Pour une socialisation de l'argent, Jochum Martin
PDF 11p. (projet de thèse) Voir le texte ici
Martin Jochum m'avait contacté il y a quelques années après avoir lu mon livre Le porte-monnaie. Il était en train de préparer une thèse de doctorat en sociologie intitulée La place de l'argent dans les utopies contemporaines sous la direction de Christian Laval. Il s'intéressait à toutes les questions d'un possible "vivre sans argent". Je lui avais donc envoyé le livre coécrit avec Marc Chinal, Description du monde de demain. Peu de temps après, j'ai appris qu'il avait abandonné sa thèse, faute d'en avoir trouvé le financement et qu'il travaillait actuellement dans une coopérative biologique en Meuse. Eh oui, l'argent empêche bien plus qu'il ne permet. Quand l'argent sera aboli, nul doute que Martin reprendra ses recherches.
En attendant, il m'avait envoyé le PDF de son projet de thèse en janvier 2021 que je mets en lien ici…
La présentation de sa thèse: «Le travail porte sur la place sociale de la monnaie au sein de certaines utopies littéraires et expérimentales ; il s'agit d'en observer les théories et les pratiques monétaires, à partir d'une problématique définie par le rapport entre monnaie et lien social. Une des perspectives serait de discuter ce rapport à partir de la grille de lecture proposée par George Simmel dans "Philosophie de l'argent"[1]: la monnaie, en objectivant les rapports sociaux, augmente la liberté individuelle en ce sens qu'elle libère l'individu des contraintes d'ordre personnel. Le cadre simmelien pourrait ainsi permettre d'étudier le rôle de la monnaie dans les relations, que les utopies entendent modifier, entre les niveaux collectif et individuel.
Les utopies sont choisies en fonction des diversités qu’elles offrent en termes d’étude de la place de la monnaie : côté théorique, la tradition utopique française (principalement Fourier, Saint-Simon et Proudhon) pour le rôle central qu’elle accorde aux rapports de production ; plus près de nous, les théoriciens de la décroissance semblent apporter une nouvelle approche de la valeur marchande ; côté expérimentations, les systèmes d’échanges locaux témoignent d’une volonté d’atténuer le "pouvoir" de la monnaie, en l’instituant localement ; certaines expériences communautaires d’après 68 s’avèrent intéressantes par leur tentative de suppression de la propriété privée, et donc de modification des rapports marchands; le quartier de Christiana à Cppenhague est un authentique exemple d'utopie vécue encore aujourd'hui et qui possède sa propre monnaie…»
Commentaires: Martin Chojum vante dans sa présentation l'expérience de Copenhague où les habitants du quartier ont créé leur propre monnaie. Il commence ensuite son projet de thèse sous le titre : Pour une resocialisation de l'argent. Et pourtant, c'est bien dans l'optique d'une possible abolition de l'argent qu'il se propose de travailler. Cela peut sembler contradictoire de créer une monnaie pour abolir la monnaie, mais c'est le cas de quantité de gens qui très honnêtement analysent les dégâts constants que produit l'argent, sans parvenir à se départir d'une naturalisation de cet argent qui en fait une loi incontournable, quasiment loi physique équivalente à la gravitation. C'est le fameux syndrome "du pas suspendu de la cigogne" qui retient longtemps le saut vers le postmonétarisme….
p.1: Certaines expérimentations économiques ont tendance à démontrer, de par leur existence même, à quel point l’argent est susceptible d’être domestiqué, à condition d’en redéfinir le cadre social. Ainsi assiste-t-on à un développement croissant d’initiatives locales d’ordre monétaire se présentant explicitement comme des tentatives de remise en cause de certains processus du phénomène capitaliste. Il est vrai que l'idée d'une monnaie juste, équitable, verte, sociale et solidaire est attractive et plus simple à imaginer qu'une abolition. Mais c'est le leurre qui contrairement à l'abolition ne dérange en rien le capitalisme. Certaines monnaies locales, telles que le WIR en Suisse, sont utilisée depuis des lustres par des industriels, en parallèle avec la comptabilité classique. Le capitalisme s'en félicite puisqu'une telle monnaie met un peu d'huile dans les rouages internes d'un réseau économique. Le capitalisme en sort indemne!
