La revue Prosper, Jean-Paul Lambert

Lambert.jpegBiographie: Jean-Paul Lambert (1932-2018) après des études de philosphie, il obtient un diplôme d'enseignant spécialisé dans l'enfance inadaptée et dirige en fin de carière le collège spécialisé Pasteur à Créteil. Il participe à la revue Esprit dans les années 1970 et publie aux Éditions Ouvrières "Le gai massacre des cancres" sur la condition sociale des enfants dits inadaptés. Militant écologiste avant l'heure, il écrit plusieurs articles dans les revues "La Gueule ouverte", "Combat non-violent", "Silence". A la retraite, retiré dans sa maison des Cevennes, il consacre tout son temps à l'écriture. D'abord sur l'usologie, une forme de pensée qu'il tente de développer pour mieux comprendre le monde et l'amène à fonder une association de ce nom pour financer la "revue de l'usologie". Les éditions de l’Harmattan le présente ainsi : « Lecteur de Sartre (l’existentialisme) et de Wittgenstein (philosophie analytique anglo-saxonne), Jean-Paul Lambert réalise que, seuls les usages définissent le contexte et que l’on ne peut rien fonder en “être”, ce qui limite notre liberté. L'usologie le conduit à réfléchir aux usages de l'argent et à s'intéresser à l'économie. Il écrit plusieurs ouvrages sur l'économie distributive de Jacques Duboin. Puis, en réfléchissant aux impasses économiques, il en vient à imaginer une société sans argent et invente le terme de "désargence" pour désigner l'idée de se décoloniser de l'argent, puis de lui désobéir et enfin d'en venir à imaginer une société sans argent. Pour diffuser ses idées, il publie le numéro 1 de la revue Prosper en juin 2000. Il publie ainsi 28 numéros (presques) trimestriels, le dernier étant intitulé "Licencier Ploutos" (Ploutos étant le dieu de la richesse chez les Grecs de l'antiquité), et quatre hors séries. Jean-Paul nous a quitté en 2018 épuisé par son incessant travail...» 

L'ensemble de ses textes ont été numérisés et sont donc accessibles à tout chercheur  sur cette page spéciale.  Pour chaque numéro de la revue,  un lien ouvre le texte avec un clic sur l'image de couverture et quelques mots en présentent le contenu.  

 

Prosper-1.JPG                    N°1: Printemps 2000

De Gaule: « Le salariat ne doit être ni
la base définitive de l'économie 
française,
ni de la société  moderne. » 
     ....ni celle de l'Europe,
                 ni de la mondialisation.. 

Prospère-2.jpeg                                N°2: Été 2000

Ce qui est en cause c'est l'éducation dans
le monde moderne: 
École des usagers ou fabrique de consommateurs ?...

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N°3: Automne 2000

Vous achetez des bouteilles d'eau?
Alors, pourquoi pas d'air? 

C'est absurde?...On devrait réguler le marché?...  

 

Prosper-4.JPG N°4: Hiver 2000

«Il faut vivre en intelligence avec le système et en 
révolte contre ses conséquence »  (Jean Baudrillard).

D'accord avec le tout autos et contre les taxes carbones? 
Oui au tout viande, non à 
la vache folle?   Pour le droit de
polluer et contre les cancers?  D'accord pour déléguer

vcos pouvoirs  et contre les politiciens?... 

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N°5: Giboulées 2001

Quelle planète allons-nous laisser à nos
enfants?... Quels enfants allons-nous laisser 
à la planette ?...
                          Pas de panique! 
                      Lisez Prosper!

Prosper-6.JPG                             N°6:  Messidor 2001

- Pillage des ressources, laminages des
    peuples! Tu ne peux être écolo et
    pour le marché! 
- Et comment je les vends, mes piles solaires? 
         Comme des centrales éléctriques?

     Délocalise-toi: lis PROSPER 

 

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N°7: chrysenthèmes 2001

      Terrorisme d'Ètat... La peine de mort!
      Terrorisme mondiale... La peine de fric

     On en a presque fini avec le premier, 
     C'est le moment de passer au second!... 

Prosper-8.JPGN°8:  équinoxe 2002 

- Le distributisme... qui va s'y intéresser?
- Les banquiers, les nantis 
- Tu plaisantes? 
        Tôt ou tard le distributisme passera. 
                 Lequel choisissez-vous? 

Prosper-9.JPG                        N°9:   thermidor 2002

-Levés en masse contre le petit chef...
- Couchés devant le grand chef...
...M. le Saint-Marché, ayez pitié de nous?! 

Un tamipen peut en cacher un autre! 

 

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 N°10: Bouchons d'hiver

- C'est quoi le IV° Reich?
- L'économie de marché.
- C'est pourtant la seule voie

        ....et le distributisme, 
                 vous connaissez?....

 

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N°11: Surprises de rentrée 2003

«Considérant que le fric ravage la planète...,
avons décidé d'en faire encore plus... avec 
du propre»
- Du fric propre ET de la propreté! Vive le 
marché! 
- Et de la croissance qu repart ! 
-Faut pas rater le train...

Décroissance ou 
démonnaie?....

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N°12: Giboulées sociales 2004

Faire dépendre le service public, 
les droits sociaux, la recherche, d'une 
Croissance obtenue à n'importe quel 
prix écologique et social...,

       ...est-ce bien Intelligent? 

 

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N°13 Massacres de septembre 2004

          Liibérer le travail du Marché
      Gauche de misère/ Travail et emploi/
      maximination du bonheur/Rateté.....

 

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N°14 Vrai-faux Mai 2003

Refonder les droits

Une Constitution /TCE / 
Une école sans obligation ni sanction
Faire de la décroissance
Premières mesures....

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N°15: Rumeurs de rentrée 2005

D'où vient l'argent ?
La monnaie scipturale, 
vous connaissez?
Comment s'en passer ?
La comptabilité matières...

 

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N°16: Misères de la Croissance

La décroissance sans regrets
ni complaisances.
Pourquoi les profits doivent-ils croître?
Eléments d'un modèle réellement autre 
pour un décroissantisme rigoureux
"Grève de la conso"

 

Prosper-17.JPG

N°17:

De l'écologie à l'usologie
Les ambiguités de la décroissance
Usages et besoins
Usologie politique
Retour sur la démocratie 
 

 

Prosper-18.JPG

N°18:
Adieu aux profits monétaires
Relocalisation
La décroissance trop sérieuse pour la confier aux écolos
Libérer le marché des profits monétaires 
Expérimenter ou expérencier  

 
Prosper-19.JPGN°19: 
Si le libéralisme est juste
la planète est fausse
Décoissance, une méprise sur l'objectif
Croissance et capitalisme vert
Grenelle de l'environnement
Maîtrise des usages....

Prosper-20.JPGN°20:
  
La politique du rétroviseur 

Abolition des profits monétaires
Usologie au quotidien
Attalisme et fétalisme (Allain Caillé)
Pierre Larrouturou et le 4-4-42

Prosper-21.JPG N°21:

De l'achat à l'accès

Pour une gestion de la monnaie sans crises:
un suivi des ressources sans évaluation monétaire
Labolition de la monnaie couronne celle 
des profits monétaires
Les cheminées «canon»
Usologie politique

 

 Prosper-22.JPG
N°22: Nouvelle série 
Pour un front antimonétaire
1

Les raisons d'abolir la monnaie
Que deviens la démocratie sans monnaie?
pensez usages ! L'accès selon Rifkin et Prosper 

 

Prosper-23.JPG
N°23:Nouvelle série

Les raisons d'abolir la monnaie :
La fin de la monnaie 

 

Prosper-24.JPG 


N°24: Nouvelle série 
3
Les raisons d'abolir la monnaie. 

 
Prosper-25.JPG N°25:Agir et penser sans argent
Les rencontre pour une Civilisation Sans Argent 
Premières mesures révolutionnaires 
l'argent au-delà de la morale et de l'économie
JF Aupetitgendre, "Le Porte-Monnaie"...

