Psychologie de l'argent, Georg Simmel 2
éd. Allia 2019, traduction Alain Deneault, 77p.
Ce petit livret n'est qu'un chapitre de l'ouvrage de Georg Simmel "Philosophie de l'argent" (600 pages labyrinthiques) publié en 1900 et réédité récemment. Il tente là de démontrer que l'argent ne soutient pas seulement la pensée et les affects en cause dans les opérations de mise en valeur, mais qu'il permet surtout d'en faire l'économie. Ce chapitre présenté lors d'un séminaire à Vienne en 1889 était trop prémonitoire pour attirer l'attention de son public. Sa thèse fondamentale est aujourd'hui devenu plus courante mais encore très confidentielle et domaine limité à quelques milliers de postmonétaires à travers le monde: "L'argent a perverti nos plans d'organisation en s'attribuant, comme moyen, un statut de fin à prétention salvatrice…" et il ajoute: "cet envahissement des buts par les moyens est un des traits fondamentaux et un des problèmes majeurs de toute culture supérieure." Les thuriféraires du système monétaire et marchand n'auraient donc pas à ses yeux atteint le stade d'une culture supérieure. Il faudra sans doute attendre encore un peu que l'effondrement soit proche pour que les postmonétaires soient entendus…
Georg Simmel (1858-1918) était un sociologue et philosophe allemand, atypique et hétérodoxe. Il cherchait dans l'individu et sa psychologie les fondements des phénomènes sociaux. Il a influencé des personnalités aussi diverses que Raymond Aron, Georg Luckás ou Vladimir Jankélévitch. Son œuvre n'a été redécouverte en France qu'à partir des années 1980. En 1914, il est nommé professeur à l'université de Strasbourg alors ville allemande et y meurt en 1918, et tombe vite dans l'oubli étant pour l'époque trop au-dessus des clivages et trop interdisciplinaire. Tout postmonétaire devrait s'intéresser à son œuvre, ne serait-ce que pour se donner une base théorique (chose encore rare) et pour se rassurer quant à l'excès d'hétérodoxie dont nous sommes affligés!...
p.11: Étant donné son caractère anonyme et l'extraordinaire expansion mondiale dont il a fait l'objet, l'argent réduit les relations humaines à des actes transactionnels désincarnés et génère un certain nombre de pathologies que Simmel décline dans une longue galerie de portraits. C'est un aspect de l'argent que l'économie politique, sous les multiples formes qu'elle présente aujourd'hui, est totalement impuissante à intégrer dans ses propositions. La multiplication des propositions réformatrices autant que révolutionnaires qui se sont parées des qualificatifs les plus divers (économie distributive, circulaire, durable, symbiotique, juste, sociale et solidaire, éthique….) n'est que le signe que le problème est ailleurs ou plutôt que la question est mal posée. C'est ce que nous tentons de faire comprendre en disant que le système monétaire, devenu d'une complexité extrême, n'est pas réductible à l'une au l'autre de ses pathologies et qu'il est temps, arrivés au bout de cette logique, de changer de système, donc de partir de ce qui l'a justifié, l'échange marchand. De l'échange à l'accès, tout est là, mais Simmel, malgré son siècle d'avance sur la pensée de son temps, n'avait pas encore les outils pour ce faire…
p.14: Je connais les moyens en vue d'une fin quand j'ai découvert quelles causes génèrent cette fin. La conscience des fins s'approfondit avec la conscience des causes. C'est sur cet approfondissement que repose ce que nous appelons le progrès culturel. Le refus de laisser émerger une conscience des causes est sans doute ce qui caractérise le mieux l'hubris de notre contemporanéité. Il est plus simple de réduire les inégalités sociales à la rapacité des riches que de l'attribuer aux fondements mêmes du système monétaire. Il est plus simple de réduire les crises environnementales aux GES présents dans l'atmosphère qu'à la nécessité de réaliser des profits financiers, ce que nous résumons en disant: "plus les profits font des dégâts, plus les dégâts font du profit"!
