
"Sortir de l'économie", Revue
Revue "Sortir de l'économie" n°4" 2012,
texte de 266 pages, téléchargeable ici
Ouvaton est une coopérative d'hébergement numérique depuis 2001. Ouvaton se démarque d’un marché où le profit est la règle. Au-delà de l’idée de partager un "bout de disque dur commun", il s’agit également d’expérimenter un modèle économique pré-existant, mais jusque là jamais appliqué aux Nouvelles Technologies.
Sortir de l'économie est un "bulletin critique de la machine-travail planétaire". Cette équipe éditoriale a disparu du Web après la parution de ce numéro sans laisser d'autre trace que je puisse repérer…
Éditorial En deçà du brouhaha des phénomènes secondaires qui s'imposent à notre perception immédiate, l'économie est une forme de vie sociale, une façon implicite et généralisée de se lier les uns aux autres. Ses catégories spécifiques se sont déployées progressivement jusqu'à devenir un cadre global dans la deuxième moitié du XXe siècle. […] Chacun contribue, par ses activités apparemment sensées, à déployer un monde insensé qui le dépasse et l'englobe, sans même (avoir à) y penser. À partir d'un faisceau d'actes sociaux conscients mais séparés, émerge une totalité inconsciente qui en retour conditionne malgré nous le sens à donner à nos actes. Cette dimension, bien qu'irréelle, a des effets concrets sur le monde. C'est ainsi qu'a été décrit le fonctionnement prétendument irrationnel des fétiches dans les sociétés "primitives". Ce numéro de la revue propose deux directions: une "socio-histoire" de la synthèse sociale spécifique qui s’opère dans l'économie (ou le capitalisme, qui en est maintenant pour nous le synonyme) et une anthropologie des formes non capitalistes de vie qui dénaturalise notre vision du monde social tout en évitant l'apologie des formes passées et qui permet en quelque sorte de tracer une histoire des fétichismes. (Émile Kirschey)*
Les différents contributeurs de cette revue sont issus du mouvement de la "critique de la valeur" que l'on retrouve en France, aujourd'hui, sur le site "Palim-Psao" (voir) C'est sans doute le collectif le plus proche des Postmonétaires radicaux, ou dit autrement, ceux dont nous nous rapprochons le plus au plan théorique. (Clement Homs, Max l'Hameunasse…) et des apports étrangers célèbres comme Graeber, Tari ou Pemeranz…
Nota bene: Le titre "Sortir de l'économie" se retrouve tel quel ou avec des variantes dans quantité de titres d'ouvrages pourtant très contradictoires. En vrac, on trouve: "sortir de l'économisme", "Sortir de l'économystification", "Sortir de l'impasse", "Sortir de la préhistoire économique", "Sortir de la croissance", "Sortir de l'économie du désastre", "l'Iconomie"… Autant de titres qui disent tout et son contraire!...
* Voir PDF article de cet auteur, 4p Lien
- Au delà de l'économie.
p.8: Par où la sortie, réflexions critique sur le MAUSS: Si ce qui suit constitue une critique, celle-ci se veut bienveillante, tant le paradigme du don défendu par le MAUSS reste un point d'entrée fondamental pour sortir de l'imaginaire marchand, de l'échange, du donnant-donnant. Pour défaire un monde où la marchandise est la forme universelle des activités humaines et de ses produits, on peut en effet penser au don, comme autre forme de circulation des « richesses », des objets, des services. […] Ce texte n'est donc pas un positionnement d'une école en face d'une autre mais plutôt une tentative de mieux cerner les limites d’une conception d’une sortie de l’économie uniquement fondée sur un autre type de circulation que l’échange donnant-donnant. On défendra la thèse que, pour autant que les modes de circulations alternatifs (don maussien ou autre) constituent des voies de sortie de la machine-travail, cela vaut à condition de sortir du travail-marchandise, en cloisonnant les activités de subsistance d’une part (ce que l’on appelle communément la « production ») et la circulation des biens d’autre part.
Le propos est donc bien de penser le futur dans un cadre non marchand et non salarial, mais à la différence, par rapport aux postmonétaires, que l'auteur "cloisonne" la production de la circulation des biens....
Le travail: un utilitarisme halluciné. Pour briser la centralité d'un travail qui n'a plus de sens, on ne peut que proposer le reflux de celui-ci, plus ou moins piloté par l'État à travers le revenu garanti, la réduction du temps de travail, le soutien au secteur associatif.
Pour analyser la spécificité du travail dans les sociétés capitalistes, la notion de double caractère du travail est toute indiquée: La face "concrète", la dimension opératoire et observable du travail, n'est que l'autre face d'une activité qui en comporte une autre, et qui est précisément celle qui reste dans l'angle mort des dissertations sur le travail en général : le "travail abstrait".
Le travail ne peut s'analyser non plus comme un rapport social entre un travailleur et son employeur ou son client. Sa dimension abstraite vient du fait qu'il est orienté en vue de produire une valeur d'échange, dont l'existence et la quantité se déterminent en fonction des autres travaux. L'utilité du travail ne peut dès lors qu'être ambivalente, et l'utilitarisme dans le travail une hallucination. La proposition d'un revenu de citoyenneté (revenu garanti) ne fait qu'entretenir cette hallucination. Pour sortir du travail, sortir de l'économie, il ne suffit pas que de l'argent soit distribué indépendamment du travail, il faut aussi que le travail ne soit plus rémunéré.