 


Prosper-26.JPGN°26: La Désargence ? ! 

Impasses des astuces monétaires
Esquisse d'une gestion postargentique
de l'achat à l'accès
Haut et bas de gamme....

Prosper-27.JPG N°27: La gratuité toute nue ! 

Le festivalm de la gratuité
Démocratie représentative ou participative? 
Esquisse d'une gestion post-monétaire
De l'achat à l'accès
Le progrès et son locataire

 

Prosper-28.JPGN° 28: Licencier Ploutos 

Ploutos: Dieu du fric chez les Grecs

HS-1.JPGHors Série 1
Politique fiction: 
A quoi ressemblerait une société où les entreprises   
seraient dispensées des profits financiers

HS-2.JPGHors Série 2 

Une redstribution "plus juste" c'est encore consentir
au modèlme libéral...

 

 HS-3.JPGHors série 3

Par ici la sortie...
Comment abolir l'argent
Receuil d'article Prosper n°16-25

 

HS-4.JPG Hors Série 4

Une civilisation sans arge nt: 
Les cent premiers jours


Usologie-1.JPG

Cahiers de l'usologie 1

 

 

Usologie-2.JPGCahiers de l'usologie 2

 

 

Usologie-3.JPG

 Cahierts de l'usologie 3

 

 

 

 

 

 

 

Usologie-4.JPG

 Cahiers de l'usologie 4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                           

        


 

               
   

ΤΟ ΠΟΡΤΟΦΟΛΙ· ΜΙΑ ΚΟΙΝΩΝΙΑ ΧΩΡΙΣ ΧΡΗΜΑ; JF Aupetitgendre

ΤΟ ΠΟΡΤΟΦΟΛΙ

 

Εκδόσεις Απαρσις, Αθηνα, μαιο 2018, 156 σ.
Δυνατότητα λήψης εδώ  

Κι αν εν To-portoφολι.JPGμέσω γενικευμένης κρίσης το χρηματοπιστωτικό σύστημα γινόταν πλέον μη διαχειρίσιμο, σε τέτοιο βαθμό ώστε το χρήμα να χάσει ολοκληρωτικά τη λειτουργία του; Τι θα γινόταν; Ο κόσμος μας ο ίδιος, θα καταστρεφόταν δίχως τους... ναούς του χρήματος;

Στη μυθοπλασία του Ζαν-Φρανσουά Οπετιζάντρ, μια παγκόσμια κατάσταση υπερπληθωρισμού υποχρεώνει τις κοινωνίες να επιβιώσουν πλέον δίχως μετρητά και μετρημένα, ευρώ, γιεν ή δολάρια. Το παζλ συντίθεται στην πολυκατοικία μιας επαρχιακής γαλλικής πόλης, αίφνης έπειτα από τη χρηματοπιστωτική κατάρρευση. Εκεί κατοικούν ένας συμβολαιογράφος, ένας ξυλουργός, μια δασκάλα, ένας επαγγελματίας απατεώνας, ένας αστυνομικός διευθυντής κι άλλοι ένοικοι. Ο καθένας τους βιώνει την κρίση με τον τρόπο του, ως δράμα ή ως μεγάλη ευκαιρία, με φόβο ή με ελπίδα.

Φιλοσοφική παραβολή, πολιτική μυθοπλασία ή προαίσθημα ως προς τα μελλούμενα; Το έργο του Ζαν-Φρανσουά Οπετιζάντρ είναι ένα δοκίμιο, μια σαφέστατη άσκηση επί του μέλλοντός μας, έξω από τετελεσμένες τρέχουσες ιδεολογίες και στερεότυπα, κυρίως οικονομικά, όπως εκείνα που για την ώρα μας διαφεντεύουν...

Ne réparez pas ce qui vous détruit, Revue Streitzüge

Article de la revue de Streifzüge,  PDF 3p., octobre 2013.

 Streizüge.jpeg               Streifzüge est un groupe et un magazine autrichien (surtout basé à Vienne) sur la critique de la valeur (Wertkritik), créé en 1996 autour de Franz Schandl, Andreas Exner, Stefan Meretz, Thomas Konics, Maria Wölflingseder, etc. Streifzüge s'est rangé en 2004 du côté des personnes qui ont gardé le nom de Krisis lors d'une scission plus importante que les précédentes, avec les amis de Robert Kurz et Roswitha Scholz qui fondèrent eux la revue Exit ! 

1.

«…La politique ne crée pas d’alternatives. Son but n’est pas de nous laisser développer nos possibilités et nos capacités ; dans la politique, nous ne faisons que réaliser les intérêts qui découlent des rôles que nous exerçons dans l’ordre existant. La politique est un programme bourgeois. Elle est toujours une attitude et une action dont le point de référence est l’État et le marché. La politique est l’animatrice de la société, son médium est l’argent. Les règles auxquelles elle obéit ressemblent à celles du marché. D’un côté comme de l’autre, c’est la publicité qui est au centre ; d’un côté comme de l’autre, c’est une affaire de valorisation et de mise en conditions de celle-ci…Il est rare que des auteurs démarrent une réflexion globale sur la société en plaçant le point de départ résolument sur la question centrale, comme le pivot autour duquel tournent tous les systèmes complexes qui ensemble font une société. C'est pour cette raison que j'ai choisi ce court article. La revue Treitzüge, publiée en français sous le titre Krisis, est accessible sur le site  

«…Le spécimen bourgeois moderne a fini par absorber complètement les contraintes de la valeur et de l’argent ; il est même incapable de se concevoir sans ceux-ci. En effet, il se maîtrise lui-même, le Maître et l’Esclave se rencontrant dans le même corps. La démocratie, cela ne signifie rien d’autre que l’auto-domination des supports de rôles sociaux. Comme nous sommes à la fois contre tout pouvoir et contre le Peuple, pourquoi serions-nous pour le pouvoir du Peuple ?  Être pour la démocratie, voilà le consensus totalitaire de notre époque, la profession de foi collective de notre temps. La démocratie, c’est l’instance d’appel et le moyen de résoudre les problèmes. La démocratie est considérée comme le résultat final de l’Histoire. Elle est certes corrigible, mais derrière elle, il ne peut plus y avoir rien d’autre. La démocratie est partie intégrante du régime de l’argent et de la valeur, de l’État et de la Nation, du Capital et du Travail. C’est une parole vide de sens, tout peut être halluciné dans ce fétiche.

Le système politique lui-même se délite de plus en plus. Il ne s’agit pas, ici, d’une crise des partis et des hommes politiques, mais d’une érosion du politique sous tous ses aspects. La politique est-elle nécessaire ? Que nenni et, de toute façon, dans quel but ? Aucune politique n’est possible ! L’antipolitique, cela signifie que les individus eux-mêmes se mobilisent contre les rôles sociaux qui leur sont imposés….Voilà bien l'idée la plus folle que l'on puisse imaginer pour se retrouver isoler dans la case improbable des "paranoïaques". Que nous ne soyons pas tout à fait en démocratie, c'est évident. Que La bourgeoisie n'aime pas la démocratie au point d'en avoir récupérer le vocable pour ne pas être en démocratie, comme l'exprimait Séyiès, c'est tout aussi évident. Pour le peuple, c'est moins clair….De là à être "contre la démocratie et contre le peuple" par haine de tout pouvoir, c'est une formulation propre à être exclu de tout débat.    

2. 

«…Capital et Travail ne sont pas antagoniques, ils constituent, au contraire, le bloc de valorisation de l’accumulation du Capital. Qui est contre le capital, doit être contre le Travail. La religion pratiquée du Travail est un scénario auto-agressif et autodestructeur dont nous sommes les prisonniers, à la fois matériellement et intellectuellement. Le dressage au travail a été – et demeure – un des objectifs déclarés de la modernisation occidentale.

