André Gorz - La Sortie du capitalisme a déjà commencé…

 

Texte dactylographié et annoté par l'auteur, 2005.

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André Gorz: 1923-2007, philosophe et journaliste français (sous le pseudo Michel Bosquet). Admirateur d'Ivan Illich, il devient sans les années 1970 l'un des principaux théoriciens de l'écologie politique et de la décroissance. Il reste toutefois un "électron libre" parmi les intellectuels de son temps. Que ce soit avec les écologistes, les sartriens, les structuralistes…, il y a toujours un point d'achoppement. Il n'y a que ses amis de la VertkritiK (pour leur rigueur théorique) et de Charlie Hebdo (pour leur humour décapant n'épargnant personne, même pas eux-mêmes) qui lui restent fidèle. Le thème central de son œuvre tourne autour de l'aliénation (inévitable avec le capitalisme) et l'émancipation (seul projet politique qu'il valide).

André Gorz s'est suicidé le 22 septembre 2007 à l'âge de 84 ans, en compagnie de son épouse Dorine, atteinte d'une maladie dégénérative, comme ils se l'étaient promis via son dernier livre Lettre à D., Histoire d'un amour.      Un de mes amis "désargentiste" qui entretenait une correspondance avec André Gorz m'avait transmis ce texte prémonitoire écrit en 2005. Gorz avait composé ce brouillon sur sa machine à écrire et l'avait corrigé à la main. Ce philosophe et journaliste économiste était visionnaire et s'il n'y parlait pas de société sans argent, de postmonétaires, de désargence, à l'évidence il y pensait. En fac-similé vous avez le texte complet en pièce jointe. (Voir

«La question de la sortie du capitalisme n'a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d'une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu'externe qu'il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales: le travail, la valeur, le capital.»
On voit à ses influences (la Vertkritik), sa radicalité dans le changement (travail, valeur, capital…), sa conviction que le capitalisme est un système au pronostic vital engagé.

«Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux n'est plus capable de se valoriser par l'accroissement de la production et de l'extension des marchés. La production n'est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent , entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l'échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d'achat. Or, moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixé par travailleur est important, plus le taux d'exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur, produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan
La limite posée mathématiquement par la dégradation de l'environnement face à la croissance, se retrouve dans l'équilibre entre le travail et le capital: une chute des profits du travail, une hausse des profits financiers, des écarts de niveau de vie qui se creusent, et ce, selon une courbe exponentielle qui ne peut mener qu'à l'explosion. Gorz avait compris sur l'écologie et l'économie ce qu'aujourd'hui nos contemporains commence à peine à entrevoir, et uniquement quant à l'écologie.

Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L'accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l'indice Standard & Poor's disposent en moyenne de 631 milliards de réserves liquides; la moitié des entreprises américaines provient d'opérations sur les marchés financiers. En France, l'investissement productif des entreprises du CAC 40 n'augmente pas, même quad leurs bénéfices explosent. L'impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d'une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (sur-accumulé), les pouvoirs financiers ont pris l'habitude d'inciter les ménages à s'endetter, à consommer leurs revenus futurs, leurs gains boursiers futurs, la hausse future de la valeur marchande de leur logement, cependant que la bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposées par les LBO*, d'entreprises qui ne s'étaient pas encore mises à l'heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.
* LBO= Leverage Buy-Out, un montage financier de rachat d'entreprises par effet de levier (leverage), c’est-à-dire par un fort endettement bancaire.

    La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l'espace d'environ six ans, passant de 80 000 à 160 000 milliards de dollars (soit trois fois le PIB mondial), entretenant aux États-Unis une croissance économique fondée sur l'endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l'économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l'Europe.
    L'économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n'éclate pas -et une hausse continue du prix de l'immobilier pour que n'éclate pas la bulle des certificats d'investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l'épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles- car l'éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l'économie réelle d'une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).
    L'économie purement spéculative a longtemps été une excroissance limitée dans le système. Elle a pris une importance folle et en prendra de plus en plus jusqu'à la destruction de l'ensemble, y compris du secteur productif.

"Nous cheminons au bord du gouffre" écrivait Robert Benton. [ Gorz fait sans doute allusion au cinéaste auteur du film Kramer contre Kramer…] Voilà qui explique qu'aucun État n'ose prendre le risque de s'aliéner ou d'inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu'une politique sociale ou une politique de "relance de la croissance" puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n'y a rien à attendre de décisif des États nationaux qui, au nom de l'impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années, abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d'un quasi État supranational imposant des lois faites sur mesure dans l'intérêt du capital mondial dont il est l'émanation. Ces lois promulguées par l'OMC, l'OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commerciales. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu'il a déclarée à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail pour peu qu'elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s'y dévoilait dans son sens politique comme stratégique de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l'État ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manœuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.
Le tout-marchand s'attaquait à l'existence de ce que les Britanniques appellent les commons et les Allemands gemeinwesen, c’est-à-dire à l'existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par tous. Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes unis en un seul sujet. L'État a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d'autant plus fermement qu'il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menace de se radicaliser et plus la répression s'accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.
     L'idée d'une abolition total de tout ce qui constitue le système monétaire et marchand n'est pas clairement ennoncé par André Gorz, mais on ne peut s'empêcher de penser que Gorz était taraudé par elle. Jean-Paul Lambert affirmait qu'au sein de la "Gueule Ouverte" et parmi ses amis de la rédaction de Charlie Hebdo" Gorz en parlait, sans pour autant être pris au sérieux. C'était trop tôt, trop contraire à la doxa de l'époque. La revue La gueule ouverte, fondée en 1972 par Pierre Fournier, a publié son dernier numéro (le n°314) en 1980. (l'intégrale est visible sur   https://archivesautonomies.org/spip.php?article2780 ). 

  Mais une nouvelle édition de la Gueule Ouverte  a été lancée en septembre 2017. Voir le site  http://lagueuleouverte.info Certains articles de cette revue disent tout haut ce que Gorz pensait tout bas du système monétaire...