Tout est dit dans cette dernière phrase: sortir de l'économie, c'est accepter que le travail ne soit plus rémunéré mais que les moyens de subsistance soient assurés par un autre médium que l'argent. C'est ce que nous appelons l'accès. Tout le reste n'est que moyen plus ou moins bien camouflé de préserver le capitalisme, en tout ou partie, dans un "capitalisme à visage humain" ou un "capitalisme tronqué".
C'est la limite que nous posons à la validité du travail intellectuel du MAUSS, des convivialistes, et de pas mal de décroissants qui se contentent de "chasser" les comportements purement utilitaristes du capitalisme et donc, ne voient pas la nécessité de questionner les principes de base: la valeur, l'argent, le salariat, etc. de ce fait, la plupart des personnalités critiques du capitalisme, se contentent de prôner l'obligation de donner, recevoir, rendre, comme un invariant anthropologique. Si bien que les Maussiens établissent deux catégories: la socialisation primaire (les proches, la famille, où le don est prédominant) et une socialisation secondaire (qui prennent la forme du contrat, du calcul). Ce qui nous semble évident et nous a fait "postmonétaires", c'est que le contrat et le calcul tend à étendre sa sphère jusqu'à rendre la famille, le clan, la communauté totalement soumise et dépendante du pouvoir capitaliste. La sphère marchande gagne du terrain quoique l'on fasse et viendra un temps où on trouvera incongrue qu'une mère nourrisse son petit au sein, sans contrepartie! Sur l'autre face de la médaille, on se moque bien de la valeur travail en tant que mode d'intégration sociale, ne considérant plus que la plus-value est susceptible de produire ou pas.
Ainsi, quel sens y a-t-il à s’insurger contre l’utilitarisme s’il ne s’agit que d’un modèle théorique que la vie de n’importe quel travailleur-rouage invalide jour après jour ? Pourquoi, si la pensée utilitariste fondait la domination de l’économie, serions-nous si nombreux à douter de l’utilité de notre travail, quand celle-ci réside d’abord dans la nécessité de gagner de l’argent? […] un des effets de l’économie est d’avoir produit une synthèse sociale par le travail, un type de généralité liée à la forme-marchande des activités humaines et des produits de ces activités. Par cette construction originale historiquement, l’activité technique est contrainte dans son déroulement même par les règles « sociales » qui supportent la circulation des produits de cette activité. […]. La planification de l’économie, qu’il s’agisse d’un État ou plus banalement d’une entreprise, ne fait que piloter le travail (par les prix ou les volumes) en estimant ce qu’il est possible de consommer (ou acheter) et produire (ou vendre).
4: L'indésirable re-enchâssement de l'économie: Accéder à un socle de subsistance minimal sans travailler ne signifie pas la disparition du domaine des activités de subsistance, c’est-à-dire les activités dont nous savons qu’elles ont d’abord pour raison d’être notre survie matérielle. En cela, on ne peut guère sortir de l’économie par un seul mouvement de pensée qui nous ferait oublier le fondement matériel des relations sociales, et de la vie en général.
Cette formulation de l'opposition entre travail et activité est intéressante et élimine le classique argument disant que, sans argent, plus personne ne travaillerait, ce qui n'exclue aucunement les "activités de subsistance" quoiqu'en disent certains. C'est ce que l'on dit en proposant de repenser ces activités hors de toute idée de marché. Car c'est bien le marché qui sépare actuellement le travail et l'activité, ou pour le dire en marxiste, qui sépare le travail abstrait du travail concret…
C'est bien par la domination institutionnalisé des gestes productifs que l'homogénéisation des techniques des techniques a été possible et finalement l’impossibilité de vivre librement notre propre rapport au monde dans ce que nous pouvons faire nous-mêmes, indépendamment de ce qu’autrui peut faire à notre place, mieux ou plus vite. Ce n'est pas autre chose que ce que nous disons en proposant un système où les usagers retrouveraient la maîtrise de leurs usages.
5. Un exemple de bien de subsistance : l'habitat. P.17 Certaines pages de la "Philosophie de l’argent" de Simmel semblent faire l’apologie de l’argent, en mettant évidence le pouvoir qu’il donne aux individus de se détacher de leurs communautés de base. C’est là une critique que l’on entend parfois sur la volonté de sortir de l’économie : sans la souplesse de l’argent et du travail moderne, nous serions condamnés à demeurer dans un entre-soi, assignés à résidence. […] Pour autant, doit-on considérer que seul l’argent permet de défaire et recomposer les liens sociaux, de quitter un endroit pour aller vivre ailleurs, et permettre ainsi une liberté à laquelle nous sommes aujourd’hui attachés ? Là aussi, c'est un argument récurent que l'on nous oppose. Seul l'argent peut faire société au-delà de la tribu.
S’il faut se passer d’argent sans renoncer à cette liberté, alors il serait bon de réfléchir à notre relation aux choses, en particulier aux biens « immobiliers », c’est-à-dire les choses qui par nature ne peuvent suivre les individus qui les quittent…
La densité de ce texte de 266 pages ne permet pas un résumé exhaustif, mais ces quelques exemples d'analyses nous invite à reformuler notre argumentaire en ajoutant une touche théorique qui pourrait bien rendre crédible notre discours, jusque-là un peu trop "près des pâquerettes"… J'en propose une petite liste des questions posées:
- Peut-on imaginer l’institution d’un collectif réunissant des lieux d’habitation, possédant un droit de véto dans l'échange de chacun des lieux? Peut-on sortir de l'amalgame entre cette dimension essentielle de l’existence qu’est l’habiter, avec la « propriété privée » qui se trouve être une propriété marchande? Usus et Fructus sans abusus?...