                Or, c’est au moment même où la prison du Travail s’écroule, que cet enfermement intellectuel vire au fanatisme. C’est le Travail qui nous rend stupides et, de plus, malades. Usines, bureaux, magasins, chantiers de construction et écoles sont autant d’institutions légales de la destruction. Quant aux traces du Travail, nous les voyons tous les jours sur les visages et sur les corps.

                Le Travail est la rumeur centrale de la convention. Il passe pour être une nécessité naturelle, alors qu’il n’est rien d’autre que la forme sous laquelle le capitalisme façonne l’activité humaine. Or, être actif est autre chose dès lors que cette activité se fait non en fonction de l’argent et du marché, mais sous la forme du cadeau, du don, de la contribution, de la création pour nous-mêmes, pour la vie individuelle et collective d’individus librement associés.

                Une partie considérable des produits et des services sert exclusivement aux fins de la multiplication de l’argent, qui contraint à un labeur qui n’est pas nécessaire, nous fait perdre notre temps et met en danger les bases naturelles de la vie. Certaines technologies ne peuvent être comprises autrement que comme apocalyptiques…

                C'est bien l'analyse qu'en ont fait la plupart des postmonétaires: le capital induit l'esclavage, le servage, le salariat, trois formes d'un même système. Mais j'aurais quelques réserves quant à la formulation, laquelle me fait penser à l'anarchiste si bien campé dans le train bolchévique du film "Le docteur Jivago" qui énonçait des évidences avec tant de haine qu'il ne pouvait être entendu! 

3.

                «…L’argent est notre fétiche à nous tous. Il n’y a personne qui ne veuille en avoir. Nous n’avons jamais décidé qu’il devait en être ainsi, mais c’est comme ça. L’argent est un impératif social ; ce n’est pas un instrument modelable. En tant que puissance qui nous oblige sans cesse à calculer, à dépenser, à économiser, à être débiteurs ou créditeurs, l’argent nous humilie et nous domine chaque heure qui passe. L’argent est une matière nocive qui n’a pas son pareil. La contrainte d’acheter et de vendre fait obstacle à toute libération et à toute autonomie. L’argent fait de nous des concurrents, voire des ennemis. L’argent dévore la vie. L’échange est une forme barbare du partage.

                 Il est absurde non seulement qu’un nombre incalculable de professions ait pour seul objet l’argent, mais aussi que tous les autres travailleurs intellectuels et manuels soient sans cesse en train de calculer et de spéculer. Nous sommes des calculettes dressées. L’argent nous coupe de nos possibilités, il ne permet que ce qui est lucratif en termes d’économie de marché. Nous ne voulons pas remettre à flot l’argent, mais nous en débarrasser.

                 Il faut non pas exproprier la marchandise et l’argent, mais les supprimer. Qu’il s’agisse d’individus, de logements, de moyens de production, de nature et d’environnement, bref : rien ne doit être une marchandise ! Nous devons cesser de reproduire des rapports qui nous rendent malheureux…

    Supprimer et non seulement exproprier l'argent et la marchandise, voilà une nuance à développer. Car il est si tentant de priver les capitalistes de l'accès à l'argent sans pour autant le supprimer….

                «…La libération, cela signifie que les individus reçoivent leurs produits et leurs services librement selon leurs besoins. Qu’ils se mettent directement en relations les uns avec les autres et ne s’opposent pas, comme maintenant, selon leurs rôles et leurs intérêts sociaux (comme capitalistes, ouvriers, acheteurs, citoyens, sujets de droit, locataires, propriétaires, etc.). Déjà aujourd’hui, il existe, dans nos vies, des séquences sans argent : dans l’amour, dans l’amitié, dans la sympathie et dans l’entraide. Nous donnons alors quelque chose à l’autre, puisons ensemble dans nos énergies existentielles et culturelles, sans présenter de facture. C’est alors que nous sentons, par moments, que nous pourrions nous passer de matrice…

    Nombre de militants pour un monde sans argent reconnaîtront ici les expériences de gratuité qu'ils inventent au quotidien: marchés et magasins gratuits, échanges de services, gratiférias, bénévolat….    

4.

                «…La critique est plus qu’une analyse radicale, elle demande le bouleversement des conditions existantes. La perspective cherche à dire comment on pourrait créer des conditions humaines qui n’auraient plus besoin d’une telle critique ; l’idée d’une société où la vie individuelle et collective peut et doit être inventée. La perspective sans la critique est aveugle, la critique sans la perspective est impuissante. La transformation est une expérience dont le fondement est la critique ayant pour horizon la perspective. « Réparez, ce qui vous détruit » ne peut être notre mot d’ordre…

    La perspective sans la critique, c'est le réformisme. La critique sans la perspective, se contente de l'indignation. Mais sans perspective ni critique, ce qui est le cas de la politique, cela relève du suicide collectif. La question subsidiaire est de comprendre pourquoi et comment la grande majorité regarde le doigt du sage et ne voit pas la lune, s'accroche à la politique et ne voit pas l'argent qui fait la politique…

                «…Il s’agit d’abolir la domination, rien de moins, peu importe si celle-ci se traduit par des dépendances personnelles ou par des contraintes objectives. Il est inacceptable que des individus soient soumis à d’autres individus ou soient livrés, impuissants, à leurs destins et structures. Nous ne voulons ni d’autocratie ni d’auto-domination. La domination est plus que le capitalisme, mais le capitalisme est, jusqu’à aujourd’hui, le système de domination le plus développé, le plus complexe et le plus destructeur. Notre quotidien est conditionné à un point tel que nous reproduisons le capitalisme chaque jour et que nous nous comportons comme s’il n’y avait aucune alternative.

                Nous sommes bloqués. L’argent et la valeur engluent nos cerveaux. L’économie de marché fonctionne comme une grande matrice. Notre objectif est de la nier et de la supprimer. Une bonne vie bien remplie suppose la rupture avec le capital et la domination. Aucune transformation des structures sociales n’est possible sans transformation de notre base mentale et aucun changement de la base mentale sans la suppression des structures….

     C'est pour le coup une bonne critique du système autant que des oppositions politiques, militantes, contestataires qu'il fait naître. La crainte de sortir d'un cadre "raisonnable", consensuel, synergique nous amène trop souvent à renforcer le pouvoir du système.  

5.

                «…Nous ne protestons pas, nous avons dépassé ce stade. Nous ne voulons réinventer ni la démocratie ni la politique. Nous ne luttons ni pour l’égalité, ni pour la justice et nous nous réclamons d’aucune libre volonté. Nous n’entendons pas non plus miser sur l’État social et l’État de droit. Et encore moins nous voulons nous faire les porte-à-porte de quelconques « valeurs ». Il est facile de répondre à la question quelles sont les valeurs dont nous avons besoin : aucune !  

                 Nous sommes pour la dévalorisation totale des valeurs, pour la rupture avec ce mantra des soumis appelés communément « citoyens ». Il faut rejeter ce statut. En idées, nous avons déjà résilié le rapport de domination. L’insurrection que nous avons en tête ressemble à un saut paradigmatique.

                 Nous devons sortir de cette cage qu’est la forme bourgeoise. Politique et État, démocratie et droit, nation et peuple sont des figures immanentes de la domination. Pour la transformation, nous ne pouvons disposer d’aucun parti et d’aucune classe, d’aucun Sujet et d’aucun mouvement.