Mais si les initiatives citoyennes [de monnaies locales] cherchent à se constituer comme des mouvements anticapitalistes, leur impact économique demeure limité et leur fonctionnement, en fonction des cas, ne s’avère pas toujours optimal… Nous avons depuis longtemps démontré, en s'appuyant sur des expériences précises et concrètes, que l'argent et la comptabilité de valeurs induit toujours les mêmes dégâts sociaux et environnementaux, que ces effets ne sont dus à personne mais son structurel. Une petite monnaie locale produit simplement des effets plus petits et plus locaux qu'une monnaie nationale…
p.2: Martin nous parle des SEL (Systèmes d'Échanges Locaux). On en compte plus d'un millier en France, certains anciens, certains éphémères… les "selistes" se proposent d’échanger des biens et des services. Offres et demandes sont généralement répertoriées dans un catalogue accessible à tous les membres et étalonnées en heure, points ou monnaie locales. […] Notons d’emblée l’accès facilité à des biens et des services dont certaines catégories de personnes ne peuvent bénéficier dans l’économie de marché standardisée. […] Le solde sera in fine positif ou négatif non plus par rapport à celui de l'échangeur direct, mais par rapport à celui de la totalité du groupe de référence. Les défendeurs des SEL prétendent que ce n'est en rien de l'échange marchand mais de la solidarité. D'autres finissent par abandonner le SEL, las d'être en permanence créditeurs quand d'autres sont exagérément débiteurs. Il est vrai que certains n'ont ni temps, ni compétences mais de gros besoins tandis que des retraités intellectuels autant que bons bricoleurs ont tout leur temps. Le déséquilibre de l'échange est vite mis en exergue comme toute comptabilité de valeur, que ce soit en points ou en vraie monnaie. Le point est une monnaie déguisée, l'échange de service devient vite aussi révélateur des inégalités sociales que dans l'échange marchand, les renforcent quand cela prétendait les adoucir. Ne reste plus que le slogan: "plus de liens, moins de biens"'…
p.3: La volonté d’exister en dehors d’une autorité centrale n’est bien entendu pas sans rappeler la philosophie politique anti-étatiste de Proudhon, tout autant que la vision idéale qu’il se fait d’une révolution "par le bas". Cette démarche passe ensuite, d’un point de vue économique, par la mise en place d’un système de crédit gratuit : Proudhon caractérise l’intérêt, tout comme n’importe quel droit d’aubaine perçu au nom de la propriété, comme un vol. […] les Sel offrent un accès gratuit aux biens et services proposés par leurs membres, avec un système de crédit sans intérêt livré en monnaie locale…C'est toute l'ambigüité des alternatives sociales qui réparent relativement bien quelques dégâts du capitalisme tout en renforçant ce capitalisme et lui donnant une légitimité. Emmaüs a fait beaucoup pour les sans logis, ce qui a permis à l'État d'en faire moins pour les SDF. Les Resto du Cœur, ont distribué quelques repas gratuits au début, par millions aujourd'hui, pendant que l'État réduit les aides sociales des mêmes personnes. Les SEL permettent à des gens sans ressources d'améliorer leurs logements, de récupérer des vêtements, et on oublie que ces gens ont droit à un RSA mais n'arrivent pas à remplir les papiers pour l'avoir, à une pension d'adulte handicapé sans comprendre la première ligne de la première page du dossier de 40 pages… Tout le bénéfice revient à l'État dit social!...
p.4: Proudhon, comme Marx, fonde la valeur d’usage d’une marchandise sur la quantité de travail nécessaire à sa production. Mais pour Proudhon, qui cherche à se débarrasser du cercle de dépendance créé par la monnaie métallique, toute marchandise peut également jouer le rôle de l’argent. Au temps de Marx et Proudhon, l'abolition de l'argent était inconcevable, ne serait-ce que pour des raisons techniques que l'informatique résout aisément aujourd'hui. Il était donc logique qu'ils n'aient pas cherché se libérer de l'argent mais juste de son cercle de dépendance. Si toute marchandise peut jouer le rôle de l'argent, toute marchandise est aussi une valeur et passer de l'une à l'autre c'est simplement passer de l'échange marchand au troc, mais en plus complique puisque chaque marchandise a une valeur particulière quand l'argent est le convertisseur universel idéal. Ce n'est d'ailleurs qu'à partir de la généralisation des systèmes numériques que les Marxistes en sont arrivés, pour certains, à passer de la critique de capitalise de Marx à la critique de la valeur-dissociation, ce qui leur a permis, enfin, d'envisager la fin de l'argent!
p.6: la monnaie locale, une "bonne monnaie"? Sylvio Gesell (1862-1930, théoricien de la monnaie franche et inspirateur du Wir suisse) a pris le chemin inverse de Proudhon, abaisser l'argent au rend de simple marchandise en lui appliquant le même défaut d'usure que n'importe quelle monnaie. Sa monnaie perdait de la valeur avec le temps comme la marchandise se dégrade. C'est l'idée souvent reprise mais jamais soutenue sur la durée d'une "monnaie fondante". En somme, c'est une façon de répondre à la nécessité de la "rotation monétaire" sans laquelle aucune économie marchande ne peut survivre et qui pousse à consommer la marchandise le plus vite possible ou à perdre de l'argent. On ne pouvait inventer mieux dans le genre capitaliste et ce n'est pas par hasard si la seule monnaie fondante qui ait résisté au temps est le Wir, lequel ne peut être utilisé que par les commerçants et industriels.
p.8: On pourrait donc en conclure que les Sel, et plus généralement les monnaies locales, constituent la revendication d’un retour de la vie sociale et économique à une échelle locale. Si cette démarche semble se fondre dans une critique globale d’un capitalisme mondialisé, elle ne remet pas en cause les fondements du capitalisme, mais en discute certaines modalités. Ouf! Martin n'est pas tombé dans le piège de l'altercapitalisme qui se fait passer pour anticapitalisme… D'ailleurs, Martin cite ensuite le mouvement MOCICA qui lui est authentiquement postmonétaire, donc anticapitaliste.
p.9: Conclusion: Les systèmes d’échange local cherchent à recréer du lien social à travers une nouvelle organisation des échanges. Mais leur impact limité en fait davantage une expérimentation pratique et militante qu’un réel modèle concurrent au capitalisme. Quant aux monnaies locales, si elles redéfinissent les fonctions traditionnelles de l’argent, semblent ne pas pouvoir s’étendre de par leur essence locale. Ces deux utopies économiques nous rappellent néanmoins que l’outil monétaire est domesticable, à condition de lui rendre toutes ses vertus sociales, ce qui implique d’en redéfinir le cadre institutionnel. …A moins que l’argent contienne en son essence – si tant est qu’elle existe – des caractéristiques qui ne puissent en faire qu’un perpétuel instrument de domination…
Dommage que Martin Jochum n'ait pas eu la possibilité de terminer sa thèse de doctorat. Sans doute pourra-t-il un jour étayer son analyse et prouver ainsi aux élites intellectuelles qu'évoquer une société a-monétaire ne relève ni de l'utopie, ni de l'excentricité, ni de l'anthropologie naïve, mais bien d'un concept capable de changer le monde…
[1] Voir le compte rendu de lecture de La psychologie de l'argent dans la bibliothèque.