- Jusqu'où les alternatives au capitalisme peuvent, par soucis d'efficacité, de pédagogie, de réalisme politique…, conserver quelques catégories capitalistes, provisoirement, au titre d'étape, de transition?...
La revue Sortir de l'économie poursuit par un intéressant récit (p.65-67) des luttes anarchistes (CNT) des années 1936 en Espagne (pour ceux que l'histoire des luttes ouvrières intéresse encore…). Je relève juste une note d'Abad de Santilllan (1897-1983) écrivain et militant anarchiste, qui déclare: « Il n’est pas nécessaire de détruire l’organisation technique existante de la société capitaliste, nous devons nous en servir. La révolution doit mettre un terme à la propriété privée des usines mais, si les usines doivent exister, et à notre avis elles le doivent, il est nécessaire de savoir comment elles marchent. Le fait qu’elles deviennent propriété collective ne change pas l’essence de la production ou la méthode de production. C’est la distribution des produits qui changera et deviendra plus équitable. »
Ce raisonnement a largement contribué à la faillite de l'anarchisme espagnol et se retrouve aujourd'hui dans tous les mouvements anticapitalistes qui se contentent d'un "altercapitalisme". Les mouvements postmonétaires ne sont pas immunisés naturellement par ce même risque et peuvent très bien imaginer une société a-monétaire qui préserve les fondements du capitalisme au point de se contenter d'une consensuelle demi mesure: une abolition de l'argent préservant le commerce, une économie réduite aux seuls échanges internationaux, une propriété privée exclusive et seulement contrôlée dans ses abus, etc. L'histoire peut évoluer, mais les meilleurs militants peuvent aussi bégayer et répéter les erreurs anciennes, faute de les avoir analysées…
Annexe 4: l'éloge du travail pp.68-71 Il est toujours aussi difficile d’aborder la question de l’aversion des hommes pour le travail autrement qu’en stigmatisant les ouvriers récalcitrants, ou en encensant les autres…Le concept de « bon ouvrier » – qui, par antithèse, criminalisait celui qui dans la société bourgeoise vivait dans l’illégalité ou vagabondait – revint toujours en force.
Voir le bon député de gauche François Ruffin qui aujourd'hui reprend les concepts de "bon ouvrier" et de "valeur-travail" au nom de la défense des emplois déconsidérés et sous-payés mais qualifiés d'essentiels. Ce bon sentiment conduira peut-être à une revalorisation de ces métiers, mais une simple compensation de leur pénibilité, de leur précarité, s'accompagnera jusqu'à la caricature, d'une ubérisation forcée. Le capitalisme en ressortira vainqueur, renforcé dans sa "légitime" exploitation de la ressource humaine!
L'enfer est en effet pavé de bonnes intentions: « Nous ferons du travail la détermination suprême de la vraie richesse, le signe unique du prestige social, il sera la plus grande source de fierté pour les travailleurs émancipés. » C'est signé Juan Fábregas, un économiste bourgeois de la gauche catalaniste qui avait rejoint la CNT en juillet 1936! C'est si proche du discours de l'Église catholique, du patronat traditionnel, qu'on peut se demander comment les anarchistes de la CNT ont pu adouber ce personnage et accepter l'idée que le travail était source de vie, d'émancipation, d'honneur. De Fábregas à Ruffin, rien n'a vraiment changé. Sans suppression de l'argent, rien ne changera... "Le travail est source de vie. En l'intensifiant, tu triompheras." (image ci-contre)
Au-delà de la "Centrale": pp. 75-108. « La révolte ne viendra pas avec des hommes qui demandent au gouvernement de faire leur bonheur mais avec ceux qui veulent leur bonheur en dépit et contre les gouvernements. » Albert Libertad, L ’Anarchie, 20 juin 1907. 117 ans après, cette sentence est toujours d'actualité. Ce chapitre permettra peut-être d'influer sur les diverses positions des Postmonétaires, allant de la collaboration pure et simple avec le, système à la radicalisation de l'abolition au plus vite de l'argent et de la valeur, de la marchandise et du travail, de l'État et du marché… Ce chapitre s'appuie sur les réflexions de François Partant (1926-1987), expert en développement aux quatre coins du monde, considéré comme élément essentiel de l'élite technicienne visant le "monopole du savoir"…
p.76: Revendication d’un droit à vivre à côté de la société officielle, appropriation directe communisatrice ou sécession d’ « alternatives » ? L'idée de Partant était de " rompre avec le « grand soir » et d’appeler à une auto-organisation des non-rentables, des naufragés, des sans-le-sou, des dégoûtés, des révoltés qui doivent, pensait-il, ne compter que sur leurs propres forces, leurs propres moyens d’auto-organiser d’autres liens sociaux."
Jamais un État, une politique publique, un programme, une prise du pouvoir (en soi) ou d'un parti ne feront cela […] Ceux qui veulent cette révolution « doivent revendiquer le droit de se constituer en société autonome, et de disposer d’une partie du territoire que se sont réparti les nations […] et pour cela il imaginait deux scénarios: "ou bien un État octroierait (on ne sait pas par quelle grâce) aux hommes et femmes non-rentables un morceau de territoire (et là il faudrait développer une véritable lutte revendicative au sein de la société officielle), ou bien un improbable milliardaire philanthrope leur mettrait à disposition ce même territoire."