    Annoncer brutalement ne pas vouloir de démocratie, de politique, d'égalité, de justice, de valeurs, c'est tout autant suicidaire. La pédagogie n'a jamais nuit au débat, réfléchir n'a jamais tué personne!  C'est peut être là le défaut du collectif Streifzüge qui, par trop de rigueur philosophique, en viendrait à être inaudibles. Péguy disait du Kantisme qu'il a les mains pures mais n'a plus de mains… Il est vrai cependant que la notion de peuple, brutalement récusé au début du texte, s'adoucit un peu ici. S'il est vrai que le système transforme les peuples en troupeaux, on peut le dire avec plus d'empathie. C'est la distinction qu'avait déjà faite Gracchus Babeuf entre peuple (une force souveraine) et populace (une masse asservie), ce qui place bien la responsabilité de l'asservissement là où elle doit être, chez les puissants, pas dans le peuple …

6.

                «…Ce qui est en jeu, c’est la libération de notre temps de vie. C’est elle seule qui nous permettra d’avoir plus de loisir, plus de plaisir et plus de satisfaction. Ce dont nous avons besoin, c’est plus de temps pour l’amour, l’amitié et les enfants, plus de temps pour réfléchir ou pour paresser, mais plus de temps aussi pour nous occuper, de façon intense et extensive, de ce que nous aimons. Nous sommes pour le développement tous azimuts des plaisirs.

                Une vie libérée, cela signifie de se reposer plus longtemps et mieux, mais, tout d’abord, dormir plus souvent ensemble, et plus intensément. Dans cette vie – la seule que nous ayons – l’enjeu est la bonne vie, il s’agit de rapprocher l’existence et les plaisirs, de faire reculer les nécessités et d’élargir les agréments. Le jeu, dans toutes ses variantes, requiert à la fois de l’espace et du temps. Il ne faut plus que la vie soit cette grande occasion manquée.

                Nous ne voulons plus être ceux que nous sommes forcés d’être.»

Rédaction du magazine Streifzüge

Quelles que soient les préventions que l'on peut voir vis-à-vis des revues telles que Krisis et Exit et des nuances qui les séparent, il nous faut bien reconnaître que ce sont les analyses les plus catégoriquement "postmonétaires" que l'on puisse trouver sur le "marché des idées".  Elles apportent à nos expérimentations et essais de vulgarisation un socle théorique et conceptuel remarquable…  

Psychologie de l'argent, Georg Simmel 2

  

éd. Allia 2019, traduction Alain Deneault, 77p.

Simmel-2.jpegCe petit livret n'est qu'un chapitre de l'ouvrage de Georg Simmel "Philosophie de l'argent" (600 pages labyrinthiques) publié en 1900 et réédité récemment. Il tente là de démontrer que l'argent ne soutient pas seulement la pensée et les affects en cause dans les opérations de mise en valeur, mais qu'il permet surtout d'en faire l'économie. Ce chapitre présenté lors d'un séminaire à Vienne en 1889 était trop prémonitoire pour attirer l'attention de son public. Sa thèse fondamentale est aujourd'hui devenu plus courante mais encore très confidentielle et domaine limité à quelques milliers de postmonétaires à travers le monde: "L'argent a perverti nos plans d'organisation en s'attribuant, comme moyen, un statut de fin à prétention salvatrice…" et il ajoute: "cet envahissement des buts par les moyens est un des traits fondamentaux et un des problèmes majeurs de toute culture supérieure." Les thuriféraires du système monétaire et marchand n'auraient donc pas à ses yeux atteint le stade d'une culture supérieure. Il faudra sans doute attendre encore un peu que l'effondrement soit proche pour que les postmonétaires soient entendus…

Georg Simmel (1858-1918) était un sociologue et philosophe allemand, atypique et hétérodoxe. Il cherchait dans l'individu et sa psychologie les fondements des phénomènes sociaux. Il a influencé des personnalités aussi diverses que Raymond Aron, Georg Luckás ou Vladimir Jankélévitch. Son œuvre n'a été redécouverte en France qu'à partir des années 1980. En 1914, il est nommé professeur à l'université de Strasbourg alors ville allemande et y meurt en 1918, et tombe vite dans l'oubli étant pour l'époque trop au-dessus des clivages et trop interdisciplinaire. Tout postmonétaire devrait s'intéresser à son œuvre, ne serait-ce que pour se donner une base théorique (chose encore rare) et pour se rassurer quant à l'excès d'hétérodoxie dont nous sommes affligés!...

p.11: Étant donné son caractère anonyme et l'extraordinaire expansion mondiale dont il a fait l'objet, l'argent réduit les relations humaines à des actes transactionnels désincarnés et génère un certain nombre de pathologies que Simmel décline dans une longue galerie de portraits. C'est un aspect de l'argent que l'économie politique, sous les multiples formes qu'elle présente aujourd'hui, est totalement impuissante à intégrer dans ses propositions. La multiplication des propositions réformatrices autant que révolutionnaires qui se sont parées des qualificatifs les plus divers (économie distributive, circulaire, durable, symbiotique, juste, sociale et solidaire, éthique….) n'est que le signe que le problème est ailleurs ou plutôt que la question est mal posée. C'est ce que nous tentons de faire comprendre en disant que le système monétaire, devenu d'une complexité extrême, n'est pas réductible à l'une au l'autre de ses pathologies et qu'il est temps, arrivés au bout de cette logique, de changer de système, donc de partir de ce qui l'a justifié, l'échange marchand. De l'échange à l'accès, tout est là, mais Simmel, malgré son siècle d'avance sur la pensée de son temps, n'avait pas encore les outils pour ce faire…

p.14: Je connais les moyens en vue d'une fin quand j'ai découvert quelles causes génèrent cette fin. La conscience des fins s'approfondit avec la conscience des causes. C'est sur cet approfondissement que repose ce que nous appelons le progrès culturel. Le refus de laisser émerger une conscience des causes est sans doute ce qui caractérise le mieux l'hubris de notre contemporanéité. Il est plus simple de réduire les inégalités sociales à la rapacité des riches que de l'attribuer aux fondements mêmes du système monétaire. Il est plus simple de réduire les crises environnementales aux GES présents dans l'atmosphère qu'à la nécessité de réaliser des profits financiers, ce que nous résumons en disant: "plus les profits font des dégâts, plus les dégâts font du profit"!

p.18:  Pour un nombre incalculable de gens, le perfectionnement de la technique et de ses actions est devenu à tel point une fin en soi qu'ils en oublient les fins supérieures que toute technique doit se borner à servir, et ainsi de suite. […] Il se peut bien que le principe de l'économie d'énergie implique que la conscience des fins se concentre justement sur les étapes du processus téléologique qui sont en cours à un moment donné, tandis que les fins dernières plus éloignées disparaissent de la conscience.  Si Simmel avait connu l'irruption de la voiture électrique et les débats qu'elle soulève, il y aurait vu un merveilleux exemple de l'obscurcissement des consciences par les préoccupations techniques. L'ultime fin de la voiture est de permettre des déplacements commodes dans l'espace, d'apporter aux humains le confort et la sécurité, donc du bonheur. La bataille qui sévit pour savoir qui, du diésel ou de l'électricité, est le plus polluant, entre l'autonomie relative des deux modes d'énergie, entre la diffusion de particules fines et les problèmes d'extraction du lithium, ne sert qu'à faire oublier la question de fond: que souhaitons nous comme déplacements, dans quelles conditions, à quel prix humain et environnemental, pour aller où et pour quel motif. Rarement la question de l'argent, de la monnaie, des transactions financières n'est posée en ces termes. Elle l'est, constamment et uniquement, en termes de nécessité de transport de marchandise, de trajets professionnels, d'habitats éloignés des centres administratifs, productifs, culturels, des services. Il faut généralement aller vers les postmonétaires pour entendre se poser la question de l'argent en tant qu'argent: pour quoi, dans quel but, avec quelles conséquences, à quel prix social… Partout, l'argent est une nécessité, le moyen unique de survie, circulez braves gens…

p.20: Les trois enjeux: avoir de l'argent, le dépenser, posséder un objet, finissent par se constituer comme fin autonome, et de façon si énergique que chacun des trois peut lui-même dégénérer en trouble obsessionnel compulsif et révéler différents degrés d'autonomie psychologique. Comment expliquer, en effet, qu'un possesseur d'une grande fortune, impossible à dépenser dans l'espace d'une vie, persiste à accumuler un autre milliard de plus? Que 80% des gagnants au million du Loto persistent à garder leurs emplois généralement peu épanouissants et peu créatifs?...