p.18: Pour un nombre incalculable de gens, le perfectionnement de la technique et de ses actions est devenu à tel point une fin en soi qu'ils en oublient les fins supérieures que toute technique doit se borner à servir, et ainsi de suite. […] Il se peut bien que le principe de l'économie d'énergie implique que la conscience des fins se concentre justement sur les étapes du processus téléologique qui sont en cours à un moment donné, tandis que les fins dernières plus éloignées disparaissent de la conscience. Si Simmel avait connu l'irruption de la voiture électrique et les débats qu'elle soulève, il y aurait vu un merveilleux exemple de l'obscurcissement des consciences par les préoccupations techniques. L'ultime fin de la voiture est de permettre des déplacements commodes dans l'espace, d'apporter aux humains le confort et la sécurité, donc du bonheur. La bataille qui sévit pour savoir qui, du diésel ou de l'électricité, est le plus polluant, entre l'autonomie relative des deux modes d'énergie, entre la diffusion de particules fines et les problèmes d'extraction du lithium, ne sert qu'à faire oublier la question de fond: que souhaitons nous comme déplacements, dans quelles conditions, à quel prix humain et environnemental, pour aller où et pour quel motif. Rarement la question de l'argent, de la monnaie, des transactions financières n'est posée en ces termes. Elle l'est, constamment et uniquement, en termes de nécessité de transport de marchandise, de trajets professionnels, d'habitats éloignés des centres administratifs, productifs, culturels, des services. Il faut généralement aller vers les postmonétaires pour entendre se poser la question de l'argent en tant qu'argent: pour quoi, dans quel but, avec quelles conséquences, à quel prix social… Partout, l'argent est une nécessité, le moyen unique de survie, circulez braves gens…
p.20: Les trois enjeux: avoir de l'argent, le dépenser, posséder un objet, finissent par se constituer comme fin autonome, et de façon si énergique que chacun des trois peut lui-même dégénérer en trouble obsessionnel compulsif et révéler différents degrés d'autonomie psychologique. Comment expliquer, en effet, qu'un possesseur d'une grande fortune, impossible à dépenser dans l'espace d'une vie, persiste à accumuler un autre milliard de plus? Que 80% des gagnants au million du Loto persistent à garder leurs emplois généralement peu épanouissants et peu créatifs?...
p. 23: Il est entendu dans le développement historique de l'argent que celui-ci devait être à l'origine une valeur autonome ; car tant que l'État battant monnaie ne garantissait pas encore à l'individu la valorisation ultérieure de la rétribution qu'il avait obtenu pour une marchandise, personne n'était assez fou pour s'en départir sans obtenir en échange une valeur réelle… Au siècle de Simmel, on pouvait se satisfaire de cette interprétation historique. Mais avec la financiarisation qui s'est étendue mondialement au point de supplanter en force le simple commerce, il faut croire qu'il possible aujourd'hui d'être "assez fou pour s'en départir sans obtenir une valeur réelle".
p.30: L'argent est vulgaire car il est l'équivalent de tout et de n'importe quoi; seul l'individu est distingué; ce qui équivaut à beaucoup de choses est équivalent à beaucoup de choses est équivalent à la plus vile d'entre elles et rabaisse pour cette raison même les choses les plus élevées au niveau des plus viles.
p.31: Par exemple, lorsque la vente des charges par les Bourbons ouvrit à la bourgeoisie l'accès à l'administration d'État, tout comme inversement cette fois, seule la rétribution des postes a permis aux gens de talent démunis d'affirmer leur valeur dans les bons postes… Ce passage est intéressant en ce sens que l'argent est à ce point complexe et ambivalent qu'on peut y voir tantôt son côté réducteur et tantôt son côté séducteur. L'aspect psychologique de la valeur propre à l'argent fonctionne là aussi comme un écran de fumée qui permet toutes les interprétations les plus frauduleuses ou purement rhétoriques…
p.34: L'inscription sur les billets de banque qui stipule que leur valeur est reconnue au porteur "sans examen de légitimité" en dit long sur le caractère de l'argent en général. Le fait qu'une personne ait exactement la même valeur qu'une autre dans le trafic monétaire a pour unique fondement que personne n'est de quelque valeur, mais seulement l'argent. C'est pourquoi il est possible de croire qu'en affaires il n'y a pas de sentiments; l'argent est le fait objectif absolu en lequel tout ce qui est personnel trouve un terme. […] Que ce moyen d'échanges parvient à écarter nombres d'obstacles psychologiques liés à ces échanges, cela ne suscite aucun débat… C'est bien pour cela qu'il est difficile d'expliquer à un commerçant, ordinaire mais honnête, qu'il est acteur actif dans la guerre économique, un tueur parmi d'autres dans la concurrence, ou victime de la concurrence de l'autre, mais néanmoins combattant… Cela nous contraint à user constamment de la précaution qui consiste à soigneusement séparer l'acte et la morale, l'individu et le système.