A juste titre la revue rappelle que c'est un vieux combat, bien illustré au XVII° siècle par les "Diggers" anglais qui réclamaient des communaux pour échapper au système. C'est le même projet développé par le mouvement "Droit paysan" en 2000 face au ministre écologiste Dominique Voynet. Aujourd'hui, c'est plutôt le système ZAD qui est revendiqué… Signe des temps?... Mais on retrouve aussi, ici ou là, l'idée de créer un "ghetto alternatif", bien contenu entre murailles et check points comme "armée de réserve constituée par les humains superflus. (voir le texte de Ida Auken dans la catégorie Radoteurs).
p.80: Or, parce que ce qui existe dans la modernité comme politique est pris, de par ses conditions sociales d’existence, dans la cage de fer de la logique de la valeur, une société post-capitaliste est nécessairement une société post-étatique et post-politique, ce qui ne veut pas dire bien sûr que toute mise en commun dans une société post-capitaliste ne puisse pas exister sous d’autres formes que ce que nous connaissons sous le terme de « politique » nous dit Anselm Jappe dans Crédit à mort (éd. Lignes, 2011)
Scénario de l'archipel des alternatives : des ilots de gratuité, pourrait se fédérer, s'amalgamer peu à peu en archipels et constituer une force susceptible de l'opposer au capitalisme. Ce scénario reste bien vivace et, d'échec en échec, renaît régulièrement de ses cendres. L'objectif est vieux et l'échec permanent. Avec la génération des gens nés avec le numérique, c'est plutôt le réseau constitué de groupes disparates, mouvants, souvent éphémères qui semble gagner du terrain. Il serait bon d'en tenir compte.
En 1979 dans Que la crise s’aggrave !, François Partant investissait encore des illusions dans le vieux schéma révolutionnaire déterministe du marxisme traditionnel, espérant qu’un aggravement de la crise soit seul à même de faire enfin prendre conscience au prolétariat des conditions objectives du pourrissement du capitalisme et de la nécessité de son dépassement. Mais, force est de reconnaître qu'aucun archipel n'émerge jamais. Le préalable serait que des ilots "démontrent que ce qu’ils font est de nature à transformer la réalité dans le sens que les autres souhaitent" disait Partant, ce qui n'est pas le cas pour l'instant…
p.83 Stratégie des squats (de terres ou de logements) : Aucun pouvoir ne pourrait venir à bout d’une société qui déciderait de ne plus jouer le jeu, qui choisirait de s’asseoir au bord de la route. Les squats, c'est un bon moyen de s'assoir au bord de la route. Ce n'est qu'une question de nombre et de temps : tôt ou tard ils se doteront d’un schéma politique commun capable « d’autogérer [leur] propre crise. […] François Partant pense alors qu’on peut trouver une solution réelle et juridique à cette première difficulté concrète. Il imagine la création de l’Association Socio-Économique Mondiale (l’A.S.E.M.) dont l’objectif serait de « donner à des chômeurs, à des paysans ruinés et à toute personne le désirant la possibilité de vivre de leur travail, en produisant, à l’écart de l’économie de marché et dans des conditions qu’ils déterminent eux-mêmes, ce dont ils estiment avoir besoin », ou encore de « réunir toutes les personnes qui souhaitent fonder ensemble une société au sein de laquelle sont exclus les rapports de domination et les relations de pouvoir. […] Au lieu d’un droit individuel de propriété, François Partant propose donc une propriété collective ; cependant, à la suite de la distinction qu’a faite Proudhon entre « propriété » et « possession », un « droit de jouissance perpétuelle » (héréditaire et transmissible) est donné à un groupe particulier». L'ASEM ne s'est jamais constituée et aucune instance "centrale" sensée permettre et orienter correctement les projets n'a vu le jour…, sans doute faute d'une élaboration franchement démocratique et décentralisée. Il n'est pas simple de "décentraliser une centrale constituée"! Seuls les groupes Bolo'bolo ont peu ou prou réussi à imaginer des groupes qui réduisent fortement la nécessité d'une économie, d'un calcul de la valeur… du moins sur le papier, dans l'utopie éponyme!
pp.109-113: Vous avez dit "monnaie"?... Chapitre d'inégale valeur sur l'historique de la monnaie, les notions de "pouvoir d'achat", du fétichisme qui lui est associé… D'où la question: Une société post-économique est-elle ipso facto une société sans monnaie ou bien, au contraire, une société avec un ou plusieurs types de monnaies particulières ? Là, nous sommes face à une question toujours d'actualité, y compris chez certains postmonétaires (au moins au titre d'une transition). D'autres au contraire récusent toute tentative monétaire qui permettrait une sortie du monétaire ou a minima une moralisation de la monnaie. Il est probable que cette question ne sera tranchée qu'au moment où elle aura disparue et que nous seront contraints, dans la joie ou dans la panique, de construire quelque chose sans aucune référence à l'argent, à la valeur, à la dette…
p.114: P. A. Samuelson résume le problème de façon lapidaire, comme un paradoxe: la monnaie est acceptée parce qu’elle est acceptée! Entendons acceptée par tous, et c'est ce qu'on appelle une "convention sociale", qui par nature aurait pu être toute autre et peut donc être abolie, transformée, décrétée valide ou mortifère…
Un passage intéressant parle de l'échange originel: dans certaines tribus australiennes, le chasseur ne dispose pas de son gibier, il doit le remettre à d’autres, bien souvent ses beaux-frères, qui eux-mêmes doivent lui remettre le leur. Dans ce cas, nul échange, ni don ! Mais bien transfert réciproque dû à titre de dépendance réciproque (Alain Testart, Critique du don. Étude sur la circulation non marchande, Syllepse, 2007, p.50). C'est peut être une piste qui devrait intéresser les Postmonétaires : comme il ne peut y avoir d'échange marchand commode sans argent, si l'on veut sortir de l'argent, il faut aussi sortir de l'échange marchand pour ne conserver que la dépendance réciproque. Ce n'est pas évident pour tout le monde. C'est là une autre voie que le troc auquel on nous ramène sans cesse et qui est pourtant pas plus courant que les institutions de dépendances réciproques…Ces institutions se retrouvent sur les cinq continents, à toutes les époques, y compris l'actuelle (pour les indigènes des îles Andaman par exemple), et sous des climats allant de la riche forêt tropicale au désert de glace des Inuits.