p. 23: Il est entendu dans le développement historique de l'argent que celui-ci devait être à l'origine une valeur autonome ; car tant que l'État battant monnaie ne garantissait pas encore à l'individu la valorisation ultérieure de la rétribution qu'il avait obtenu pour une marchandise, personne n'était assez fou pour s'en départir sans obtenir en échange une valeur réelle… Au siècle de Simmel, on pouvait se satisfaire de cette interprétation historique. Mais avec la financiarisation qui s'est étendue mondialement au point de supplanter en force le simple commerce, il faut croire qu'il possible aujourd'hui d'être "assez fou pour s'en départir sans obtenir une valeur réelle".   

p.30: L'argent est vulgaire car il est l'équivalent de tout et de n'importe quoi; seul l'individu est distingué; ce qui équivaut à beaucoup de choses est équivalent à beaucoup de choses est équivalent à la plus vile d'entre elles et rabaisse pour cette raison même les choses les plus élevées  au niveau des plus viles.

p.31: Par exemple, lorsque la vente des charges par les Bourbons ouvrit à la bourgeoisie l'accès à l'administration d'État, tout comme inversement cette fois, seule la rétribution des postes a permis aux gens de talent démunis d'affirmer leur valeur dans les bons postes…  Ce passage est intéressant en ce sens que l'argent est à ce point complexe et ambivalent qu'on peut y voir tantôt son côté réducteur et tantôt son côté séducteur. L'aspect psychologique de la valeur propre à l'argent fonctionne là aussi comme un écran de fumée qui permet toutes les interprétations les plus frauduleuses ou purement rhétoriques…

p.34: L'inscription sur les billets de banque qui stipule que leur valeur est reconnue au porteur "sans examen de légitimité" en dit long sur le caractère de l'argent en général. Le fait qu'une personne ait exactement la même valeur qu'une autre dans le trafic monétaire a pour unique fondement que personne n'est de quelque valeur, mais seulement l'argent. C'est pourquoi il est possible de croire qu'en affaires il n'y  a pas de sentiments; l'argent est le fait objectif absolu en lequel tout ce qui est personnel trouve un terme. […]  Que ce moyen d'échanges parvient à écarter nombres d'obstacles psychologiques liés à ces échanges, cela ne suscite aucun débat… C'est bien pour cela qu'il est difficile d'expliquer à un commerçant, ordinaire mais honnête, qu'il est acteur actif dans la guerre économique, un tueur parmi d'autres dans la concurrence, ou victime de la concurrence de l'autre, mais néanmoins combattant… Cela nous contraint à user constamment de la précaution qui consiste à soigneusement séparer l'acte et la morale, l'individu et le système.

p.35: Le simple fait que l'objet ne peut être acquis qu'à un prix déterminé lui garantit aux yeux de nombre de personnes sa valeur. Il en résulte à bien des égards un cercle vicieux dans la détermination de la valeur: si le vendeur baisse son prix, l'appréciation de la valeur de la marchandise baisse aussi et cela fait tomber le prix plus bas encore.  En ce sens, la main invisible du marché, la rationalité de l'acheteur, tout cela est purement mythique et pourtant défendu par ceux-là même qui jouent sur cette évaluation de la valeur des choses au travers de la publicité, du packaging, des soldes, et des vendredis noirs. Le fait de supprimer l'argent ne supprimera pas la tendance naturelle des usagers à donner un prix à toute chose. Mais cela pourra se faire sur des critères de rareté, d'esthétique ou de nécessité d'usage, mais non plus en termes de prix mais de valeur….

p.36-37: On sait que l'ancien droit germanique jugeait l'expiation par l'argent des délits les plus graves et qu'au VII° siècle déjà la pénitence du carême pouvait être remplacée par de l'argent (peut-être en vertu du mérite éthique que l'évangile avait conféré à l'abandon des richesses). L'argent est plus fort que n'importe quelle religion. L'exemple de Simmel est tiré du christianisme, mais chez les musulmans, c'est pareil. Ils s'accordent très bien pour tolérer l'usure, l'abus de biens sociaux, les inégalités économiques malgré la Charia, pourtant plus stricte et plus punitive que l'évangile.  

p.42: Tout autant que Dieu, sous la forme de la croyance, l'argent est, sous la forme du concret, l'abstraction la plus élevée à laquelle se soit hissée la raison pratique.  Raison de plus pour y réfléchir, pour démonter les dogmes, pour s'accrocher mordicus aux effets délétères de l'argent et pour se convaincre que l'argent impactant tout, le meilleur moyen de forcer le passage vers un autre futur possible est de l'abolir. Si l'argent a été l'outil privilégié qui nous a conduit au bord de l'effondrement global et qui nous a plongé dans un océan d'écoanxiété et de doutes quant au moindre progrès possible, c'est sa disparition et elle seule qui peut donner sens et force à la reconstruction d'un autre monde.

L'argent dans la culture moderne

p.43: Au Moyen âge, l'homme se trouve dans une appartenance qui le soude à une communauté ou à une propriété terrienne, à une féodalité ou à une corporation. […] Cette unité, les temps modernes l'ont détruite. Ils ont fait reposer la personne sur elle-même et lui ont accordé une liberté de mouvement intérieur et extérieur sans précédent. L'affaiblissement de l'individu privé de communauté a connu son apogée avec l'aporie sémantique de la "flexi-sécurité", fin du XX°. Le travailleur en perpétuelle migration de lieu, de fonction, de catégorie, n'a guère plus d'autonomie spatiale que le laboureur du XVIII° siècle et certainement moins de "sécurité ressentie"…                                  

pp.46-48 Simmel donne quelques exemples qui marquent la finesse de la frontière que l'argent érige entre l'union des intérêts et leur séparation: les caisses de syndicats de corporations, après 1848 en France, mettent en commun cette possession monétaire  pour en obtenir une garantie de leurs intérêts propres sans pour autant qu'il y ait fusion entre les différentes corporations. De l'antiquité au XX° siècle, ont voit se reproduire sans cesse les tentatives de régulation des abus quant à l'usage de l'argent et les ingénieux modes de contournement de ces régulations. Marx, certainement plus instruit de philosophie et d'économie que d'Histoire a développé des thèses sur la valeur, le juste prix, les limites du profit, sujets que Pierre de Jean Olivi avait déjà traité dans le premier traité d'économie connu de l'Occident médiéval. Mais ces écrits ayant été mis à l'index par le Vatican jusqu'au milieu du XX° siècle, Marx n'a pu le savoir. 

