La Société autophage, Anselm Jappe

éd. La Découverte, janvier 2020

Jappe-1.jpegQuatrième de couverture: Le mythe grec d'Érysichthon nous parle d'un roi qui s'autodévora parce que rien ne pouvait assouvir sa faim – punition divine pour un outrage fait à la nature. Cette anticipation d'une société vouée à une dynamique autodestructrice constitue le point de départ de La Société autophage. Anselm Jappe y poursuit l'enquête commencée dans ses livres précédents, où il montrait – en relisant les théories de Karl Marx au prisme de la " critique de la valeur " – que la société moderne est entièrement fondée sur le travail abstrait et l'argent, la marchandise et la valeur.

Dans le contexte actuel, les tenants de l'émancipation sociale doivent urgemment dépasser la simple indignation contre les tares du présent et prendre acte d'une véritable "mutation anthropologique".

Anselm Jappe, né à Bonn en 1962, a vécu dans le Périgord , enseigne l'esthétique à Rome et à l'Université de Tours, la philosophie à Paris (EHSS). Il participe au courrant français de la "Nouvelle critique de la valeur" et celui de la Wertkritik en Allemagne. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont les plus intéressant pour nous, Postmonétaires, La société autophage et Les aventures de la marchandise, deux livres qui le classe définitivement dans la catégorie des auteurs postmonétaires.  

p.7:  Érysikton[1], roi de Thessalie fut condamné par la déesse Déméter (déesse de l'agriculture qui est donc responsable de l'apparition des stocks donc de l'échange marchand, donc de l'argent), à n’être jamais rassasié pour avoir coupé un arbre sacré (il voulait en faire un plancher dans son palais !). Plus il mangeait, plus il avait faim. Après avoir consommé tous ses biens, il se dévora lui-même. Ce mythe, pour Anselm Jappe, raconte le devenir du capitalisme qui finira par s’auto-dévorer. Le mythe anticipe la logique de la valeur, de la marchandise et de l’argent.

p.8: Jappe nous fait un remake de ce mythe d'une brulante actualité. Tout y est : la violation de la nature pour l’édification des lieux du pouvoir, les plaisirs bucoliques sacrifiés aux festins du prince, la surdité du roi vis-à-vis du peuple, la répression sur le peuple qui rechigne à couper les arbres sacrés, la punition exemplaire de Déméter qui pousse le roi à tout détruire autour de lui, la fin du roi abandonné des hommes et privé des fruits de la nature. Mythe de l’hubris (la démesure due à l’aveuglement) et de  la némésis (le châtiment divin)….

                Le livre d'Anselm Jappe fourmille de remarques essentielles pour la compréhension du monde actuel et pour enfin se décoloniser de l'esprit marchand. En voici juste quelques extraits en attendant une lecture plus approfondie…

p.9: Le mythe anticipe la logique de la valeur, de la marchandise et de l’argent. La soif d’argent ne peut jamais s’éteindre parce que l’argent n’a pas pour fonction de combler un besoin précis. Cette faim abstraite détruit les aliments concrets sur son passage et elle le fait à une échelle toujours grandissante et toujours en vain…..

p.11: Le comportement du roi de Thessalie… rappelle le parcours du drogué en manque et certains drogués rappellent la logique capitaliste dont ils sont une sorte de figure métaphorique.

C’est pour cela qu’il n’y a aucune réponse satisfaisante à la toxicomanie tant que nous sommes soumis à la condition capitaliste qui, très clairement, produit des comportements toxicomaniaques. Le soin aux toxicomanes n’est jamais qu’une réparation des dégâts du système. De même la lutte contre les trafics de drogue sera sans fin tant qu’il y aura de l’argent en circulation et la possibilité de faire des profits.

p.18: L'argent n'est plus alors l'auxiliaire de la production de marchandises, mais c'est la production de marchandise qui devient un auxiliaire pour produire de l'argent… Étant donné que l'argent, à la différence de la marchandise, est toujours le même, ce processus n'a pas de sens si la somme d'argent à la fin de l'échange n'est pas plus grande que la somme engagée au départ. Toute transaction économique dans le capitalisme sert donc à augmenter une somme d'argent. Un tel système doit nécessairement croître. Ce n'est pas un choix mais une la seule finalité véritable de ce processus…      On peut alors se demander si les tenants d’une "économie sociale et solidaire" ont compris quelque chose au capitalisme, s’ils ne sont pas d’une naïveté affligeante. Si l’augmentation d’un euro en un peu plus d’un euro est indispensable à toute transaction, comment empêcher que cette augmentation devienne, pour ceux qui en ont les moyens, le but unique et ultime, sinon par une dictature ?

p.28 Dans une société où domine le fétichisme de la marchandise, il ne peut y avoir de sujet humain véritable: c'est la valeur, dans ses métamorphoses (marchandise et argent) qui constitue le véritable sujet. Les sujets humains sont à sa remorque, fonctionnaires du sujet automate… Il y a un lien évident entre les débuts d'une vision positive du travail dans les monastères du Moyen-âge, la substitution du temps abstrait au temps concret et la construction des horloges mécaniques  et l'invention des armes à feu (inventions à l'origine du besoin énorme d'argent des États naissants, lequel a provoqué la transformation des économies de subsistances en économies monétaires).  L'aptitude à l'abstraction et à la quantification semble constituer ici ce code a priori, cette forme de conscience générale sans laquelle les innovations technologiques n'auraient pas eu le même impact.