p. 116: L'hypothèse de l'origine économique de la monnaie ne tient donc pas la route! A l'évidence, les premières formes de monnaies émergent dans le cadre de paiements liés à des obligations sociales, pas à des échanges. Voilà qui frappe d'obsolescence tous les arguments anti-postmonétaires liés au troc d'un côté, à la nature humaine de l'autre. C'est imprégné de culture marchande que les premiers anthropologues on tenté de comprendre les rites, conventions , règles, tabous qui règlent le quotidien des dits "primitifs"… Ils avaient sans doute une telle peur de la remise en cause de leurs propres totems et tabous, qu'ils s'en sont servi de grille de lecture universelle…
p.118: Monnaies primitives Vs monnaies modernes: Si l’on peut payer pour le bride-price (prix de la fiancée) dans les sociétés primitives, un tel paiement est impensable dans notre société et, inversement, si l’on peut aujourd’hui payer pour acheter de la terre, le travail d’autrui, voire de la monnaie, ceci était purement inconcevable dans les sociétés précapitalistes. L’usage de la monnaie moderne est donc bien spécifique à une forme de vie très particulière et, corrélativement, il est ainsi légitime de parler de monnaie à usage spécifique…. et tout a fait légitime de penser abolir toute forme de marchandisation, tout échange médiatisé par l'argent, et de là, tout achat ou vente d'une force de travail, et d'un espace de temps…
p.128: Le Nayahan Banjar: Parmi les structures organisationnelles que l’on trouve à Bali, le banjar occupe une place de grande importance. Il s’agit d’une sorte de conseil qui existe depuis plus d’un millénaire et qui a, aujourd’hui encore, la charge de planifier la vie locale. Il y a environ 3000 banjars en activité. C’est une institution « démocratique » : il est formé d’un membre de chaque famille et chaque membre dispose d’une voix d’une importance égale. Par ailleurs, le chef du banjar est élu à la majorité simple, n’est pas rémunéré pour cette fonction et peut être destitué si une majorité de membres le décide. Les actions planifiées par le banjar sont diverses : cérémonies de mariage ou de crémation, aide aux écoles primaires, construction de routes, etc. Chaque rencontre, tous les trente-cinq jours, permet d’assurer le suivi des projets en cours mais également de proposer de nouveaux projets. Cette relation d'un système ancien mais pérenne nous pousserait à s'inspirer des sociétés anciennes pour construire un nouveau monde. Mais si ce type de structure sociale change radicalement selon les périodes, les lieux, les cultures, ce n'est pas par hasard. On en conclue qu'aucun modèle archaïque ne peut être reproduit tel quel, qu'aucune sagesse ancestrale ne peut se transposer dans le présent et encore moins dans le futur. Chacun de ces systèmes, donne des indications, ouvre des voies mais interdit toute copie. On peut remarquer au passage que la recherche d'une composition syncrétique de tous ces modèles qui viseraient un mondialisme, voire d'un altermondialisme, relèvent de l'utopie au sens populaire du terme (un objectif enviable mais impossible à atteindre). Quelque que soit les systèmes que l'on puisse inventer, aussi géniaux qu'ils soient devront être adaptés à l'espace, au temps, à la culture. En même temps, croire …qu’il suffirait simplement de changer de monnaie pour changer le monde est bien trop naïf. Les monnaies locales ne constituent, par elles-mêmes, aucune alternative à la forme de vie capitaliste que nous subissons. Bien pire ! Leur usage actuel, ne conduit, à travers des financements de projets plus ou moins « écolo-solidaires » ou « socialo-locaux », qu’à perpétuer et à approfondir les rapports sociaux capitalistes. Bref, les bonnes intentions ne peuvent se substituer à une véritable réflexion. Les enfers sont pavés de bonnes intentions, dit-on.
p.132: A propos de Le Goff et de son livre Le moyen âge et l'argent (Perrin, 2010) : Pour Le Goff, on ne peut pas plaquer notre vision moderne de l'argent sur ce que l'on continue à appeler à tort « l'argent » au Moyen âge (parlant « d'argent » au Moyen Âge, le titre même du livre est un anachronisme comme le dit son auteur qui n’a choisi ce titre qu’en fonction de règles éditoriales). Selon lui, l’« argent » n'est clairement pas au Moyen âge une entité économique, sa nature et ses usages relèvent plutôt de conceptions non-économiques. Il n'y a d'ailleurs nulle trace dans les sources historiques du concept d’« argent » en tant que forme monétaire de la richesse. L' « argent » est limité à la monnaie (il n'existe pas de mot « argent » dans les sources, les textes parlent toujours de telle ou telle monnaie particulière, on trouve souvent par exemple le mot « denaio » = denier). Les historiens de l'usure médiévale du fait de leur fascination pour le capitalisme, ont tendance à plaquer des catégories modernes qui vont servir de grille de lecture pour interpréter les sources médiévales. Il n'y a qu'une critique possible à cet argumentation : cela n'a pas empêché le Moyen âge d'inventer des catégories économiques telles que nous les connaissons aujourd'hui. Mais la grande majorité des textes économiques on été mis à l'index par le Vatican, pour incompatibilité théorique avec la théologie des Pères de l'église. On a maintenant les textes de Pierre de Jean Olivi, par exemple, qui pose le problème de l'argent, de la valeur, du profit, du marché, des prix, etc., dans des termes que n'aurait pas renié Marx. Ces textes n'ont été exhumés du Vatican que depuis peu, donc étaient inconnus au moment de la sortie du livre de Le Goff…
p.134: Un archipel de lieux en propriété d'usage: Comment s’acquiert la propriété d’usage ? Comment partir d’un lieu en propriété d’usage sans tout perdre pour habiter ailleurs quand ce n’est plus possible ou désirable de rester là où on a vécu ? Quelles sont ces relations économiques à réaménager ?