p.51 C'est pourquoi l'homme moderne est dépendant d'incomparablement plus de fournisseurs et de sources d'approvisionnement que ne l'étaient jadis les paysans libres des anciens temps germaniques, ou plus tard les serfs. A tout moment, son existence tient à cent liaisons produites par des intérêts monétaires, sans lesquels il pourrait tout aussi peu continuer à exister que le membre d'un corps organique qui serait isolé du circuit de la sève. L'image de la cellule isolée de la sève, et donc le pronostic létal annoncé, représente bien la situation de notre modernité. Hors de la "sève-argent" la vie n'est plus possible et le nombre des acteurs économiques qui permettent la circulation de cette sève-argent est tel qu'il est devenu impossible d'en identifier individuellement les acteurs. C'est le piège mortel de nos sociétés sans noms propres et à responsabilité limitée (SARL): un énorme machine que nul ne contrôle et qui, devenue autonome, est le seul propriétaire réel des humains. Les serfs du Moyen-âge pouvait lever des jacqueries et brûler le château de leur Seigneur, les serfs des temps modernes ne connaissent pas l'industriel et ne peuvent localiser son siège social! Tout ceci n'est pas un plan machiavélique inventé par quelques financiers véreux, c'est une logique en marche qui part de la nécessité, pour le scieur de long Morvandiau en route vers l'Italie, de protéger son bien sur des routes remplies de brigands. Une logique qui aboutit à la multinationale au siège social dispersé dans de multiples paradis fiscaux. Toute mesure de contrôle et de bonne gouvernance, ne fera que disperser, anonymiser, privilégier, puissanciser le Seigneur et son château chaque jour un peu plus. S'il fallait un argument choc pour justifier une abolition du système, en voilà un qui est particulièrement parlant…

p.52-53: Finalement, l'argent a instauré pour tous les hommes un niveau d'intérêts commun si englobant, comme jamais on n'en aurait été capable à l'époque de l'économie naturelle ; il a jeté les bases d'une compréhension immédiate et réciproque, une uniformité d'orientations qui devait contribuer de façon extraordinaire à engendrer la représentation de l'universel humain qui a joué un si grand rôle dans l'histoire de la société et de la culture depuis le siècle dernier - exactement comme elle émergea dans la culture de l'Empire romain une fois complètement imprégné de l'économie monétaire. Si on isolait ce paragraphe de son contexte, on pourrait croire que Georg Simmel a produit un hymne à la beauté du capitalisme.

p.53-54: Un tel rapport ne peut qu'en engendrer un individualisme fort, car ce n'est pas l'isolement par rapport aux autres, mais au contraire la relation privée d'égards  pour celui dont il s'agit, c'est leur anonymat, l'indifférence par rapport à leur individualité, qui rend les hommes étrangers les uns aux autres et renvoie chacun à lui-même. Si on met en relation cette déclaration avec l'affaire des retraites à 64 ans sous le règne de Macron 1er, il est clair que les notions de pénibilités de certaines professions sont niées au nom d'une égalité de droits. Le manœuvre maçon est traité comme le bureaucrate fonctionnarisé et cadre, l'hypocrisie des dirigeants se manifeste dans l'usage abusif de chiffres comptables invérifiables et si abscons que les ouvriers finissent par croire aux dictats du pouvoir, que la majorité des travailleurs ne fait plus le poids par rapport à la minorité de nantis qui les représentent. Privés d'égards, face aux anonymes des fonds de pension et de la Commission Européenne, étrangers dans leur propre pays, jugés responsables des erreurs des technocrates, traités de "radicalisés" quand ils crient leurs peurs dans la rue, les travailleurs les plus essentiels et les moins bien rémunérés se sentent plus que jamais impuissants à modifier le cours de leur histoire. Quand donc verront-ils clairement que c'est la logique de l'argent qui en est la cause? A l'inverse les élites grassement rémunérée quelque soit leur supposée efficacité, sont de moins en moins aptes à comprendre ce peuple qui leur est étranger. Quand donc comprendront-ils que c'est l'argent qui les a rendus aveugles et que d'ouvrir enfin les yeux dépend leur survie elle-même?...

p.55 La possibilité d'exprimer et de rétribuer les prestations au moyen d'argent a été éprouvée de tout temps comme un moyen et une garantie de la liberté personnelle. […] Le droit romain lui-même stipulait que celui qui était assigné à une tâche particulière pouvait refuser de s'en acquitter en nature et la solder par son équivalent en argent, même à l'encontre de la volonté du bénéficiaire. C'est pour cette raison qu'on a qualifié cette clause de "magna charta"[1]… Mais combien de fois cette liberté acquise a souvent signifié en même temps une vacuité de l'existence et la désagrégation de sa substance! En fait, ce que nous dit Simmel avec les mots de son temps, c'est que passer de l'esclavage au salariat ne change pas grand-chose à la condition humaine si les données quantitatives prévalent sur les données qualitatives. De même, l'établissement d'un revenu d'existence ne changera rien aux dites existences si on ne limite pas en même temps la marchandisation des biens communs et vitaux.

p.59: Le cœur et le sens de la vie ne cessent de nous glisser entre les doigts, les satisfactions définitives deviennent toujours plus rares, tous ces efforts et toute cette agitation ne valent en réalité pas la peine. […] Et cela tient au recouvrement progressif des valeurs qualitatives par une valeur purement quantitative, par l'intérêt formulé strictement en termes de plus ou de moins -alors que seules les premières satisfont irrévocablement nos besoins. Dès l'instant que l'on donne une valeur monétaire à tout, le sens de la vie ne cesse de nous glisser entre les doigts. Si l'on veut redonner sens à la vie humaine, il n'y a pas d'autre issue que de faire le deuil du système monétaire. La thèse de Simmel s'adressait en son temps à la condition sociale des humains mais peut aujourd'hui se traduire dans les mêmes termes aujourd'hui au niveau environnemental. L'argent peut tout à fait poser des taxes carbones et imposer des normes écologiques, mais n'empêchera en rien la désertification, la perte de biodiversité, la pollution….  

p.60 Le tragique de tout nivellement, c'est qu'il débouche en droite ligne sur le statut de l'élément le plus bas. Car ce qui occupe la position la plus élevée peut toujours descendre vers ce dernier, mais ce qui se trouve en bas ne peut presque jamais se hisser à la hauteur de l'élément le plus haut. Voilà qui met à mal le rêve égalitariste du "partage du gâteau", de la redistribution, de l'économie sociale et solidaire. Un nivellement le plus strict ne peut tenir plus d'une décennie dans un système monétisé et rien n'empêchera les inégalités de se reproduire à l'identique. Les Juifs de l'époque biblique en ont tenté l'expérience il y a trois millénaires (méthode du jubilé) et l'ont très vite abandonné par absence totale de "durabilité".

p.60-61: Le désabusement, c'est précisément qu'on ne réagisse plus aux nuances et aux spécificités des objets avec une faculté sensitive elle-même nuancée, mais qu'on les ressente tous sous une teinte uniforme et terne, ne s'inscrivant plus dans un spectre de couleurs déterminées. Qu'en termes élégants ces choses là sont dites! Simmel (1858-1918) aujourd'hui nous dirait: Le "tous pourris" en politique, les "chiens de gardes" médiatiques, les syndicats devenus les "partenaires sociaux" des gouvernements, l'indécence des fortunes "multimillionnaires" a finit par tuer tout intérêt pour la chose publique, tout espoir dans des lendemains qui chantent, toute capacité de mobilisation collective. Les Grecs qui ont subi une pleine décennie de dérégulations et une austérité inédite en temps de paix, qui ont battu tous les records de luttes classiques (manifestations, grèves, propositions alternatives…) sont devenus les parangons du désabusement.

p.61-62 Parce que l'on peut avoir presque tout contre de l'argent, il a été possible de se dédouaner d'un délit avec de l'argent (4° siècle, droit d'Alaric), de s'acquitter de la pénitence avec de l'argent (7° siècle), de s'acheter un strapontin au paradis quels que soient les actes de sa vie réelle (jusqu'au 17° siècle)… et aujourd'hui de se déplacer en jet et en yacht privé, de faire de l'optimisation fiscale, du dumping social et du greenwashing…, toujours parce qu'on a beaucoup d'argent.        

p.62 Une seconde conséquence importante découle du système monétaire prédominant: on éprouve l'argent (pur moyen pour obtenir d'autres biens) comme un bien autonome ; tandis que toute sa signification se limite à être un passage, un membre de la série qui mène à une fin et à une jouissance définitive, la série s'interrompt psychologiquement à cette étape, la conscience de la fin téléologique s'arrête à l'argent. C'est bien ce que nous déplorons avec les assurances qui déresponsabilisent (je m'en fous, je suis assuré!), avec l'abus de bien sociaux (je m'en fous, les autres n'ont qu'à en faire autant), avec la corruption (je m'en fous, ce qui n'est pas interdit est autorisé!), etc. Sans le filtre de l'argent, les auteurs de ces dérives verraient de suite qu'ils ont pénalisé, spolié, conduit à la misère d'autres personnes qu'ils ne connaissent même pas.

