe pas par des « solutions politiques », ni économiques, ni alternatives, ni par l’adaptation d’une monnaie ou d’une autre. Comme en Argentine au moment du mouvement des piqueteros, [piqueteros: mouvement de protestations qui bloquait les routes ] il faudrait que les gens se réapproprient directement les ressources, les terrains, les usines, les maisons, sans même respecter la question de la propriété privée, sans se demander s’il faut payer ni s’il est possible de gagner de l’argent avec ces nouvelles activités…. Tout cela est encore à penser et à réaliser. Jamais cela ne pourra être organisé par un État ou un parti politique et ne pourra arriver qu’à côté et contre la société officielle…

Réaction d’un ami Grec se débattant dans la crise : “Anselm Jappe délire..." Certes, le rapport des forces n'est pas en faveur des Grecs pressurés comme cela ne s'est jamais vu en Europe en temps de paix. Pour qu'une révolte aboutisse, il faut préalablement un projet cohérent, un symbole parlant au plus grand nombre, un événement servant de catalyseur. Malheureusement, rien de tout cela n'existe encore chez les Hellènes!

Q ?: Est-ce que sans la croyance, l’économie peut fonctionner ? Est-ce que c’est parce qu’on arrive à avoir l‘adhésion de la masse par la croyance que l’économie peut fonctionner ?

S.L. : Les civilisations s’effondrent comme les banques, quand elles ont perdu leur crédit. La société capitaliste, ce n’est pas seulement une histoire de mots, c’est surtout une histoire de choses. Mais une histoire de choses que l’on ne peut appréhender qu’à travers des mots. Le grand succès du capitalisme c’est d’avoir convaincu ses victimes qu’il était le seul système de vie possible et légitime… Cependant je suis d’accord avec AJ qui écrit « le capitalisme fait beaucoup plus contre lui-même que ce que tous ses adversaires réunis ont pu faire. » Mais aussi Warren Buffet : « La lutte des classes est terminée, parce que ma classe l’a gagnée. » AJ dit « Cette bonne nouvelle de l’autodestruction du capitalisme ne l’est qu’à moitié, car cet effondrement n’a aucun rapport de nécessité avec l’émergence d’une société mieux organisée. »

Serge Latouche est comme mon militant du Syriza grec, il ne croit plus au grand soir!

A.J. : Je défends la nécessité de faire de la théorie, sans être assujetti à l’injonction de devoir fournir, clé en main, des réponses pratiques et immédiates… Il faut comprendre que la société capitaliste est plutôt une exception que la norme dans l’histoire de l’humanité…. Tout se joue à notre époque, en ce moment. Est-ce que l’on va se battre, mitrailleuses à la main, autour des restes d’une production qui donne encore du profit, c’est-à-dire la drogue, la prostitution, les armes, etc. ? Est-ce que nous allons nous organiser d’une autre manière autour d’une véritable réappropriation de l’agriculture sans se soucier de sa valeur en monnaie ? …Pour l’instant, on continue de mener la même vie sociale qu’avant, seulement avec la mauvaise conscience en plus.

La question est difficile à trancher. Entre Latouche et Jappe, il n'y a guère de consensus possible. Seule l'expérience historique peut être utile. Nous ne serons pas la première civilisation qui s'effondre, la première révolution copernicienne qui se soit opérée à la suite d'une invention disruptive (l'écriture, le x algébrique, le zéro en mathématique, l'héliocentrisme, la gravitation, la relativité, le numérique….). Mais à l'évidence, la radicalité de Jappe a plus de chance de chambouler les esprits que la prudence de Latouche.

S.L. : Il est évident que nous avons depuis peu une certaine conscience écologique mais que nous n’avons pas l’action à la hauteur de celle-ci.