Dans une société marchande, si je veux quitter ma communauté, ma famille, mon couple, le scénario est toujours le même : ce que je peux prendre avec moi, je le prends ; le reste, je le vends. Le reste, c’est tout ce qui ne peut pas être mobile comme les personnes, soit les terrains, les immeubles, les appartements, en un mot l’immobilier. En autorisant la marchandisation des lieux de vie, l’économie permet donc aux relations humaines de se défaire et de se refaire… ailleurs. Qu'en est-il dans la propriété d'usage? On ne peut vouloir réinstaurer la propriété d'usage sans réinventer un nouveau cadre juridique, faute de quoi, tous les efforts de mise en place seraient vains. […] La propriété d'usage est l'institution d'une garantie en dehors de l'économie marchande. La perspective dans laquelle nous situons cette propriété d'usage n'est donc pas la restauration du lien social sur une base marchande inchangée. La propriété d'usage est l'institution d'une garantie en dehors de l'économie marchande. La perspective dans laquelle nous situons cette propriété d'usage n'est donc pas la restauration du lien social sur une base marchande inchangée. L’association CLIP créée par le collectif Ouvaton joue le rôle d'instance de veille sur la revente d’un lieu en empêchant sa réalisation […] Quand ce type d’attachements se défait, le collectif veille à ce que le bien ne devienne pas une marchandise et se charge du transfert de l’usage selon les règles qu’il s’est fixées. La propriété d’usage peut être mise en œuvre légalement par un montage juridique.
p.140 Critique des thèses de Karl Polanyi: Je n'ai pas commenté ce chapitre, trop technique et qui ferait doublon dans notre bibliothèque avec d'autres ouvrages de (ou sur) Polanyi ou des écrits du MAUSS (il suffit de savoir que le MAUSS a été influencé largement par la thèse de la "grande transformation", un mixte entre trois pôles, l’échange marchand, la redistribution et la réciprocité. André Gorz est cité dans ce texte comme ayant, un temps au moins, adhéré à cette thèse et en conclure une possible cohabitation entre sphère marchande et sphère non marchande. Peu avant sa mort, Gorz avait radicalement changé de position, en témoigne le texte dactylographié (un projet non aboutit) qui figure dans cette bibliothèque sous la rubrique "Livres Postmonétaires"…
p.177-178: Métaphores naturelles et société: la réduction du social au naturel et l'ontologie naturaliste : Les évidences naturalistes au sujet de la société, et plus particulièrement de l’économie, sont le principal obstacle pour penser et réaliser l’impensable : un basculement vers une autre forme de synthèse sociale que celle constituée par le travail et la logique fétichisée de la valeur et de sa manifestation concrète, l’économie. […] Le social est systématiquement renvoyé sur le naturel comme l'institutionnel est fondé sur le biologique. Ce naturalisme économique conceptualisé par les intellectuels a son pendant populaire, magistral mais simpliste copie, avec cette nature humaine immuable et empêchant toute solidarité (au nom de la concurrence), toute entraide (au nom de l'égoïsme naturel), toute décroissance (au nom de la pulsion naturelle d'accaparement), etc. Il est donc bon d'écouter les intellectuels opposés à cette naturalisation abusive…
"S’il est difficile de rendre compte avec exactitude des multiples transformations sociales qui se produisent sous l’influence de la modernité, chacun sait en revanche ce que signifie le développement d’un enfant ou d’une plante. Processus imperceptible, impossible à constater dans l’instant, et pourtant manifeste lorsqu’on le suit dans la durée, il se déroule de manière spontanée et prévisible en dépit d’une apparente immobilité. Au moyen de cette analogie, on rapporte donc un phénomène social à un phénomène naturel, en faisant comme si ce qui est vrai de l’un devrait l’être nécessairement de l’autre. C’est donc cette métaphore, c’est-à-dire ce transfert du naturel au social qu’il convient d’interroger d’abord" (Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, 2001, p. 49.) La visée du naturaliste est constamment l’ordre et la hiérarchie (il a donc toujours une forte implication politique parce que ce qui est naturel ne peut qu’engendrer un ordonnancement naturel du monde pourtant constitué socialement). Il recherche toujours un fondement naturel, transhistorique et transculturel de ce qui n’est que phénomène sociohistorique spécifique à telle ou telle formation sociale…
Philippe Descola nous dit : "L’anthropologie s’est enfermée lorsqu’elle a posé que le monde pouvait être réparti entre deux champs bien séparés de phénomènes [nature et culture] dont il faut ensuite montrer l’interdépendance. A l’une des extrémités, on affirmera que la culture est un produit de la nature, terme générique bien commode sous lequel on peut ranger pêle-mêle des universaux cognitifs [positions de Levi-Strauss], des déterminations génétiques, des besoins physiologiques ou des contraintes géographiques ; à l’autre extrémité, on maintiendra avec force que, livrée à elle-même, la nature est toujours muette, voire peut-être inconnaissable en soi, qu’elle n’advient à l’existence comme une réalité pertinente que traduite dans les signes et les symboles dont la culture l’affuble." Un raidillon presque impraticable en conclut Descola, tant il est aisé de glisser d'un côté ou de l'autre… La radicalité de Descola est de proposer de sortir de ce ping-pong incessant entre les anthropologues. D’abord parce que la distinction hermétique entre la « nature » et la « culture », si partagée dans la vision moderne, n’apparaît plus comme évidente, transhistorique et transculturelle. En réalité, les critères de distinction entre l’humain et le non-humain, entre le « sauvage » et le « domestique », etc., sont complètement brouillés dans de nombreuses sociétés. La croyance dans la « nature » et la distinction entre deux ordres du réels tels que la « nature » et la « culture », sont alors pour lui, une singularité occidentale moderne dont on peut faire l’histoire de la genèse. Le langage populaire a une étonnante expression quand il annonce qu'untel dévoile "une seconde nature" . Une même personne pourrait avoir une nature (spontanée) et une nature opposée (acquise)...