pp.63-64 Cet envahissement des buts par les moyens est un des traits fondamentaux et un des problèmes majeurs de toute culture supérieure. Car cette dernière, au contraire des conditions primitives, tient son essence de ce que les intentions des hommes ne sont pas simples, à portée de mains, accessibles par une action immédiate, mais qu'elles deviennent progressivement si difficiles si compliquées et hors de portée qu'elles requièrent un montage sophistiqué de moyens et d'appareils, un détour par de multiples étapes préparatoires… Si Simmel avait connu l'informatique, il n'aurait pas manqué de le prendre en exemple. Qui aujourd'hui maîtrise son ordinateur et son smartphone au point de les commander au lieu de dépendre de leurs logiciels complexes auxquels nous sommes sommés de nous adapter à chaque mise à jour? On se garde bien de se poser des questions sur le fonctionnement de ses appareils par crainte du bug que cela pourrait produire. On préfère ne pas savoir ce que l'appareil prélève de renseignements sur nous-mêmes et quel usage il va en faire, pour ne pas prendre peur et ne plus y toucher, ne serait-ce que pour se préserver un semblant d'intimité…

p.66 Dans ce processus, toutefois, aucun des éléments n'a de part plus grande que l'argent, jamais aucun objet qui n'a de valeur qu'en tant que moyenne ne s'est développé avec une telle énergie, aussi complètement et avec un tel succès pour l'ensemble de la vie, jusqu'à devenir le but satisfaisant en tant que tel -de manière apparente ou réelle- toutes nos aspirations. Sauf peut-être le smartphone que la main  ne quitte jamais, tant il est moderne, pratique et addictif et que "main tenant", il prend place au milieu du repas entre amis, dans le lit entre amoureux, effaçant le moindre vide temporel, comblant la moindre distance géographique, ne laissant au cerveau plus aucune autonomie ni répit. Mais il est normal que l'objet dit communiquant ou empêcheur de communiquer selon l'un l'usage, ait pris si vite une telle place. C'est l'un des meilleurs alliés de l'argent que les nouveaux maîtres de l'argent aient inventé.

p. 68: D'où l'inquiétude, la fébrilité, l'agitation continuelle de la vie moderne, qui trouve en l'argent la roue impossible à arrêter faisant de la machine de la vie un "perpetuum mobile", un mouvement perpétuel. Sachant que Simmel a conçu ces textes dans les années 1890, on imagine ce qu'il penserait aujourd'hui de notre agitation chronique. C'est peut être un des éléments qui ont le plus puissamment suscité le mouvement de "bifurcation" qui fait fuir les étudiants des grandes écoles, produit des ZAD et des habitats partagés, qui pousse les ingénieurs à se faire éleveurs de moutons, maraîchers bio ou animateurs de fablabs, de préférence avec le moins d'investissements financiers possibles et d'ambitions consuméristes…

p.71: Jusqu'en 1844, les billets circulaient 51 jours en moyenne avant d'être présentés et convertis en petite monnaie ; en 1871 ils ne circulaient plus que 37 jours, soit près d'un quart de circulation monétaire en plus. En 2023, je doute qu'un billet reste dans une quelconque poche plus de trois jours sans être utilisé. Anecdotique, dites-vous? Certainement pas ! La rotation monétaire est bien ce qui se rapproche le plus du "perpetuum mobile". Sans elle, l'argent n'a même plus de sens économique, ce serait le signe d'une récession en marche, d'une crise systémique à venir…

On peut donc résolument classer Georg Simmel dans la catégorie des "Postmonétaires" sans craindre l'accusation d'anachronisme!      

 

[1] Clause utilisée par les barons anglais du 13° siècle pour transformer l'obligation de fournir au Roi matériel et hommes pour ses guerres, puis dans la lutte pour la libération des esclaves aux 18-19° siècles pour en faire des salariés.

Philosophie de l'argent, Georg Simmel

 Texte de 1900, éd. PUF janvier 2014, 672p.

Simmel-1.jpegGeorg Simmel n'est pas aisé à lire tant il manie les concepts philosophique dans un style propre au 19° siècle. Je me suis donc appuyé sur l'excellente analyse de Maël Rolland, enseignant chercheur au Cemi-EHESS.  Voir PDF complet, de 42 pages,  téléchargeable, dans lequel on peut retrouver quantité de citations avec les références exactes des livres, chapitres, sections. (les phrases en italliques viennent de Maël Rolland)  Ce texte est assez critique, sans doute en raison des conclusions de Simmel qui bouleversent la doxa habituelle quant à l'utilité ou la nocivité de l'argent.

                Publié en 1900, cet ouvrage monumental illustre la conception que Simmel se faisait de l'explication en sciences sociales. Ce n'est pas une étude historique du développement de la monnaie dans une société, mais une analyse des diverses causes de l'introduction de l'argent dans le système des relations économiques, de ses multiples et complexes conséquences sociales.

                Pour Simmel, l'argent émerge des relations d'échanges entre les hommes. Pour comprendre ce qu'est l'argent, il faut s'intéresser aux processus historiques des échanges, mais également aux processus de valorisation individuels et sociaux. L'argent est ce qui permet de donner une valeur objective aux objets, au sens où il est un étalon de mesure de la valeur. Cependant, la valeur n'a pas d'objectivité en soi mais résulte de l'intersubjectivité des désirs. 

« L'argent est le moyen absolu et le plus significatif des phénomènes de notre temps, dans la mesure où sa dynamique a envahi le sens de toute théorie et de toute pratique »

                Georg Simmel est né en 1858 en Prusse et mort à Strasbourg en 1918. Philosophe et sociologue de formation, il s'intéresse à tout, l'argent, la mode, les femmes, la parure, l'art, la ville, l'individu, les pauvres, les interactions sociales, etc. Son œuvre n'a été découverte en France que dans les années 1980, via des intellectuels comme Michel Maffesoli. Sa vie professionnelle a été contrariée par la défiance des élites universitaires de son temps. Il a toujours enseigné gratis pro deo, (avec le titre uniquement honorifique de "Ausserordentlicher Professor") malgré le succès qu'il avait auprès de ses étudiants. Son dernier poste, en 1914, à été au sein  de l'université de Strasbourg, alors ville Allemande.  Quelques passages de cette étude donnent une idée de la pensée de Simmel.

                …Dès la préface, l'auteur affirme sa volonté d'aller dans un en-deçà et un au-delà des analyses psychologiques et économiques, par la construction d'un étage intermédiaire entre matérialisme et idéalisme, apte à démontrer le rapport consubstantiel de la vie économique à la culture intellectuelle (mutuellement cause et effet).

…L'ambivalence de la réception de ce livre  s'explique, en partie, par la complexité d'une pensée et de sa forme, développée tout au long de ses 662 pages… Le vocabulaire philosophique et les références culturelles qui émaillent ce texte en faut un ouvrage d'un abord peut commode pour les non-philosophes. Simmel nous avait prévenus: « …aucune des études qui suivent n'est entendue au sens de l'économie politique », car c'est un autre point de vue qu'il souhaite proposer…

….Démontrant le relativisme ontologique de la réalité comme de notre rapport à elle et insérant en son sein la valeur économique et l'argent, il nous les dépeint comme des objectivations pleines et idéelles de la relativité des objets économiques : l'argent, mesure et expression de la valeur économique est, comme la vérité, relatif.

…..Distance intra et extra individuelle, la modernité monétaire tendant vers l'impossible idéalité de l'argent, se fait tension croissante entre un individu et une société, qui, chacun pour eux-mêmes s'intensifiant et se densifiant, se font davantage « front ».