La conscience qu'il faut se déplacer est un bon point de départ, mais encore faut-il savoir à peu près où l'on va pour oser s'avancer en terra incognita! Une société postmonétaire est sans doute un bon chemin à prendre et les "coordonnées" préconisées par Jappe favorisent la mise en route bien mieux que la prise de conscience écologique…  C'est en tous les cas ma conviction…, que je ne cesse de partager! 

Q ?: La vie capitaliste est désirable pour la plupart des gens. Comment rendre la décroissance désirable ? Quel rôle peuvent jouer les syndicats, le mouvement coopératif ?

S.L. : On a un rapport de force complètement disproportionnés entre la puissance de la machine à décerveler que constitue le système médiatique et publicitaire qui a l’Art de réduire les têtes. Le problème est que si nous avions une société nouvelle, on produirait un homme nouveau, et si nous avions déjà cet homme nouveau nous pourrions construire la société nouvelle (la poule et l’œuf).

Nous récusons totalement cette idée de poule et de l'œuf. Certes le média de Cyril Hanouna est plus puissant et plus rassembleur que le média Blast. L'un divertit, l'autre invite à réfléchir. L'un détend, l'autre exige de la concentration et de l'attention. Mais alors raison de plus pour soutenir le petit média gratuit mais sans cesse occupé par des "procès baillons" et de critiquer  le grand média subventionné par un voleur multimilliardaire fou qui se prend pour Bolloré!

Q ? à SL : Décoloniser notre imaginaire laisse supposer que nous ayons prise sur notre imaginaire…

S.L. : Prendre conscience de la colonisation est déjà un premier pas. Il y a aussi la pédagogie de la catastrophe et nous pouvons faire confiance au capitalisme pour engendrer des catastrophes ! Vous avez aimé Tchernobyl, adoré Fukushima, ne vous inquiétez pas, il y en aura d’autres.

A.J. : Je n’ai pas confiance dans les effets positifs des catastrophes écologiques. Elles peuvent également porter le désir de mettre en avant un homme fort qui va régler la situation ! La peur, la panique, la précipitation sont de très mauvais conseillers. C’est ce sur quoi nous pouvons travailler en préparant la manière d’agir des gens face à une catastrophe.

En effet, une catastrophe entraîne souvent un sursaut de solidarité et d'entraide, mais dès la catastrophe passé, l'égoïsme et l'absence d'empathie reviennent en force, ne serait-ce qu'en raison des si vielles habitudes qui ont produit cet état d'esprit. Un événement ne peut devenir "pédagogique" que s'il est accompagné d'une éducation populaire. Les vieux militants de gauche en avaient plein la bouche de cette éducation populaire qui avait parfois  porté des ouvriers aux hautes fonctions politique. L'idée même d'éducation est partie avec l'eau du peuple soigneusement transformé en populace adepte de Touche pas à mon poste!   

Q ?: Que penser de l’Islande face aux banques ?

S.L. : Ce que les Islandais ont fait hors de l’euro ne pouvait être fait par les Grecs ou les Irlandais. Le seul pays européen qui ait taxé les banques c’est la Hongrie de Orban. L’extrême droite fait la politique que les gouvernements de gauche n’osent pas faire. Pourtant le capitalisme accepte bien mieux l’extrême droite que la gauche.

C'est normal, les puissances d'argent s'accommodent très bien de l'extrême droite habituée à l'obéissance au chef, laquelle aura besoin de lâcher quelque petits ballons d'oxygène avant que le peuple n'étouffe. 

A.J. : L’extrême droite ne fait que surfer sur les mécontentements populaires. Mais elle désigne des boucs émissaires, des parasites (y compris parmi les acteurs du capitalisme) sans remettre en cause le fonctionnement du système. “Après une bonne purge et quelques sacrifices expiatoires, on va pouvoir recommencer le capitalisme comme avant”.

