Une société sans argent? Jacques Maritain

Editions Allia, Août 2024, texte de 1973

Couverture-Maritain.jpegJacques Maritain (1882-1973) a écrit ce court texte de 46 pages (format14x10) juste avant son décès et l'a une première fois publié dans la revue Les Cahiers de Jacques Maritain à l'occasion du centenaire de sa naissance. Il y propose "La seule vraie révolution sociale, vraiment radicale et à laquelle pourraient travailler d'un commun accord chrétiens et non-chrétiens, une société sans argent ;un pays dans lequel l'argent soit banni de la vie des citoyens." Une telle proposition n'avait aucune chance d'être comprise en 1973, même venant d'un philosophe théologien catholique. Maritain a été un éminent élément du groupe constitué par la revue "Esprit" dès sa création en 1932. Regroupant essentiellement des chrétiens, la revue Esprit tentait de trouver une voie entre individualisme libéral et Maxixme. Il fréquentait donc Emmanuel Mounier, Jean-Marie Domenach, Paul Ricoeur et quelques "pères de l'Europe". Il parait douteux que son idée d'une société sans argent ait trouvé quelqu'écho dans ce groupe d'intellectuels fortement influencés par l'église romaine  pour les uns, par Marx pour d'autres, par les deux à la fois pour quelques-uns...  
      Maritain a été convaincu par l'idée de Fidel Castro de supprimer l'argent tout en réprouvant le côté totalitaire du personnage. Il se disait "fasciné par l'idée elle-même d'une société sans argent." Il a écrit ce texte "dans l'espoir que tous les problèmes suscités par cette idée attireront peut-être un jour l'attention d'un bon économiste dégoûté d'une civilisation dans laquelle tout est soumis au règne absolu du fric.