p. 184: Penser les sociétés humaines au-delà de la raison utilitaire: l’anthropologie a largement entériné la vision naturaliste des Modernes en décrivant les relations des primitifs à leur milieu ‘‘naturel’’, alors que ce mot n'avait aucun sens pour ces peuples eux-mêmes, et en projetant sur eux la fameuse dichotomie nature/culture dérivée du modèle oppositionnel pôle-Objets/pôle-Sujets. L’anthropologie économique a alors abouti au XXe siècle à d’innombrables contorsions et subtilités théoriques pour essayer de démontrer que malgré tout, l’économique, encastré dans des rapports sociaux non-économiques, donc dans un état larvaire et non apparent à la conscience de ces sociétés, était quelque chose de transhistorique et de transculturel...
Il est tentant de transposer cette tendance à ce qui arriverait en cas d'effondrement du vieux monde nécessitant l'invention d'un nouveau monde. Après avoir biberonné à l'échange marchand dès la naissance et de génération en génération, le réflexe sera long à perdre de penser le nouveau monde selon les critères de l'ancien. Seuls les Postmonétaires y seront quelque peu préparés, non qu'ils aient des capacités d'adaptation hors normes ou une intelligence supérieure, mais simplement parce qu'ils se seront accoutumés à chasser d'abord les normes et croyances anciennes pour arriver à penser autrement. Comme dans l'apprentissage d'une langue étrangère, il faut beaucoup de temps et de pratique pour enfin penser autrement que dans langue maternelle!
p.187: Le point commun entre le matérialisme historique, l’anthropologie économique substantiviste ou même l’écologie culturelle, est de remettre en cause l’existence et l’autonomie des phénomènes culturels et sociaux en décrétant que finalement l’ensemble des interactions humaines sont déterminées en dernière instance par des dispositions biologiques, écologiques et un contexte métabolique entre l’homme et la « nature ». Pour ces courants, comme on le croyait aux XVIIIe et XIXe siècles, il existe toujours une « nature humaine » qui se comporte de manière uniforme et invariable à travers les âges et dans toutes les sociétés. Raison de plus pour centrer notre réflexion sur le problème mental que soulève une abolition de l'argent, bien plus que sur des questions pratiques, techniques, sur des problèmes de faisabilité! Il nous faut affirmer fortement et clairement que l’individu n'existe pas dans le seul rapport premier et fondamental aux choses (sous les traits des besoins, relations utilitaires, mode de production, travail, division du travail, etc.), de manière a-sociale et an-historique. Et dans ce cadre, la vie sociale n’est plus le moyen de quelque chose qui lui est forcément extérieur, mais possède sa propre institution, sa propre logique, son autonomie, sa propre forme de domination.
"Les conditions d’après lesquelles les individus sont en relation les uns avec les autres sont des conditions faisant partie de leur individualité" note le philosophe Michel Henry. L’être même des individus n’est donc jamais extérieur à la vie en société, il se constitue dans et par celle-ci. L'individu ne se pense qu'au pluriel, ou dans sa relation entre le Je et le nous disait Lacan… Quant à Bourdieu, il affirme que l'individu n'a de connaissance que "praxéologique": "…En clair, «qui a pour objet non seulement le système des relations objectives que construit le mode de connaissance objectiviste, mais les relations dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions structurées [habitus] dans lesquelles elles s’actualisent et qui tendent à les reproduire, c’est-à-dire le double processus d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité »
p.196: Qu'est-ce que la production: «Tout système, pour devenir fin en soi, doit écarter la question de sa finalité réelle. À travers la légitimité truquée des besoins et des satisfactions, c'est toute la question de la finalité sociale et politique de la productivité qui est refoulée» (Jean Baudrillard*, Pour une critique de l'économie politique du signe, 1972)
*Baudrillard: 1929-2007, philosophe français théoricien de la société contemporaine et de la postmodernité, créateur de la revue "Utopie", enseignant à Paris X Nanterre, satrape du collège de pataphysique, pivot du mouvement structuraliste. Sa méthode: aller par anticipation au bout d'un processus pour voir ce qui se passe au-delà (ce qui pourrait se passer au-delà est en fait déjà là dans le processus même, la fin est déjà là à partir du commencement).
