L'aventure de la marchandise, Jappe2

Pour une nouvelle critique de la valeur.

éd. La Découverte, septembre 2017, 286p.

Jappe-2.jpegQuatrième de couverture : Initialement publié en 2003, ce livre, sous-titré "Pour une nouvelle critique de la valeur", présente le courant de critique sociale connu sous le nom de "Critique de la valeur" et initié en Allemagne par Robert Kurz dans les années 1980. Procédant à une relecture de l'œuvre de Marx bien différente de celle donnée par la quasi-totalité des marxistes historique, ce courant propose des conceptions radicalement critiques de la société capitaliste, toute entière régie par la marchandise, l'argent et le travail. Anselm Jappe insiste notamment sur un aspect aussi central que contesté de la "critique de la valeur": l'affirmation selon laquelle, depuis plusieurs décennies, le capitalisme est entré dans une crise qui n'est plus cyclique, mais terminale. 

Biographie: Anselm Jappe est né en 1962 à Bonn (Allemagne) puis a vécu en Périgord. Il a fait ses études à Rome et à Paris et a obtenu un  diplôme en science sociales et un doctorat en philosophie. Il enseigne l'esthétique à l'Accademia di Belle Arti de Rome et à Tours, et la philosophie à l'EHESS de Paris. Il participe aux deux groupes de réflexion de la "Nouvelle critique de la valeur" en France et de son équivalent Allemand de la "Wertkritik". Il a écrit de nombraux ouvrages en français, allemand et italien. Nous avons retenu pour vous deux de ses livres, L'aventure de la marchandise publié en 2003 et la Société Autophage.

La version 2003 du premier livre a été réécrite en fonction de la progression conjointe de la crise écologique et de la crise énergétique qui met partout les hommes dans la position du prisonnier dans le puits et la pendule d'Edgar Allan Poe. Il ne dépend que de nous que le capitalisme soit le dernier mot de l'humanité, ou qu'une porte de sortie s'ouvre enfin. Contrairement au récit de Poe, nous ne pourrons ici compter que aucune aide miraculeuse.

Les commentaires de ce livre essentiel pour nous, postmonétaires, sont plus long que le format habituel vu la densité du texte et sa proximité avec nos idées. Anselm Jappe pose les fondements théorique du monde auquel on aspire, souvent confusément, intuitivement. Il devrait être le livre de chevet de tout postmonétaire, ne serait-ce que pour le traduire en "langage vernaculaire", pour le rendre accessible au plus grand nombre, pour le mettre en récit et expérimenter prosaïquement ce qu'il nous dit poétiquement….  

p.11: Le monde est-il une marchandise? Il y a quelques années beaucoup ont voulu croire en la "fin de l'histoire" et en la victoire définitive de l'économie libérale. Depuis lors, les discussions devaient tourner seulement autour des détails concernant la gestion de l'existant. […] Mais la réalité se plie plus difficilement  aux ordres que ne le font les penseurs contemporains.

Comme par hasard après avoir été encensé par les média pour son essai sur Guy Debord, il semble avoir disparu du paysage médiatique de puis la parution de La société autophage dans lequel il affirme la nécessité d'abloir l'argent, l'Etat, la valeur, le salariat, le marché, etc. Ce qui fait que les militants les plus proches de ces thèses, les postmonétaires, ignorent souvent qu'un intellectuel européen ait osé publier des idées aussi peut consensuelles…  Pour Jappe, il y a urgence:

p.12: Il ne s'agit pas d'un ordre qui serait injuste mais stable: la richesse même est menacée à tout moment d'effondrement. Une épée de Damoclès reste suspendue au-dessus de la tête de tous, riches et pauvres: la destruction de l'environnement…

p.13: A part la vague opposition universelle au "néolibéralisme", chaque mouvement reste borné à son secteur et propose des remèdes fragmentaires, sans se soucier de chercher les mobiles profonds des phénomènes qu'il combat. Pourtant, ceux qui répètent le slogan "Le monde n'est pas une marchandise" témoignent d'une préoccupation moins superficielle… Merci Monsieur Jappe!

p.14: Crier au scandale parce que tout est devenu vendable n'est pas très nouveau et porte tout au plus à chasser les marchands du temple pour les voir s'installer sur le trottoir d'en face. Le désarroi des nouveaux contestataires est le miroir de l'effondrement de la majorité de la critique sociale depuis 1980. En format solgan on pourrait dire: "Chassez les marchands du temple, vous les retrouvez sur le trottoir d'en face…"

p.15: On apprend, en relisant Marx, que la marchandise est la "cellule germinale" de toute la société moderne, mais qu'elle ne représente rien de "naturel". Elle donne lieu à un "fétichisme de la marchandise" qui crée un monde à l'envers où tout est aussi son contraire. […] Les marxistes traditionnels posent au centre de leurs raisonnement la lutte des classes comme lutte pour la répartition de l'argent, de la marchandise et de la valeur sans les mettre en question en tant que tels.