p.35: Le simple fait que l'objet ne peut être acquis qu'à un prix déterminé lui garantit aux yeux de nombre de personnes sa valeur. Il en résulte à bien des égards un cercle vicieux dans la détermination de la valeur: si le vendeur baisse son prix, l'appréciation de la valeur de la marchandise baisse aussi et cela fait tomber le prix plus bas encore. En ce sens, la main invisible du marché, la rationalité de l'acheteur, tout cela est purement mythique et pourtant défendu par ceux-là même qui jouent sur cette évaluation de la valeur des choses au travers de la publicité, du packaging, des soldes, et des vendredis noirs. Le fait de supprimer l'argent ne supprimera pas la tendance naturelle des usagers à donner un prix à toute chose. Mais cela pourra se faire sur des critères de rareté, d'esthétique ou de nécessité d'usage, mais non plus en termes de prix mais de valeur….
p.36-37: On sait que l'ancien droit germanique jugeait l'expiation par l'argent des délits les plus graves et qu'au VII° siècle déjà la pénitence du carême pouvait être remplacée par de l'argent (peut-être en vertu du mérite éthique que l'évangile avait conféré à l'abandon des richesses). L'argent est plus fort que n'importe quelle religion. L'exemple de Simmel est tiré du christianisme, mais chez les musulmans, c'est pareil. Ils s'accordent très bien pour tolérer l'usure, l'abus de biens sociaux, les inégalités économiques malgré la Charia, pourtant plus stricte et plus punitive que l'évangile.
p.42: Tout autant que Dieu, sous la forme de la croyance, l'argent est, sous la forme du concret, l'abstraction la plus élevée à laquelle se soit hissée la raison pratique. Raison de plus pour y réfléchir, pour démonter les dogmes, pour s'accrocher mordicus aux effets délétères de l'argent et pour se convaincre que l'argent impactant tout, le meilleur moyen de forcer le passage vers un autre futur possible est de l'abolir. Si l'argent a été l'outil privilégié qui nous a conduit au bord de l'effondrement global et qui nous a plongé dans un océan d'écoanxiété et de doutes quant au moindre progrès possible, c'est sa disparition et elle seule qui peut donner sens et force à la reconstruction d'un autre monde.
L'argent dans la culture moderne
p.43: Au Moyen âge, l'homme se trouve dans une appartenance qui le soude à une communauté ou à une propriété terrienne, à une féodalité ou à une corporation. […] Cette unité, les temps modernes l'ont détruite. Ils ont fait reposer la personne sur elle-même et lui ont accordé une liberté de mouvement intérieur et extérieur sans précédent. L'affaiblissement de l'individu privé de communauté a connu son apogée avec l'aporie sémantique de la "flexi-sécurité", fin du XX°. Le travailleur en perpétuelle migration de lieu, de fonction, de catégorie, n'a guère plus d'autonomie spatiale que le laboureur du XVIII° siècle et certainement moins de "sécurité ressentie"…
pp.46-48 Simmel donne quelques exemples qui marquent la finesse de la frontière que l'argent érige entre l'union des intérêts et leur séparation: les caisses de syndicats de corporations, après 1848 en France, mettent en commun cette possession monétaire pour en obtenir une garantie de leurs intérêts propres sans pour autant qu'il y ait fusion entre les différentes corporations. De l'antiquité au XX° siècle, ont voit se reproduire sans cesse les tentatives de régulation des abus quant à l'usage de l'argent et les ingénieux modes de contournement de ces régulations. Marx, certainement plus instruit de philosophie et d'économie que d'Histoire a développé des thèses sur la valeur, le juste prix, les limites du profit, sujets que Pierre de Jean Olivi avait déjà traité dans le premier traité d'économie connu de l'Occident médiéval. Mais ces écrits ayant été mis à l'index par le Vatican jusqu'au milieu du XX° siècle, Marx n'a pu le savoir.