                L'horloge mécanique s'impose  à la fin du 13° siècle, essentiellement dans les monastères pour rythmer les "heures" de prières du catholicisme (Matines -2h , laudes -lever du soleil, prime-6h, tierce-9h, sexte -12h, none -15h, vêpres -18h, complies -21h). En fonction des variations saisonnières, il était quasiment impossible avant l'horloge mécanique de déterminer les temps de prières de façon exacte. Le monastère a très vite régler aussi la vie des paysans au son de leur cloche, marquant les temps de travail-repas-repos et préfigurant le temps de l'usine, de l'école, de l'armée… C'est une "libération" de la contrainte des saisons, du rythme nycthémère, donc  de la nature.

                L'arme à feu arrivent en France vers  1324 avec les bombardes (bataille de La Réole -Gironde), puis vers 1460 avec l'arquebuse (début des armes à feu portables), perfectionnée en mousquet  vers 1521. Elle change radicalement l'art de la guerre et la puissance des nations équipées vis-à-vis des nations restées au stade de l'arme blanche (un peu comme aujourd'hui avec l'arme atomique dont on s'est protégés par le Traité de Non Prolifération.

p.30: Le sujet [forme-sujet issu du capitalisme moderne] n'est pas un invariant anthropologique mais une construction culturelle, résultat d'un procès historique, bien que son existence soit bien réelle. Le concept de sujet peut s'appliquer aux personnes comme au collectif (peuple, classe sociale)…. Les concepts de narcissisme et de fétichisme de la marchandise se développent parallèlement ou plutôt sont deux faces d'une même forme sociale.

C'est à renvoyer aux récurrentes critiques qui s'appuient sur la supposée "nature humaine" pour évacuer la critique du système…

p.51: Tout ce que les dominants devaient alors imposer aux dominés par des  biais coercitifs, les dominés commençaient alors à l'intérioriser et à l'exécuter sur eux-mêmes. Le sujet moderne est précisément  le résultat de cette intériorisation des contraintes sociales.  

Le comble du sujet qui se croit maître de lui-même, c'est l'auto-entrepreneur! C'est de se punir d'un manque de compétitivité par un "burnout"! C'est de devenir dépendant de la "Française des jeux" au lieu d'améliorer son ordinaire! C'est croire que la démocratie se limite à respecter les devoirs auxquels nous sommes assignés! 

p.99: La psychanalyse a toujours présenté le défaut de se revendiquer de la "nature humaine", ce qui est généralement caractéristique de la droite. C'est la nature qui a fait les hommes inégaux et établit des hiérarchies entre races, classes  et sexes. Toute tentative de changer la nature humaine serait non seulement vaine, mais conduit à la violence et au totalitarisme. Au contraire, la gauche pense qu'en s'associant, l'homme peut prendre son destin en main. C'est le pivot de toute théorie révolutionnaire.

D'où l'idée qu'il ne peut y avoir d'idée révolutionnaire compatible avec  le concept de nature humaine. Tout débat sur ce sujet est clivant parce que purement idéologique. Choisit-on d'être de droite ou de gauche? Pour l'homme conditionné par sa nature ou par sa culture?  C'est aussi simple que de décider d'être homo ou hétérosexuel, égoïste ou empathique, noir ou blanc…Ce clivage se retrouve avec l'Institut de recherches sociales de Francfort (l'école de Francfort avec Adorno, Horkheimer, Marcuse….). Il se retrouve également dans le texte de Jappe qui, de la p.99  à la p.120! Les termes de la dispute en sont si cabalistiques que je n'en retiens que la superbe phrase de Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu (le poète a comme pouvoir de clore un débat sans fin en quelques mots  bien choisis): "La vraie civilisation […] n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel…"  Parfois le philosophe rejoint le poète. Nietzsche dit que "ce qui doit tomber, il faut encore le pousser…"

p.144: La logique de la valeur produit une indifférence structurelle envers les contenus de la production et le monde en général (produire des bombes ou des jouets importe peu, sinon pour déterminer ce qui rapporte plus à la production en terme de survaleur.