En outre, le propre de l'extrême droite, c'est d'être conservatrice et de l'avoir toujours été. C'est devenu son ADN, ce que les pouvoirs en place, surtout financiers apprécient au plus au point…

  1. Q?: Marx est-il nécessaire pour penser l’écologie politique ?

S.L. : La décroissance est un écosocialisme opposé au productivisme mais visant à partager autrement. L’apport marxiste tient dans l’identification du capitalisme comme société de croissance et d’accumulation du capital. Cependant le marxisme a plus souvent été un frein : « Ils ont cru que toutes les vérités, en tous les cas les vérités les plus importantes, se trouvent dans Marx, que ce n’est plus la peine de penser par soi-même –que à la limite, c’est dangereux et suspect » (Castoriadis)

Entre l’horizon de sens d’une société déséconomicisée et l’état présent de la société capitaliste mondialisée, il est nécessaire d’aménager des transitions et de les penser, précisément pour que les objectifs ne se perdent pas dans la gestion du quotidien.

Marx  fait partie de notre histoire, de notre généalogie. Tuer, même symboliquement un grand-père, ne change rien au poids de notre généalogie. La citation de Castoriadis sortie de son contexte -le ils n'étant pas ici défini, ne veut rien dire ou en tous les cas ne reflète pas totalement a pensée de Castoriadis

A.J. : Beaucoup se sont perdus dans un mélange de psychologie et de moralisme qui explique tous les maux du monde avec les agissements d’individus ou de groupes prédateurs, conçus comme une espèce de conspiration permanente : les capitalistes, les politiciens corrompus, les banquiers, les eurocrates, les Bilderberg, les impérialistes, les multinationales… Finalement le recours à la critique marxienne de la marchandise évite de s’en prendre simplement à la nature humaine, comme le font certains courants écologistes…

Tant que l'on s'en prendra à l'humanité, aux autres, à eux, ils, ceux-là qui… on ne pourra penser au système. C'en est au point que l'on peut diviser l'humanité moderne en deux clans: ceux qui parlent "des autres", ceux qui parlent "du système"…

Q?  Pourquoi la décroissance implique une sortie du capitalisme ?

S.L. : La décroissance est un projet révolutionnaire en ce sens qu’elle suppose une rupture radicale avec le système en place, à savoir la croissance : abondance frugale, prospérité sans croissance. Ce projet n’intègre pas une politique ni une stratégie de prise du pouvoir… Si elle est envisageable a priori avec les organisations politiques les plus diverses, elle n’est pas en revanche, compatible avec l’imaginaire économique.

 

Texte Massimo Maggini : Maggini résume ici les deux position de Latouche et Jappe  

Le travail : Pour SL, il est à réduire et à changer de contenu. Pour AJ il faut le “dé-sensualiser” (l’utiliser selon une “raison sensible”, l’abolir ou le dépasser. Le travail n’est pas la victime désignée du système capitaliste mais son complice et son moteur interne. Le dépasser est un des devoirs urgents et indispensables pour tout projet authentique de transformation. L’enjeu : passer du “travail” à “l’œuvre”.

La monnaie : Pour SL, elle est à replacer dans le cadre des “moyens” et non plus de la “fin”. Pour AJ, l’argent répond aux nécessités du capitalisme pas des nécessités humaines tout court. Il est d’ailleurs pratiquement inexistant dans la société précapitaliste. Dans le système capitaliste, l’argent représente l’objectif final et la production n’est que le moyen de parvenir à cette fin. Voir "Contro il denaro" (Contre l’argent), Anselm Jappe, éd. Mimésis, 2013.

 

État et organisation sociale : La question reste ouverte de savoir quelle forme sociale devrait prendre une société post-capitaliste, si nous refusons un retour à un état de nature, le do-it-yourself, l’économie de subsistance… L’économie sociale et solidaire n’est qu’un fourre-tout petit bourgeois et qui, en situation de crise, n’offre aucune perspective… De tels projets ne sont qu’idéologie du bien-être de la part d’une gauche désorientée, une ressource même de la gestion de crise.

