Utopie 2021, Léon de Mattis
Éd. Acratie, 2021, 139p.
Utopie 2021 a pour ambition de répondre à une question : est-il encore possible d’imaginer, de nos jours, un monde totalement différent du monde actuel ? Un monde qui ne soit pas dominé par le capitalisme, et dans lequel il n’y ait ni propriété, ni argent, ni classes sociales ?
Le retour en force de la critique des excès du capitalisme depuis la grande crise de 2007-2008 s’est en effet accompagné d’un curieux phénomène : l’incapacité à aller au bout de cette critique.
Les utopistes contemporains, ceux qui veulent changer le monde, imaginent toutes sortes d’alternatives : des monnaies alternatives, une propriété alternative (« les communs »), des formes d’organisations politiques alternatives (plus démocratiques), des moyens de production alternatifs. Mais très peu, voire aucun, ne semble capable d’imaginer une société où il n’y ait plus d’État, plus d’argent et plus d’échange marchand du tout.
Utopie 2021 prend le contrepied de la tendance actuelle. Son objectif est de montrer qu’il est possible d’imaginer une société sans domination et sans exploitation, de se figurer la création d’un tel monde dans un moment révolutionnaire et de concevoir, à partir des luttes actuelles, le surgissement d’une telle révolution.
L’utopie, on le sait depuis Thomas More, ne nous parle ni de l’ailleurs ni du futur : l’utopie, ou l’uchronie, ne sont situées hors de l’espace et du temps actuels que pour mieux décaler le regard. La réflexion utopique menée par Utopie 2021 ne cherche donc pas tant à penser à quoi pourrait ressembler un monde différent qu’à imaginer par quelles voies il serait possible de l’atteindre : comment et pourquoi les luttes pourraient se transformer en autre chose que ce qu’elles sont maintenant. C’est ici que l’utopie rejoint la critique sociale dont elle n’est, somme toute, que le versant positif. L’utopie sert d’abord à critiquer la société de son temps, et c’est pourquoi elle a toujours une date. C’est ce qui explique le titre du livre : Utopie 2021.
Imaginer la création d’un monde différent ne signifie pas croire en son surgissement réel. Une nouvelle organisation sociale, de toute façon, ne pourra jamais naitre de cette manière. Un rapport social ne sort pas du cerveau d’un seul individu, quel qu’il soit, mais est toujours le résultat de l’activité d’un nombre incalculable de personnes.
L’utopie, bien qu’elle soit imaginaire, n’est pas non plus le fait d’un seul. Les manques et les défauts que chaque lecteur ne manquera pas de relever dans cette utopie seront des défauts pour ce lecteur, mais l’ensemble du projet lui permet de comprendre que c’est à lui de recomposer cette utopie pour y ajouter ce qui manque ou corriger ce qui, selon lui, ne va pas.
Un livre qui parle de la révolution est nécessairement un « livre-dont-vous-êtes-le-héros ». L’ambition d’Utopie 2021 n’est pas de décrire un futur radieux, mais de proposer une réflexion collective sur les formes que peuvent prendre la critique en actes de la société actuelle.
Plan: Utopie 2021 est composé de trois parties précédées d’une introduction. Les parties sont intitulées : « communisme », « production du communisme » et « critique en actes du capital ». Cependant, le terme « communisme » pourraient être remplacé par « anarchisme » dans tout le livre sans que le sens n’en soit le moins du monde changé, et ces trois parties pourraient donc aussi bien s’intituler « anarchisme », « production de l’anarchie » et « critique en actes du capital ».
La première partie présente, en des termes généraux, l’idée que l’on pourrait se faire de l’organisation d’un monde différent. La seconde partie est un aperçu de la manière dont la révolution peut s’envisager à l’heure actuelle. La troisième partie, enfin, analyse les luttes contemporaines en cherchant comment elles pourraient conduire à la révolution. Au premier abord, on pourrait penser que la première partie nous parle d’après-demain (le communisme ou l’anarchisme achevé), la deuxième partie de demain (la révolution) et la troisième partie d’aujourd’hui (les luttes actuelles). En réalité, chacune de ces parties, conformément à la manière dont est définie l’utopie dans cet ouvrage, ne nous parle que du présent.
Le texte de Léon de Mattis est très proche de ce que les membres de notre groupe ONG-CSA ont pu produire depuis quelques années. La concordance des points de vue est évidente au-delà que quelques divergences propre à la culture, à la généalogie, à personnalité des uns et des autres. Une telle convergence montre qu'il y a dans ces élaborations intellectuelles une logique, une cohérence dans "l'air du temps". Ce qui paraissait fou, totalement irréalisable il y a quelques années seulement, devient une évidence: nous n'échapperons pas à l'abolition de l'argent, de l'échange marchand, avec toutes les conséquences qui en font une proposition de "révolution copernicienne".
Cette lente mutation est en train de nous faire passer de la "période moderne" initiée par le siècle des Lumières à une période postmoderne. La nouvelle parenthèse qui ouvre cette période sera peut-être postmonétaire, mais si nous ne pouvons encore l'affirmer avec certitude, à l'évidence les contradictions internes et structurelles de la société marchande capitaliste ne pourra très longtemps faire illusion. Comme ce fut le cas dans tous les changements de civilisation, il y aura une transition, la parenthèse fermant le vieux monde chevauchera le nouveau, celle qui s'ouvre sur le nouveau monde devra supporter un temps quelques résidus du vieux monde. Nous sommes certainement au milieu de cette phase de transition, même si pour l'instant, elle n'est pas visible pour tous, appréhendable par le plus grand nombre.
Les signes qui annoncent l'entrée dans la période postmoderne sont pourtant nombreux. Il s'agit de signes inédits qui émergent sans annonce, comme des cygnes noirs: les "bifurcations" de jeunes hautement qualifiés qui abandonnent des études brillantes ou quittent des emplois rémunérateurs et à forte valorisation sociale pour devenir maraîchers bio, bergers ou coopérateur d'un fablab en sont un exemple. Les magasins gratuits, les entrepôts de mise en commun de l'outillage, les mutualisations de transports ou d'habitat, les échanges de services libérés de toute comptabilité sont autant d'autres cygnes noirs.
[Le cygne noir est un concept développé par le statisticien libano-américain Nassim Taleb. Un cygne noir est un événement qui a la très faible probabilité d'advenir, un événement rare et inattendu qui émerge, qui parait insignifiant mais qui produit ensuite des conséquences d'une portée considérable. La jeune génération, née avec les outils informatique mais privée d'avenir qui chante, ne cesse de mettre au jour des cygnes noirs, discrets, polymorphes mais bien réels et opérants. Je pense en particulier à la tendance à sortir de la logique rationnelle pour s'attacher au subjectif, la tendance à fuir toute hiérarchie pyramidale institutionnalisée pour lui préférer le clan, l'équipe, la réseau à privilégier le présent au futur, etc. C'est une autre mentalité générique, une façon d'être et de penser radicalement différente des procès de la génération de leurs parents. C'est un phénomène que les élites du vieux rechignent à analyser et même à prendre en compte. Nombre d'enseignants nés après 1980 constatent ce décalage avec leurs élèves et tentent non sans difficultés à s'adapter. Cela commence par des détails: quel enseignant oserait dire à un enfant qu'il doit travailler pour obtenir plus tard un emploi quand une bonne part des parents ont été de studieux élèves et se retrouvent au chômage ou dans des bullshits-jobs?... Guettez les cygnes noirs, c'est un bon moyen de devenir postmonétaire! ]