C'est certainement cette tension entre l'individu et la société, qui à l'évidence n'a cessé de croître du siècle de Simmel à nos jours qui a amené un flot constant et de plus en plus intensif de personnes se mettant brusquement à douter du discours économique et des ses conventions sociales que les économistes s'acharnent à nous faire prendre pour des lois physiques. Jusqu'à une époque récente, les plus révolutionnaires acceptaient ce cadre de pensée et tentaient de le rendre viable. De plus en plus, la conscience des impasses structurelles produites par l'argent incite à imaginer un autre cadre que l'économie marchande, une société sans argent ni échanges marchand. Simmel mort en 1918 ne pouvait l'imaginer et s'il n'a pas clairement exprimé une quelconque idée d'abolition de ce système, le lui reprocher serait un pur anachronisme…      Simmel-portrait.jpeg

…..La pensée de Simmel n'est pas linéaire mais circulaire et tourne autour de son objet, l'argent, en plusieurs mouvements. Positionné sur un plan intermédiaire et relatif, topos de la totalité du monde, Simmel souhaite comprendre le tout de n'importe quel point, filant phénoménologiquement ses inter-relations historico-sociales. […] Si ce point choisi – l'argent – est en soi accessoire pour la tache à réaliser, il ne l'a pas été au hasard. L'argent se fait cristal le plus pur de l'évolution psychologique et sociale, prisme parfait retranscrivant la diversité de ses faisceaux…

La pensée simmelienne est difficilement soluble dans les catégories et écoles de son temps, qui la rejetèrent. Il n'est pas directement intégré dans les écoles constituées, ni en philosophie, ni en sociologie, rejeté qu'il fut, par les deux grandes familles – durkheimienne et wébérienne.

….Ce phénomène, cumulé à l'antisémitisme de son temps, a participé à sa relégation académique, soulignée par nombre de commentateurs.

Professeur  très apprécié des étudiants et de nombreuses personnalités berlinoises, Georg Simmel  ne fut jamais reconnu par la hiérarchie universitaire malgré le soutien actif de Max Weber. Ce n'est qu'en 1901 qu'il devient "professeur agrégé", un titre purement honorifique à l'époque qui lui permet d'enseigner sans être payé, y compris à l'université de Strasbourg à partir de 1914, donc 4 ans avant sa mort… 

….Face au déploiement intensif et extensif de dispositifs objectifs marchands, il est observateur et analyste du passage historique des monnaies-métallique aux monnaies-papier, portant et portée par la monétarisation croissante de l'économie, comme par sa financiarisation. Il insert cette transition dans une représentation d'un continuum monétaire infini, évolutif bien que non univoque, allant du "troc" à l'échange monétaire idéel, dont l'élément central, la confiance, connaît des décentrements importants…

…..L'argent, outil le plus parfait inséré dans nos séries téléologiques, devient un pouvoir individuel exorbitant sur la circulation (souveraineté individuelle) en tension vis-à-vis de son pendant qu'est la société et ses institutions (souveraineté politique). L'intensification et l'extension commerciale et financière qui permettent et sont permises par cette transition, rendent nécessaire de rehausser qualitativement une monnaie tendant vers son idéalité symbolique…

                Simmel est intéressant pour l'équilibre de son analyse: d'un côté il reconnait "d'incommensurables services" rendu à la civilisation du fait que l'argent se soit substituer aux objets et biens comme valeur d'échange, puis qu'il se soit substitué aux personnes en prenant part à l'association à leur place, via des groupes distincts pour des buts communs. Il donne en exemple les syndicats ouvriers qui mutualisent leurs fonds pour un bien commun, ce qui n'aurait pas été possible sans l'argent. "…l'argent crée un lien extrêmement fort entre les membres d'une même espèce économique; précisément parce qu'il ne peut pas consommé immédiatement, il renvoie aux autres individus, dont on ne peut obtenir contre lui des bien de consommations proprement dits…" .

                Simmel a raison de dire que l'existence d'un individu tient à cent liaisons sans lesquelles il ne pourrait survivre, mais il est contestable quant à la division du travail productif qui ne serait pas possible sans l'argent. Depuis son époque l'anthropolgie a décrit quantité de travaux productifs, y compris des grands chantiers collectifs, dans des société sans aucun échange marchand ni monnaie quelconque. Cette idée est encore bien ancrée dans les esprits, y compris chez Frédéric Lordon qui s'appuie sur la division du travail pour affirmer que l'argent est indispensable. 

"L'argent est donc cette chose qui en fin de compte produit infiniment plus d'accointances entre les humains qu'il n'y en eut jamais dans mes temps de la relation féodale ou de l'union librement choisie, tant glorifié par les chantres de l'association."

                En somme, Simmel commence par expliquer que l'économie de l'argent est un moyen de relation et de compréhension entre les hommes  par son caractère uniforme et qu'en plus, il permet des plus grandes libertés et individualisation à ces mêmes personnes. L'argent est une garantie de liberté personnelle. Avant l'argent, une dette ne pouvait se solder que par l'assujettissement de l'endetté. L'argent libère de cet assujettissement, de l'enchaînement de la personne par une prestation imposée.

"Avec de l'argent dans les poches nous sommes libres, alors que l'objet nous rendait dépendant des conditions de sa conservation et de sa fructification."

Si on termine la lecture de Simmel à ce stade, on est intimement convaincu d'avoir à faire à un défenseur du capitalisme sous toutes ses formes.

                Mais il en vient ensuite au "revers de la médaille", donc à l'antithèse de ce qu'il avait évoqué. L'objet substitué par l'argent s'en trouve comme "dématérialisé", perd de son intérêt. Une terre qui ne possède qu'une valeur en argent perd le caractère substantiel de l'activité personnelle qui lui conférait sa valeur. "L'évaluation constamment requise d'après la valeur monétaire finit par faire passer cette dernière comme la seule valable ; on vit de plus en plus rapidement en laissant de côté la signification spécifique, inexprimable en termes économiques, des choses…"

                Après l'exposition de la thèse et de l'antithèse, vient la synthèse.  Et cette synthèse  du philosophe est alors sans appel:

"Du fait que pendant la plus grande partie de leur vie, la majorité des hommes modernes en arrivent fatalement à avoir en vue le gain de l'argent comme étant le but immédiat de leurs aspirations, naît l'idée que tout bonheur et toute satisfaction définitive dans l'existence seraient solidairement liés à la possession d'une certaine somme d'argent, l'argent prend intrinsèquement l'importance d'une fin téléologique... "

                Simmel enfonce le clou un peu plus loin en précisant:

"L'argent devient ainsi ce but inconditionnel dont l'obtention est possible en principe à chaque moment, au contraire des buts constants, lesquels ne sont pas souhaités ou accessibles à tout instant. Ainsi un aiguillon permanent incite l'homme moderne à s'activer, il a désormais un but qui…est toujours là en puissance."

                Si Simmel revenait à Strasbourg aujourd'hui, il serait heureux de voir son analyse confirmée par  quantités de faits et totalement effrayé par l'hubris dans lequel nous sommes plongés. Il deviendrait au moins collapsologue et certainement postmonétaire… Simmel nous démontre que l'argent, au départ moyen, devient très vite une fin en soi et que cela entraîne d'autres dérives similaires. L'avarice devient une norme, la sexualité ayant au départ la reproduction comme fin naturelle tend à devenir une fin en soi. La religion en elle-même en est perturbée puisque Dieu offre sous la forme de croyance ce que l'argent propose sous la forme concrète de la valeur sonnante et trébuchante: la confiance en la toute puissance du principe suprême! 

                Ce court survol d'une pensée complexe n'a qu'une prétention, inciter les lecteurs ayant un minimum d'outils philosophiques à s'accrocher à ce texte et d'en révéler aux commun des mortels les prolongements actuels que l'on peut en faire…