La vraie tâche, c’est de bouleverser les conditions de la reproduction matérielle au niveau de la société toute entière, et d’ériger en finalité les besoins et la conservation des bases naturelles de la vie. Les “excréments de la production” ne doivent plus être déversés dans la nature mais pensés dès le départ comme devant réintégrer dans la reproduction (comme cela se passe dans la nature). Tout cela ne peut se faire que par un processus engendré par un contre-mouvement social qui porte sur l’ensemble de la société, et non par des modèles pseudo-utopiques qui n’auraient qu’à se généraliser.

Ce que la théorie peut développer, ce sont les critères d’une autre socialisation.

Décidément, la posture de Latouche (qui pense décroitre sans toucher à l'argent, l'outil principal de croissance,  semble bien pâle par rapport à celle de Jappe…

Réponse “désargentiste” à Latouche et Jappe :

On peut parler d’énormité quand on voit la résistance mentale qui entraîne les militants les plus sincères à inventer des stratégies et des alternatives au système qui ne touchent pas aux fondements même du système. Il y a la tentation moraliste (Colibris, Indignés…) qui pense changer la société en changeant l’homme. Il y a la tentation de la ZAT qui pense provoquer le changement en initiant des micro-modèles à la marge ou dans les rares failles laissées par le capitalisme, comme si s’aménager un petit abri sur la berge pouvait à la longue arrêter le fleuve. Il y a la tentation de la réparation (le resto du cœur) qui empêche ni le nombre des affamés d’augmenter, ni le système de les créer. Il y a la tentation de la technique innovante (comme la monnaie locale) qui épure le modèle existant comme si on cherchait à faire une prostitution propre, une torture indolore. Il y a la tentation de la réappropriation (de la monnaie, de la production, du pouvoir…) qui garde sa pureté sur une petite échelle mais retombe dans les mêmes travers une fois passé le cadre local, etc.

Tout se passe comme s’il était impossible d’imaginer un monde possible tant que nous sommes englués dans le monde actuel, de penser un monde sans argent tant que la moindre pièce de monnaie reste en circulation. Il faudrait donc supprimer l’argent pour penser un monde sans argent, ce qui n’est pas possible puisque l’argent nous fait croire qu’il est éternel, naturel, incréé. Et pas plus que nous ne pouvons prouver l’existence ou la non-existence de Dieu, nous ne pouvons prouver que l’argent n’est pas indispensable. Pourtant, on voit bien que la science, peu à peu, a fait reculer le domaine du religieux aux prémices du big-bang. De théorie ou d’utopie, la désargence deviendra réalité quand les moyens techniques d’y arriver nous crèveront les yeux ou alors, par nécessité, quand il n’y aura pas d’autre moyen de survivre aux impasses créées par l’argent. Il paraît évident que les alternatives sont de plus en plus condamnées à se heurter sans cesse au carreau du capitalisme ou à ébaucher des tentatives de sorties du capitalisme sans les nommer comme des sorties. On voit bien que les “magasins gratuits”, les “incroyables comestibles”, fonctionnent déjà comme si le mur de l’argent avait chuté, mais n’en ont pas conscience ou n’osent le dire. La chute de ce mur pourrait alors arriver plus tôt que prévu, avant même qu’une majorité ne l’ait senti vaciller, que les lanceurs d’alertes aient été entendus ! Remercions les intellectuels de "la critique de la valeur" de mettre des mots sur nos intuitions tant malmenées par d'autre intellectuels, trop biberonnés au capitalisme pour le comprendre, ou issus d'une génération où l'on pouvait "encore y croire"… Les jeunes qui actuellement "bifurquent ", en nombre de plus en plus remarquable, sont encore modelés par les dogmes anciens et n'osent pas toujours sauter le pas de l'abolition des catégories définies par Marx, dans leur totalité, comme seul réalisme possible, quand la foi envers un capitalisme "durable" devient de plus en plus utopique…