p.51 C'est pourquoi l'homme moderne est dépendant d'incomparablement plus de fournisseurs et de sources d'approvisionnement que ne l'étaient jadis les paysans libres des anciens temps germaniques, ou plus tard les serfs. A tout moment, son existence tient à cent liaisons produites par des intérêts monétaires, sans lesquels il pourrait tout aussi peu continuer à exister que le membre d'un corps organique qui serait isolé du circuit de la sève. L'image de la cellule isolée de la sève, et donc le pronostic létal annoncé, représente bien la situation de notre modernité. Hors de la "sève-argent" la vie n'est plus possible et le nombre des acteurs économiques qui permettent la circulation de cette sève-argent est tel qu'il est devenu impossible d'en identifier individuellement les acteurs. C'est le piège mortel de nos sociétés sans noms propres et à responsabilité limitée (SARL): un énorme machine que nul ne contrôle et qui, devenue autonome, est le seul propriétaire réel des humains. Les serfs du Moyen-âge pouvait lever des jacqueries et brûler le château de leur Seigneur, les serfs des temps modernes ne connaissent pas l'industriel et ne peuvent localiser son siège social! Tout ceci n'est pas un plan machiavélique inventé par quelques financiers véreux, c'est une logique en marche qui part de la nécessité, pour le scieur de long Morvandiau en route vers l'Italie, de protéger son bien sur des routes remplies de brigands. Une logique qui aboutit à la multinationale au siège social dispersé dans de multiples paradis fiscaux. Toute mesure de contrôle et de bonne gouvernance, ne fera que disperser, anonymiser, privilégier, puissanciser le Seigneur et son château chaque jour un peu plus. S'il fallait un argument choc pour justifier une abolition du système, en voilà un qui est particulièrement parlant…
p.52-53: Finalement, l'argent a instauré pour tous les hommes un niveau d'intérêts commun si englobant, comme jamais on n'en aurait été capable à l'époque de l'économie naturelle ; il a jeté les bases d'une compréhension immédiate et réciproque, une uniformité d'orientations qui devait contribuer de façon extraordinaire à engendrer la représentation de l'universel humain qui a joué un si grand rôle dans l'histoire de la société et de la culture depuis le siècle dernier - exactement comme elle émergea dans la culture de l'Empire romain une fois complètement imprégné de l'économie monétaire. Si on isolait ce paragraphe de son contexte, on pourrait croire que Georg Simmel a produit un hymne à la beauté du capitalisme.
p.53-54: Un tel rapport ne peut qu'en engendrer un individualisme fort, car ce n'est pas l'isolement par rapport aux autres, mais au contraire la relation privée d'égards pour celui dont il s'agit, c'est leur anonymat, l'indifférence par rapport à leur individualité, qui rend les hommes étrangers les uns aux autres et renvoie chacun à lui-même. Si on met en relation cette déclaration avec l'affaire des retraites à 64 ans sous le règne de Macron 1er, il est clair que les notions de pénibilités de certaines professions sont niées au nom d'une égalité de droits. Le manœuvre maçon est traité comme le bureaucrate fonctionnarisé et cadre, l'hypocrisie des dirigeants se manifeste dans l'usage abusif de chiffres comptables invérifiables et si abscons que les ouvriers finissent par croire aux dictats du pouvoir, que la majorité des travailleurs ne fait plus le poids par rapport à la minorité de nantis qui les représentent. Privés d'égards, face aux anonymes des fonds de pension et de la Commission Européenne, étrangers dans leur propre pays, jugés responsables des erreurs des technocrates, traités de "radicalisés" quand ils crient leurs peurs dans la rue, les travailleurs les plus essentiels et les moins bien rémunérés se sentent plus que jamais impuissants à modifier le cours de leur histoire. Quand donc verront-ils clairement que c'est la logique de l'argent qui en est la cause? A l'inverse les élites grassement rémunérée quelque soit leur supposée efficacité, sont de moins en moins aptes à comprendre ce peuple qui leur est étranger. Quand donc comprendront-ils que c'est l'argent qui les a rendus aveugles et que d'ouvrir enfin les yeux dépend leur survie elle-même?...