         Ce livre est  fort intéressant, mais d'entrée Maritain commet l'erreur la plus commune (encore aujourd'hui), celle qui consiste à remplacer l'argent par des jetons émis par l’État en quantité suffisante pour que personne ne manque de rien. L'argent, nous le savons, peut bien prendre la forme de coquillage, d'encoches sur un bout de bois, d'une ligne de compte numérique, de tablettes d'argile ou de billets à ordre, il n'en reste pas moins de l'argent. Ce mythe de la monnaie juste, sociale et solidaire reste un mythe quel qu'en soit le support matériel ou virtuel.
       Évidemment, l'obtention de ces jetons serait conditionné à des travaux d'intérêt général à mi-temps. Maritain retombe dans le travers du travail justifiant le salaire, le salaire justifiant l'appartenance sociale, l'appartenance à un groupe social conditionnant la survie individuelle. Le cercle est si bien bouclé que l'on voit poindre une nouvelle classe dans la société sans argent, celle d'une sorte de "lumpen-prolétariat", de quart-monde, des humains marginaux devenu superflus...
     Il va de soi qu'en même temps que l'argent, tout impôt à verser à l’État disparaîtrait dans notre nouveau régime. Si Maritain veut abolir l'argent, il paraît logique qu'il supprime l'impôt, sauf que la présence des jetons permettant l'accès aux biens, devrait se répercuter également sur les biens nécessaires aux fonctionnement de l’État. Le matériel nécessaire à son fonctionnement serait-il aussi payé en jetons émis par ce même État ? Un début de réponse vient au chapitre 2 :
     L’État devra commercer avec les autres pays qui vivent sous le régime de l'argent. Il faut pour cela une caisse Caisse spéciale dont il aurait seul l'accès. Cette caisse serait alimentée par l'argent des riches favorables à la société sans argent qu'ils abandonneraient au profit de l’État (ce qui est peu crédible) et par la vente des produits fabriqués dans le pays a-monétaire, l'argent étranger ainsi acquis permettrait l'importation de ce qui nous manque et le financement des voyages à l'étranger fait pour le bien public.
Chapitre 3 : ...Appelons "expansions de surcroît" ce que les gens feraient durant l'autre moitié de leur journée, sans contrôle, afin d'obtenir des jetons supplémentaires de l’état, puisqu'il peut en produire autant qu'il veut. Ceux qui désirent avoir plus que la part commune pour un meilleur confort en auront donc les moyens.    
      Le théologien catholique Maritain aurait dû se souvenir que mille ans avant notre ère, les Juifs avaient inventé le système du jubilé pour rétablir périodiquement l'équilibre entre les Job pleurant sur leur tas de fumier et les Salomon se prélassant dans leur palais. Le procédé a vite été abandonné car en quelques années il y avait de nouveau des Job et des Salomon. Il en sera de même dans la société sans argent de Maritain. Peu à peu, certains s’enrichiront et n'auront même plus besoin des jetons de l’État, quand d'autres peineront à boucler les fins de mois, et que d'autre encore seront dans une misère crasse pour n'avoir pas pu ou voulu accomplir leur mi-temps réglementaire. Maritain ne prévoit qu'une limite à ce système :
la quantité de jetons à recevoir en contrepartie des "temps d’expansion de surcroît" ne seraient pas de nature à rapporter des bénéfices et serait fixe par diverses société et académies. On peut toujours rêver d'un monde meilleur, si on garde la moindre porte ouverte aux trafic et embrouilles les plus diverses, il y aura des gens qui s'y adonneront, c'est dans l'ordre des choses. En bon catholique, Maritain pense que l'injonction morale suffit, quand dans le monde réel, si l'organisation sociale a laissé la moindre possibilité de mettre les doigts dans la confiture, il y en aura toujours pour y succomber et s'y vautrer allègrement. On ne peut réclamer à tous et en permanence des vertus héroïques...
Chapitre 4 : Maritain en effet y a pensé. Il reproche d'ailleurs aux Marxistes et autres révolutionnaires (incomplet selon moi) dont le cœur est noble et généreux mais dont l'athéisme obscurcit l'esprit, de poursuivre le but final de changer l'homme. Et pour un bon catholique, cela ne relève pas du monde mais de Dieu, de sa grâce et de son église. Dans le milieu supposé le meilleur possible, l'homme lui-même, avec ses grandeurs et ses misères, ne serait pas changé d'un iota.
       Cette posture qui fonde le capitalisme et son avatar néolibéral a été sanctuarisée à la fin du 17ème siècle par le très chrétien Bernard Mandeville (1670-1733) avec l'idée que le vice des particuliers finit par produire la vertu (en réalité la richesse) de tous. C'est ce qui a mis à l'honneur l'idée du ruissellement de la richesse du haut vers le bas aboutit à une société globalement en progrès, thèse toujours en vigueur dans le néolibéralisme. Maritain a baigné la-dedans, parce que cela arrangeait bien l’Église catholique et que les recherches des neurosciences, les statistiques économiques autant que l'observation du réel n'avaient pas encore démontré clairement l'absurdité de cette idée de ruissellement. Aujourd'hui, un tel discours ne passerait plus, même chez les fervents catholiques ! L'idée que la prétendue "nature humaine" serait une question d'ADN et non le produit d'une structure sociale et culturelle, n'est plus tenable aujourd'hui, sauf à faire preuve d'une évidente mauvaise foi....
       Dans une société complètement soustraite à la souveraineté de l'argent, et enfin adaptée à la dignité humaine de tous, l'homme garderait cette dignité qu'il a reçue du Créateur, et, en même temps que la noblesse et la soif de grandeur, de beauté et de vérité dont il est redevable à son âme immortelle, toutes les faiblesses et les misères souvent affreuses et les vices et le foisonnement du mal moral auxquels est exposée sa nature faite de chair et d'esprit (et blessée en chacun par le pécher originel). Et c'est justement parce qu'elle n'aurait pas pour but final de changer l'homme mais de changer les structures sociales qu'à la révolution radicale dont l'idée m'obsède pourraient collaborer d'un même accord chrétiens et non-chrétiens...
      On reconnaît bien là les idées du mouvement autour de la revue "Esprit" créée en 1932 par Emmanuel Mounier fidèle élève de Maritain. Créer un pont entre Sartre et Maritain, entre les chrétiens et les communistes, réformer le monde pour plus de justice et d'équité sans toucher aux fondements politique des Églises, soutenir la lutte d'indépendance des Algériens sans condamner les colonisateurs, préparer l'Europe de la paix sans remettre en cause le marché qui s'y construisait et les dénis démocratiques annoncés... Une révolution réformiste, une radicalité ouverte à tous... Il reste que le projet de Jacques Maritain était visionnaire en son temps :
     Sans argent, tout mode de prêt à intérêt perdrait sa raison d'être […] La vérité sur le prêt à intérêt, c'est Aristote qui nous l'a dit quand il déclare fausse et pernicieuse l'idée de la fécondité de l'argent et que la pire de toutes les activités humaines est celle du prêteur d'argent. […] Faire de l'argent avec l'argent c'est faire de l'intérêt le "fils de l'argent" (τοχος en grec)est contraire à la nature et ne se peut qu'en exploitant le travail d'autrui.
        Quasiment toutes les religions ont condamné l'usure, le profit, et certaines (particulièrement l'Islam) l'ont assortie de peines redoutables, sans jamais pouvoir l'empêcher réellement. La plupart des Papes ont condamné l'usure et la richesse excessive, mais jamais celles de ses institutions et de ces cadres...
L'argent n'est pas fécond martèle Maritain, tout en acceptant le principe de l'échange marchand qui n'a de sens qu'accompagné d'un profit, même minime. Pourquoi se donner de la peine d'acheter et revendre quelque chose si l'on en tire aucun profit ? De même, comment peut-on fixer un juste prix si l'on considère que le travail aussi a un prix ? Et comment évaluer le prix juste d'un objet si cet objet a été le fruit du travail de l'artisan, du paysan ? Un prix juste serait sans création de valeur. Le moine franciscain Pierre de Jean Olivi, dans son traité d'économie, s'en est tiré par une pirouette intellectuelle, en expliquant que seul Dieu pouvait fixer un juste prix, mais qu'il laissait à l'homme de l'attribuer aux choses à juste ou fallacieuse raison. La Sainte Inquisition a aussitôt mis le traité de Pierre Olivi à l'Index !...

           En conclusion, ce petit livret de la taille d'un simple article de revue mérite d'être lu attentivement pour mieux comprendre les pièges tendus par les intentions réformatrices et les révolutions faussement radicales. Aujourd'hui encore, et parfois chez les postmonétaires eux-mêmes, la peur d'abattre des institutions millénaires totalement naturalisées conduit à reproduire du "maritainisme » en croyant sauver le monde.... De même la peur de n'être pas entendu par une majorité conduit à rechercher de lentes et progressives "transitions", pour le plus grand bonheur des tenants du vieux monde qui y voient un délai, un répit indéterminé qui leur est offert, ad vitam æternam...

          J'ai toutefois classé Jacques Maritain dans la catégorie du "pas suspendu de la cigogne", au moins pour le mérite d'avoir osé décrire une Société Sans Argent en pleines Trente Glorieuses, et non dans les livres postmonétaires en raison du point d'interrogation sur la couverture... !