Ce qui ne peut aboutir, au mieux, qu'à un capitalisme à visage humain.

p.18: Les horreurs sans cesse dénoncées ne sont que les conséquences les plus visibles du fonctionnement quotidien de la société marchande et continueront jusqu'à la fin de la société qui les produit. Mais le quotidien se remarque moins que l'extra-ordinaire, au point que nous cesson in fine d'y penser et donc d'en faire la critique. Qui parle oujourdhui de l'argent, de l'échage marchand? Il y a tant d'urgences qui nous mobilisent qu'on en oublie l'urgence ultime d'une extinction de masse… 

p.19: Marx a brossé à grands traits les catégories de base de la société capitaliste: la valeur, l'argent, la marchandise, le travail abstrait, le fétichisme de la marchandise. Cette critique est aujourd'hui plus actuelle qu'à l'époque de Marx où ce centre n'existait qu'à l'état ambrillonnaire.

Nous vivons un temps de transition entre deux grandes périodes historiques. Le monde moderne qui a été initié par le siècle des Lumières est en train de se terminer et commence a émerger un monde "postmoderne". Ces deux périodes se chevauchent actuellement, le vieux monde s'accrochant à ses certitudes et le nouveau monde (que l'on espère enfin libre, égalitaire et fraternel) balbutie de nouvelles catégories, un nouveau paradigme. Les élites du vieux monde traitent d'utopique tout ce qui s'invente, une minorité bifurque et invente, en s'étonne de n'être pas entendue malgré l'évidence d'un risque d'extinction de masse, et cette fois, non pas des dinosaures mais de l'humanité elle-même…  

p.21: Nous opposerons la critique marxienne de la valeur au marxisme traditionnel mais aussi à toutes les théories contemporaines qui prétendent énoncer des critiques du monde moderne en faisant fi des catégories de Marx… On reproche souvent à Marx de tout réduire à la vie économique et de négliger le sujet, l'individu, l'imagination ou les sentiments. C'est pourtant la société marchande qui constitue le plus grand "réductionnisme" jamais vu. Pour sortir de ce réductionnisme, il faut sortir du capitalisme. Ce n'est pas la théorie de la valeur qui est dépassée, c'est la valeur elle-même.

Les postmonétaires ne disent pas autre chose: Ce n'est pas la théorie néolibérale qui est dépassée, c'est le système marchand sous toutes ses formes et accessoires….

p.23: C'est dans la critique de l'économie politique du Marx tardif, et surtout dans La critique du programme de Gotha que l'on voit démontré que tout changement social est vain s'il n'arrive pas à abolir l'échange marchand. (on peut lire le texte à propos du Gotha sur Ici

Jappe n'est ni le premier ni le seul à avoir écrit sur le sujet (voir Robert Kurz en Allemagne, Moishé Postone et Théodor Adorno aux USA, Georg Luckas en Hongrie) et tous en arrivent aux mêmes conclusions. Le mérite de Jappe est de nous donner ici les bases de ces réflexions parallèles). Plus le sens de la formule: Que vaut une lutte sociale sans abolition de l'argent?...  

 

p.31 La marchandise, cette inconnue

                La double nature de la marchandise: Tout le monde sait qu'une marchandise est un objet vendu ou acheté qui change de main. La seule question qui peut se poser serait celle de la répartition de la richesse, pas celle de la valeur et de l'argent.

p.32: Il y a plus de 2 000 ans que l'esprit humain s'évertue à percer le secret de la "forme-valeur". Marx se trouvait ici face à un terrain nouveau, un mystère si fondamental et si peu exploré que même un esprit aussi subtil que le sien avait du mal à le saisir et à l'expliquer. Mais la forme-valeur est le tissu même de tous les actes qui, répétés des milliards de fois chaque jour dans le monde, constitue la vie sociale que nous connaissons.

p.34: La marchandise n'est pas identique au bien ou à l'objet échangé. […] Les valeurs d'échange sont sujettes à des variations continuelles. Il faut alors que ces différentes valeurs d'échange aient, en dernière analyse, quelque chose en commun: leur valeur.

p.35: Cette substance commune des marchandises ne peut être autre chose que le travail qui les a créées, la seule chose identique. Le travail possède sa mesure dans sa durée, donc dans sa quantité. Une heure de travail pour la fabrication d'une bombe ou d'une robe reste toujours une heure de travail, quel que soit la demande, l'usage et l'intérêt de la robe ou de la bombe. La différence quantitative est la seule qui puisse exister entre deux valeurs.

C'est là que l'on voit le piège mortifère dans lequel l'argent et l'échange marchand nous ont enfermés et ont fini par tout réduire à des sommes d'argent, de valeurs, de lignes informatiques, à des PIB: les productions, les travailleurs, l'humanité…

p.36: Cette forme de travail, où l'on a fait abstraction de toutes ses formes concrètes , Marx l'appelle "travail abstrait". Les valeurs des marchandises ne sont donc que des cristallisations de cette gelée, le travail humain indifférencié. La valeur est une quantité de travail abstrait contenu dans une marchandise. Tout changement dans la productivité du travail affecte alors la valeur des marchandises. Si une invention permet de produire en une heure dix chemises au lieu d'une, chaque chemise ne contient que 6 minutes de travail social, même si les personnes incapables de recourir à cette invention continuent à employer une heure pour coudre une chemise.