p.55 La possibilité d'exprimer et de rétribuer les prestations au moyen d'argent a été éprouvée de tout temps comme un moyen et une garantie de la liberté personnelle. […] Le droit romain lui-même stipulait que celui qui était assigné à une tâche particulière pouvait refuser de s'en acquitter en nature et la solder par son équivalent en argent, même à l'encontre de la volonté du bénéficiaire. C'est pour cette raison qu'on a qualifié cette clause de "magna charta"[1]… Mais combien de fois cette liberté acquise a souvent signifié en même temps une vacuité de l'existence et la désagrégation de sa substance! En fait, ce que nous dit Simmel avec les mots de son temps, c'est que passer de l'esclavage au salariat ne change pas grand-chose à la condition humaine si les données quantitatives prévalent sur les données qualitatives. De même, l'établissement d'un revenu d'existence ne changera rien aux dites existences si on ne limite pas en même temps la marchandisation des biens communs et vitaux.
p.59: Le cœur et le sens de la vie ne cessent de nous glisser entre les doigts, les satisfactions définitives deviennent toujours plus rares, tous ces efforts et toute cette agitation ne valent en réalité pas la peine. […] Et cela tient au recouvrement progressif des valeurs qualitatives par une valeur purement quantitative, par l'intérêt formulé strictement en termes de plus ou de moins -alors que seules les premières satisfont irrévocablement nos besoins. Dès l'instant que l'on donne une valeur monétaire à tout, le sens de la vie ne cesse de nous glisser entre les doigts. Si l'on veut redonner sens à la vie humaine, il n'y a pas d'autre issue que de faire le deuil du système monétaire. La thèse de Simmel s'adressait en son temps à la condition sociale des humains mais peut aujourd'hui se traduire dans les mêmes termes aujourd'hui au niveau environnemental. L'argent peut tout à fait poser des taxes carbones et imposer des normes écologiques, mais n'empêchera en rien la désertification, la perte de biodiversité, la pollution….
p.60 Le tragique de tout nivellement, c'est qu'il débouche en droite ligne sur le statut de l'élément le plus bas. Car ce qui occupe la position la plus élevée peut toujours descendre vers ce dernier, mais ce qui se trouve en bas ne peut presque jamais se hisser à la hauteur de l'élément le plus haut. Voilà qui met à mal le rêve égalitariste du "partage du gâteau", de la redistribution, de l'économie sociale et solidaire. Un nivellement le plus strict ne peut tenir plus d'une décennie dans un système monétisé et rien n'empêchera les inégalités de se reproduire à l'identique. Les Juifs de l'époque biblique en ont tenté l'expérience il y a trois millénaires (méthode du jubilé) et l'ont très vite abandonné par absence totale de "durabilité".
p.60-61: Le désabusement, c'est précisément qu'on ne réagisse plus aux nuances et aux spécificités des objets avec une faculté sensitive elle-même nuancée, mais qu'on les ressente tous sous une teinte uniforme et terne, ne s'inscrivant plus dans un spectre de couleurs déterminées. Qu'en termes élégants ces choses là sont dites! Simmel (1858-1918) aujourd'hui nous dirait: Le "tous pourris" en politique, les "chiens de gardes" médiatiques, les syndicats devenus les "partenaires sociaux" des gouvernements, l'indécence des fortunes "multimillionnaires" a finit par tuer tout intérêt pour la chose publique, tout espoir dans des lendemains qui chantent, toute capacité de mobilisation collective. Les Grecs qui ont subi une pleine décennie de dérégulations et une austérité inédite en temps de paix, qui ont battu tous les records de luttes classiques (manifestations, grèves, propositions alternatives…) sont devenus les parangons du désabusement.
p.61-62 Parce que l'on peut avoir presque tout contre de l'argent, il a été possible de se dédouaner d'un délit avec de l'argent (4° siècle, droit d'Alaric), de s'acquitter de la pénitence avec de l'argent (7° siècle), de s'acheter un strapontin au paradis quels que soient les actes de sa vie réelle (jusqu'au 17° siècle)… et aujourd'hui de se déplacer en jet et en yacht privé, de faire de l'optimisation fiscale, du dumping social et du greenwashing…, toujours parce qu'on a beaucoup d'argent.