Il en va de même dans les rapports entre sujets qui n'ont aucun intérêt commun puisque, comme les objets de production ils n'ont d'autre valeur que quantitative (la survaleur que l'on peut tirer de l'autre) et non qualitative (ce qui pourrait être l'occasion de création de liens).

p.174: Ainsi Dufour, en critiquant le néolibéralisme laisse penser que le bon vieux "capitalisme des entrepreneurs" serait préférable à celui des actionnaires. Les lacaniens se montrent assez complaisants avec  l'ordre keynéso-fordiste qui préserve soigneusement les "réalités solides": le travail, l'école républicaine, la famille… En somme, on admet assez aisément que la logique capitaliste a toujours été compatible avec la dimension humaine…

C'est exactement ce que l'on voit actuellement avec les économistes hétérodoxes, les mouvements de gauche qui depuis les années 1980 ont adopté des postures de droite "par réalisme économique", les écologistes et décroissants qui imaginent atteindre leurs objectifs sans sortir du système marchand qui a produit le capitalisme… Quand Dany-Robert Dufour (philosophe français contemporain) parle du danger de réduire les différentes économies humaines à la seule économie marchande, il pense que c'est réduire l'économie aux échanges de biens entre humains….Dufour écrit que la proposition issue de la critique de la valeur est forte et que nous ne pouvons qu'y souscrire. Mais il partage un malentendu assez répandu quand il affirme ensuite que la critique de la valeur pense que le capitalisme va s'effondrer tout seul, ou pire, qu'il serait nécessaire d'attendre le plein développement du capitalisme jusque dans les coins les plus reculés de la planète avant de pouvoir penser son abolition.

 p.232: Les "compromis vivables" entre les pulsions et les exigences sociales qui se forment essentiellement dans l'enfance ont largement disparu. Désormais la société est immédiatement présente dans la socialisation et empêche la formation de l'individualité. Une pure abstraction comme l'argent ne peut générer aucun investissement libidinal et ne peut donc fonder non plus aucun lien social. La capacité de symbolisation et de sublimation et la tolérance aux frustrations ne se construise plus. Le moi qui se forme de cette manière est une instance fragile menacée de régression, de fragmentation, de dissolution.

Il est fréquent de voir des critiques acerbes sur la société contemporaine, mais l'analysant secteur par secteur ou attribuant tant de causes à un problème que celui-ci nous échappe. De la à se noyer dans le solutionnisme… Et enfin Jappe conclut sur cette phrase implacable à replacer dans toutes les conversations, tous les débats:       

p.275: L'abolition de l'argent et de la valeur, de la marchandise et du travail, de l'État et du marché doit avoir lieu tout de suite -ni comme un programme maximaliste ni comme utopie, mais comme la seule forme de réalisme. ...Il ne suffit pas de se libérer de la classe des capitalistes, il faut se libérer du rapport social capitaliste -un rapport qui implique tout le monde, quels que soient les rôles sociaux. Il est donc difficile de tracer clairement une ligne entre" eux et nous", voire dire "nous sommes les 99%", comme l'ont fait les mouvements des places.

                On ne peut être plus clair! Pour Jappe, rien ne se passera d'essentiel hors d'une abolition de l'argent, c'est le seul réalisme qui soit pensable. Et cette abolition n'est possible qu'à la condition d'abolir dans le même mouvement la valeur, la marchandise, le travail, l'État, le marché. Toutes autres modalités de réforme, de transition, d'instauration d'îlots contestataires et préparatoires à la venue d'une société postmonétaire sont dépassés, obsolètes et ne peuvent aboutir qu'à un capitalisme quelque peu tronqué de quelques tares secondaires…

                Ce livre est à ma connaissance l'un des rares dont l'auteur ose écrire et affirmer avec conviction et clarté que l'abolition de l'argent est non seulement possible mais  qu'elle est la seule réponse réaliste aux désordres du capitaliste et à sa chute annoncée… La lecture de cette littérature peut paraître ardue par l'emploi de concepts issus du marxisme et des tournures de phrases propres à la philosophie. Je n'ai pas détaillé dans mes commentaires le sens exact de ces concepts, sauf quand cela me semblait indispensable. Pour mieux comprendre la pensée d'Anselm Jappe, il faut se référer à un de  ses ouvrages précédents: "Les aventures de la marchandise"  publié en 2003 chez Denoël et réédité en 2017 à la Découverte. Un compte rendu en a été fait….

[1] Le mythe d'Ερυσιθων nous a été transmis par Callimaque, poète grec de Cyrène (305-240 av.J.-C.),  puis par Ovide, poète latin (43 av.J.-C.-17-18 ap.J.-C.). Comme tous les mythes, ce récit nous dit des choses sur la vie de l'antiquité comme sur la nôtre, en l'occurrence sur le capitalisme qui nous pousse à désirer jusqu'à hubris au point de nous mener vers le suicide collectif.