Gabriel Charmes - Le revenu universel, Vers un nouveau pacte social

 

éd. Transition, février 2019, 230p.

 

Le revenu universel Vers un nouveau pacte socialGabriel Charmes, son nom de plume, est actuellement journaliste au Journal d'Alsace, après plusieurs vies actives comme anthropologue, ouvrier d'usine, employé d'assurance et de banque, enseignant… Le titre annonçant un revenu universel comme nouveau pacte social laisse imaginer qu'il ne croit pas possible une sortie du système monétaire et pourtant, je l'ai classé dans la catégorie "Livres Postmonétaires". Ce n'est pas une erreur, l'auteur, de son vrai nom Michel Loetscher, est authentiquement postmonétaire! Son éditeur a sans doute été convaincant pour le convaincre de ne pas évoquer une abolition de l'argent dans le titre!

En fait, l'auteur est issu d'une longue tradition sociale critique de l'argent, mais ayant émergée dans un monde où il était impensable d'imaginer une abolition pure et simple, ne serait-ce que pour des raisons techniques. Il était donc logique d'imaginer un revenu compensatoire pour ceux qui était exclus du salariat, et de là, de l'étendre à tous les travailleurs. C'était la grande idée de Jacques Duboin, créateur du "mouvement distributiste" et auteur de nombreux ouvrages d'économie, en son temps révolutionnaires. Il annonce clairement sa position quand il pose en introduction ces questions:

«Et s’il fallait envisager une société de l’après-monnaie comme de l'après-pétrole et de l'après-salariat ? Et si un « revenu universel » était le socle de cette transition vers ce « monde d’après » et vers une véritable économie de bienveillance, enfin respectueuse de la vie et de la planète ?...»

Le titre du livre nous laisse supposer une énième alternative face au capitalisme, une proposition de ce revenu que l’on nomme universel, inconditionnel, de base, universel d’activité ou de subsistance…, selon les orientations des concepteurs. Gabriel Charmes nous fait une généalogie de cette idée récurrente. Cette généreuse idée part de l’émergence d’un inconditionnel droit de vivre, du chômage qui se massifie, de l’insécurité permanente du salariat, de l’emploi devenu un marché, des inégalités croissantes qui caractérise notre époque. Une idée dont l’heure semble venir…

Après une longue digression sur le distributisme de Jacques Duboin (1878-1976), ce banquier et député que la pauvreté dans un contexte d’abondance révulsait, l’auteur en vient aux objections, aux limites de cette re-distribution par le revenu universel. Ne serait-ce pas un revenu de soumission entretenir le capitalisme extractiviste ? Certains y voient un cheval de Troie qui mènerait droit vers la suppression du cash que tente d’imposer depuis plusieurs années, le FMI et quelques thuriféraires du capitalisme mondialisé ? Le mensuel Alternatives économiques se demande lui si cela ne viendra pas remplacer les prestations sociales et in fine activer l’ubérisation de tous les emplois. A droite, on craint que le revenu universel soit un puissant appel d’air pour toutes les migrations. D’autres rappellent que le problème est dans les profits financiers vus comme unique objectif, qu’un revenu inconditionnel ne peut que s’appuyer sur ces profits et donc les renforcer, les justifier. Beaucoup buttent sur l’aspect inconditionnel qui, en se généralisant du sous-prolétaire au gros propriétaire, renforcera et pérennisera les inégalités sociales que l’on voulait réduire. Au fond, plus qu’un revenu ou salaire à vie, n’est-ce pas être libéré de l’impératif du salariat que l’on recherche ?...

Arrive alors le chapitre épilogue (pages 191-209) qui conclut à la bien plus grande efficacité d’une désargence pour résoudre tous les problèmes évoqués. L’auteur a-t-il sciemment pris comme prétexte une innovation souhaitée par un grand nombre et qui revient sans cesse dans les débats? C'est une longue approche de 190 pages pour en arriver à ce qui lui paraît une évidence acquise, en seulement 18 pages! A-t-il voulu témoigner du temps et des détours qu’il lui a fallu pour en arriver à penser une obsolescence de l’argent et une possibilité d’instaurer une société a-monétaire ? Il faudrait le lui demander…

Reste que ces 18 pages intitulées “Vers la désargence ?” ne manquent pas d’intérêt. Il évoque la possibilité de sortir du piège de l’échange marchand pour en venir au libre accès aux biens et services. « Seule une économie de désargence permettrait de réorienter la politique vers un “bien commun” qui ne serait pas à la merci de “grands argentiers” aux intérêts diamétralement opposés… » Merci Michel Loestscher 

Quelques extraits de cette conclusion: 

p.191 …Car le droit de vive décemment passe bien évidemment par le libre accès aux biens et services publics. Et par la gratuité du bon usage de ces services publics « face au renchérissement du mésusage individuel/collectif».