p.62 Une seconde conséquence importante découle du système monétaire prédominant: on éprouve l'argent (pur moyen pour obtenir d'autres biens) comme un bien autonome ; tandis que toute sa signification se limite à être un passage, un membre de la série qui mène à une fin et à une jouissance définitive, la série s'interrompt psychologiquement à cette étape, la conscience de la fin téléologique s'arrête à l'argent. C'est bien ce que nous déplorons avec les assurances qui déresponsabilisent (je m'en fous, je suis assuré!), avec l'abus de bien sociaux (je m'en fous, les autres n'ont qu'à en faire autant), avec la corruption (je m'en fous, ce qui n'est pas interdit est autorisé!), etc. Sans le filtre de l'argent, les auteurs de ces dérives verraient de suite qu'ils ont pénalisé, spolié, conduit à la misère d'autres personnes qu'ils ne connaissent même pas.
pp.63-64 Cet envahissement des buts par les moyens est un des traits fondamentaux et un des problèmes majeurs de toute culture supérieure. Car cette dernière, au contraire des conditions primitives, tient son essence de ce que les intentions des hommes ne sont pas simples, à portée de mains, accessibles par une action immédiate, mais qu'elles deviennent progressivement si difficiles si compliquées et hors de portée qu'elles requièrent un montage sophistiqué de moyens et d'appareils, un détour par de multiples étapes préparatoires… Si Simmel avait connu l'informatique, il n'aurait pas manqué de le prendre en exemple. Qui aujourd'hui maîtrise son ordinateur et son smartphone au point de les commander au lieu de dépendre de leurs logiciels complexes auxquels nous sommes sommés de nous adapter à chaque mise à jour? On se garde bien de se poser des questions sur le fonctionnement de ses appareils par crainte du bug que cela pourrait produire. On préfère ne pas savoir ce que l'appareil prélève de renseignements sur nous-mêmes et quel usage il va en faire, pour ne pas prendre peur et ne plus y toucher, ne serait-ce que pour se préserver un semblant d'intimité…
p.66 Dans ce processus, toutefois, aucun des éléments n'a de part plus grande que l'argent, jamais aucun objet qui n'a de valeur qu'en tant que moyenne ne s'est développé avec une telle énergie, aussi complètement et avec un tel succès pour l'ensemble de la vie, jusqu'à devenir le but satisfaisant en tant que tel -de manière apparente ou réelle- toutes nos aspirations. Sauf peut-être le smartphone que la main ne quitte jamais, tant il est moderne, pratique et addictif et que "main tenant", il prend place au milieu du repas entre amis, dans le lit entre amoureux, effaçant le moindre vide temporel, comblant la moindre distance géographique, ne laissant au cerveau plus aucune autonomie ni répit. Mais il est normal que l'objet dit communiquant ou empêcheur de communiquer selon l'un l'usage, ait pris si vite une telle place. C'est l'un des meilleurs alliés de l'argent que les nouveaux maîtres de l'argent aient inventé.
p. 68: D'où l'inquiétude, la fébrilité, l'agitation continuelle de la vie moderne, qui trouve en l'argent la roue impossible à arrêter faisant de la machine de la vie un "perpetuum mobile", un mouvement perpétuel. Sachant que Simmel a conçu ces textes dans les années 1890, on imagine ce qu'il penserait aujourd'hui de notre agitation chronique. C'est peut être un des éléments qui ont le plus puissamment suscité le mouvement de "bifurcation" qui fait fuir les étudiants des grandes écoles, produit des ZAD et des habitats partagés, qui pousse les ingénieurs à se faire éleveurs de moutons, maraîchers bio ou animateurs de fablabs, de préférence avec le moins d'investissements financiers possibles et d'ambitions consuméristes…
p.71: Jusqu'en 1844, les billets circulaient 51 jours en moyenne avant d'être présentés et convertis en petite monnaie ; en 1871 ils ne circulaient plus que 37 jours, soit près d'un quart de circulation monétaire en plus. En 2023, je doute qu'un billet reste dans une quelconque poche plus de trois jours sans être utilisé. Anecdotique, dites-vous? Certainement pas ! La rotation monétaire est bien ce qui se rapproche le plus du "perpetuum mobile". Sans elle, l'argent n'a même plus de sens économique, ce serait le signe d'une récession en marche, d'une crise systémique à venir…
On peut donc résolument classer Georg Simmel dans la catégorie des "Postmonétaires" sans craindre l'accusation d'anachronisme!
[1] Clause utilisée par les barons anglais du 13° siècle pour transformer l'obligation de fournir au Roi matériel et hommes pour ses guerres, puis dans la lutte pour la libération des esclaves aux 18-19° siècles pour en faire des salariés.