Quelques phrases extraites de ce chapitre qui permettent de se poser les bonnes questions pour qui veut dépasser les apparences…
p.196: Sous le règne de la croissance et de la quantité, produire toujours plus est devenu l'impératif répondant aux nécessités présentes d'une valorisation du capital qui peine à se poursuivre au vu de la croissance de la capacité des forces productives actuelles…
p.199: Le produit tend à limiter la « vision » (la conscience) des individus à l’espace et au temps tels qu’il les a structurés, par le biais des croyances fétichistes dont il fait l'objet. Ce monde de la conscience dans le paradigme de l'économie est ainsi un monde où l'objet parait animé d'un pouvoir d'élaboration de rapports sociaux entre les entités individualisées « conscientes » et l'extériorité de leurs environnements sociaux et « naturels ».
p.206: La production a tendance, surtout avec la nouvelle adaptation catastrophique du capitalisme, à dévoiler sa véritable "nature" en étendant l'hégémonie de sa praxis sur l'ensemble des aspects de nos vies sociales et personnelles (capacité, désir, apparence, langage, comportement, amour, etc...). Une praxis qui dérive alors vers une "auto-production" d'individus normalisés en fonction d'impératifs systémiques de production de valeur et dont l'effet rampant est de déstructurer et de dé-humaniser plus encore les relations humaines, y compris avec notre propre personnalité, ainsi que celles existant encore peu ou prou entre les humains et les collectifs non-humains.
p.209: Le « paradigme de la production », en unifiant ces deux facteurs que sont l'ensemble des « faits » et l'ensemble des « normes », donc en les médiatisant, formule un ensemble de règles par lesquelles sont déterminés, du moins en grande partie, les « besoins » et les « intérêts » sociaux qui font référence à ces derniers au sein des sociétés modernes.
p.210: Le sens du mot « besoin » découle de l'idée de manque et celui-ci, s'il a de tout temps été occasionnellement présent dans la vie et les craintes des hommes, n'en est pas moins structurellement rivé à la pensée qui prévaut dans les sociétés modernes par le biais de la rareté, celle-ci ayant historiquement et idéologiquement déterminée une forme de praxis, la production, par rapport à laquelle s'ordonnent la subsistance et la socialisation. Si l'état de manque, ou de besoin, fut lié historiquement à des situations dé-structurantes (guerres, catastrophes naturelles, excès de pouvoir de la chefferie, etc.), pour la pensée moderne, il prend l'apparence d'une réalité permanente et oppressive à laquelle doivent se soumettre l'ensemble des pratiques humaines.
p.211: « L’exigence d’une production, qui se ferait uniquement en vue de la satisfaction des besoins appartient elle-même à la préhistoire, à un monde où l’on ne produit pas en vue de besoins mais pour engranger du profit et instaurer la domination ; à un monde où, pour cette raison même, règne le manque. Une fois le manque disparu, la relation entre besoins et satisfaction va se transformer. Dans la société capitaliste, la contrainte qui fait qu’on produit en vue du besoin – dans sa forme médiatisée par le marché, est l’un des principaux moyens de s’assurer la fidélité des hommes.
Les besoins ou les états de manque seraient les prémisses ontologiques à partir desquelles se fonderait l'économie en tant qu'art de gérer la production et les échanges nécessaires à leur satisfaction et ce depuis que l'homme vit en société, soit depuis les origines lointaines et obscures des temps sauvages et démunis.
p.212: Marshall Sahlins* réussit à démontrer que "les personnes vivant au sein de tribus et communautés primitives subsistent sans que le besoin ne colle quotidiennement à leurs basques, sans que perpétuellement ils ne vivent dans un état de manque qui les domine et les angoisse." (M. Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance, p. 68-69.)
p.224: En exergue, Graeber évoque Castoriadis, filiation naturelle: Pour Castoriadis, l'histoire n'est plus une question de développement ou de jeu des forces productives ou de classes, mais l’œuvre de l'imaginaire, qui est invention ex nihilo, où la mutation est « le postulat d'un nouveau type de comportement […] l'institution d'une nouvelle règle sociale […] l'invention d'un nouvel objet ou d'une nouvelle forme » qui est « une émergence ou une production qui ne peut pas être déduite sur la base d'une situation précédente ».
La référence à Castoriadis est rare chez les postmonétaires, (ce qui est étonnant ou dénote une faille culturelle) quand on sait que pour le philosophe, la grande question est devenue "l'émergence du nouveau". La plupart des moments réellement géniaux de l'histoire humaine implique l'invention de quelque chose d'inédit, quelque chose qui n'avait jamais existé auparavant, que ce soit la démocratie athénienne ou la peinture de la Renaissance, et c'est précisément ce que nous avons l'habitude de trouver « révolutionnaire » à leur sujet. L’histoire, donc, fut une question de pression constante de l'imagination contre son endiguement social et son institutionnalisation.Exemple: Castoriadis à propos de la démocratie nous dit qu'une vraie démocratie est une société qui s'auto-institue, mais en toute connaissance de cause, ce qui devrait "nous parler" et nous rappeler notre propre "slogan-projet": redonner aux usagers la maîtrise de leurs usages…
p.246: Qu'est-ce donc qu'un fétiche, alors ? Un fétiche est un dieu en cours de construction… Les objets que nous avons créés ou acquis en vue de nos propres desseins apparaissent soudainement comme des puissances qui nous sont imposées (des divinités), exactement au moment où ils commencent à concrétiser un certain lien social nouvellement créé. Aussi abstrait que cela paraisse, c'est pourtant ce que l'on observe aussi bien dans une société totalement isolée d'Amazonie que dans un club chic de Wall Street!...