192 …Pourquoi focaliser l’attribution d’un revenu garanti sur un versement monétaire intégral ? Si l’argent est un problème, pourquoi continuer à poser la question du bien-être social en termes monétaire ? Pourquoi ne pas sortir de l’échange marchand et envisager une définition bien plus large du RU ? Pourquoi ne pas accéder enfin à une société de la désargence pour en finir avec une abstraction fondamentale qui sépare chacun de sa réalité ? En effet, si le signe monétaire donne accès aux produits et services… lorsqu’on en a , il en interdit l’accès quand il manque. Fixer un revenu inconditionnel à un montant trop “basique” ne reviendrait-il pas à offrir pour Noël une tablette de chocolat en priant de la faire durer… jusqu’au Noël d’après ? Une économie soumise à l’obligation déréaliser des profits monétaires les fera toujours passer avant la justice sociale, l’intérêt national ou environnemental constate JP Lambert dans la revue Prosper.

La revue Prosper a été publié par l'ami Jean-Paul Lambert, le premier à avoir créé le néologisme de "désargence" lors de l'une des toutes premières rencontres militantes sur l'abolition de l'argent. Il a produit, entre 2000 et 202Lambert.jpeg0, 28 numéros trimestriels et quatre hors-série qui posent les bases théoriques de cette vision, en décortique les prémices et propose des voies pratiques. Il a également publié de nombreux articles dans la revue La Gueule Ouverte dans les années 1970 et a publié plusieurs ouvrages: le Porte-képi (1976), Le socialisme distributif, préface d'Alain Caillé, Ecologie et distributisme (1998), le distributisme éthique et politique (2000), désobéir à l'argent qu'il signe avec Jean-Patrick Abelsohn sous le pseudonyme de Marc Sanders (2011). Il était présent en janvier 2013 à la Première rencontre pour une civilisation sans argent. Jean-Paul nous a quitté, non sans nous laisser en héritage des décennies de réflexions...           

193 …Pourquoi ne pas en finir avec le totem-argent érigé en absurde “fin en soi” contraignant à “travailler toujours plus pour gagner plus alors qu’il n’est même plus possible de transformer plus de travail en argent ? Si la guerre contre la pauvreté est restée lettre morte, celle contre le cash est bien engagée sous de fallacieux prétextes comme celui de la lutte contre la criminalité.

197 …C’est dans cet esprit qu’un RU bien conçu en tant que droit civique fondamental n’aurait plus à résoudre les effets monétaires d’une mauvaise allocation des richesses mais prendrait à la racine la cause profonde de la pauvreté tant sociale que culturelle Les autorités qui mettront en place ce “RU” par la mise à disposition des ressources communes….

198 …Pour éviter un Speenhamland bis après le démantèlement du droit du travail se soldant par une mise en concurrence implacable des allocataires avec les salariés, la démonétisation de l’économie empêcherait précisément l’argent de jouer contre les hommes…

(La loi Speenhamland, en a assuré jusqu'en 1834 un revenu minimum aux pauvres dans chaque paroisse anglaise, grâce à l'octroi d'un complément de ressources en numéraire indexé sur le prix du pain (ou du blé) et proportionnelle à la taille de la famille à prendre en charge. Ce revenu était accordé en plus du salaire versé lorsque celui-ci ne suffisait pas à assurer l'existence du travailleur.)

199…Cela suppose à la source un système éducatif libérant les consciences de la perspective fatal du “retour sur investissement“… “L’administration des choses“ ou “l’entendement automatisé”, imposés par des “ultra-forces” globales, mondialisées et transversales, et celles-ci ont une fâcheuse tendance à fixer à leur seul avantage les règles du jeu et le cadre des institutions.

201 …Une fois rappelée cette évidence cruciale, seule une économie de désargence permettrait de réorienter la politique vers un “bien commun” qui ne serait pas à la merci de “grands argentiers” aux intérêts diamétralement opposés…

202 …Un revenu universel attribué “pour solde de tout compte” dans une société automatisée ne nous ferait-il pas courir le risque d’un abandon du droit de “nous gouverner” à un Léviathan algorithmique qui débrancherait les mauvais sujets, les lanceurs d’alertes, voire les simples sujets pensants trop critiques ?

205…Michel Lepesant et Baptiste Mylondo (deux décroissants notoires ) prévenaient que « toute gratuité doit anticiper trois dommages intrinsèques : fléchage, flicage et gaspillage… Ils tiennent la monnaie comme instrument nécessaire pour “matérialiser les partages et les liens symboliques qui constituent la société primaire”. Et Charmes se demande comment faire encore crédit à un système monétaire qui ne nous a préservé ni du fléchage, ni du flicage, ni du gaspillage…

207 …Le système marchand n’a-t-il pas prospéré en phagocytant ce qui relevait de la gratuité et de la solidarité ? Jacques Le Goff a bien démontré comment les clercs ont progressivement … plié la vision du monde et les manières de vivre au message du système marchand.

208 …S’affranchir de la logique spéculative suppose aussi un atterrissage en douceur par l’élaboration d’un projet de société coopératif viable, avec des mécanismes de transitions appropriés…

Ces quelques extraits ne laissent plus aucun doute et Gabriel Charmes est bien un Postmonétaire. Il aurait sans doute gagné du temps en intitulant son ouvrage "Du RU à la désargence". Mais vu la difficulté mentale à se départir des biais cognitifs dans lesquels nous baignons depuis des siècles, c'est peut-être une démarche pédagogique intéressante…