Rien que cette judicieuse remarque induit la concurrence, l'exclusion des plus faibles ou des moins technologisés. Celui qui produit une chemise en 6 minutes de travail sera dix fois plus concurrentiel que celui qui la produit en 60 minutes, qui sera très vite mis en faillite et exclu du monde du travail abstrait.

p.37: La valeur d'une marchandise n'a de valeur réelle que dans la tête d'un vendeur ou d'un acheteur."

A rappeler sans cesse: "La nature ne change pas, une convention sociale, oui!"        

p.40: La forme-argent est une simple conséquence du développement de la forme marchandise et trouve sa raison ultime dans la formule: 10 m de toile = 1 habit, ou:  x marchandises A = y marchandises B.

p.41: Le fétichisme réside déjà dans le fait même que l'activité sociale prend une apparence d'objet dans la marchandise, la valeur et l'argent. C'est la forme argent qui fait disparaître le vrai rapport de la marchandise: le fait, accepté par tous, qu'une chemise qui vaut 100 euros n'est qu'un développement de la forme valeur simple. Autrement dit, une première signification du terme de "fétichisme" est la suivante: les hommes mettent en rapport leurs travaux privés non pas directement, mais seulement dans une forme objective, sous une apparence de chose, à savoir comme travail humain égal, exprimée en valeur d'usage. Mais ils ne le savent pas et ils attribuent les mouvements de leurs produits aux qualités naturelles de ceux-ci. On n'est pas loin du fétichisme religieux où les hommes adorent des objets qu'ils ont eux-mêmes construits (le totem qui trône au milieu du village) et qu'ils investissent de pouvoirs surnaturels.

p.43: Le caractère "fétichiste" de la société capitaliste n'est pas un aspect secondaire, mais réside dans sa cellule germinale même: les propres rapports de production des humains prennent figure d'une chose matérielle, échappant à leur contrôle, indépendante de leur activité individuelle consciente. La valeur et la marchandise, loin d'être ces "présupposés neutres" sont des catégories fétichistes qui fondent une société fétichiste. Un kilo de pommes de terre acheté au supermarché n'est pas plus rationnel que le totem en bois au milieu du village. Argument à utiliser à chaque fois que l'on nous renvoie, comme une évidence, que l'argent n'est jamais qu'un outil neutre. Il n'est pas plus neutre que le totem en bois portant chargé d'interdits, de tabous, de règles, de conventions, de pré requis métaphysiques… Mieux que les théories économiques, le rapport de similitude entre l'argent et les crises cycliques ou systémiques du capitalisme  s'explique mieux si l'argent est analysé en tant que fétiche, gris-gris, objet contraphobique. 

p.44:      L'abstraction réelle.

p.46: La valeur d'usage est le contraire de la valeur, le travail concret est le contraire du travail abstrait, le travail privé est le contraire du travail social. La marchandise contient alors un conflit perpétuel et dynamique ; elle doit chercher des formes qui permettent à ces contradictions d'exister sans faire exploser tout de suite la marchandise. […] Le concret n'a d'existence sociale que dans la mesure où il sert à l'abstrait pour se donner une expression sensible […] "Ce caractère fétiche du monde des marchandises, notre précédente analyse vient de nous le montrer, provient du caractère social propre du travail qui produit des marchandises." (Marx, éd.1993, 23/87, p.83)

Voilà bien le "nœud gordien" de l'économie marchande sous sa forme capitaliste ou anticapitaliste, néolibérale ou symbiotique, contributive, ou distributiste… Dès que l'on introduit la valeur dans les échanges, on introduit le travail abstrait, l'argent, le salariat, la propriété privée, les hiérarchies pyramidales et le centralisme étatique, le pouvoir et les inégalités sociales, l'extractivisme et l'anéantissement du vivant… Que l'on soit décroissant, écologiste, militant de gauche, humanitaire, pacifiste ou anarchiste…, sans compréhension de cette " cellule germinale" rien ne change aux affaires du monde, au "Chiffre des choses" comme disait le poète Lanza del Vasto (recueil édité en 1942 chez Robert Laffond). Le chiffre a deux sens: le sens de nombre (valeur quantitative) et le sens de compréhension (comme le texte qu'il faut "dé-chiffrer" pour le comprendre). Le malheur, c'est quand on prend l'argent pour le chiffre inscrit sur le billet et qu'on le confond avec ce que l'on peut déchiffrer derrière la valeur écrite sur le billet).

 p.47: On suit généralement un procédé analytique dans lequel on ôte à un objet par degrés toutes ses déterminations pour le réduire à son élément le plus simple, comme lorsqu'on réduit tous les hommes à une structure chimique  commune à tous, "du bushman à l'empereur du Japon" ! L'usage de l'argent qui réduit tout à sa valeur monétaire nous a habitués

p.48: Le travail abstrait dans le sens marxien existe seulement dans le capitalisme et en est la caractéristique principale. Le travail abstrait n'est pas la généralisation mentale, mais une réalité sociale, une abstraction devenue réalité. Si toutes les marchandises doivent être échangées entre elles, le travail contenu dans les marchandises doit également être immédiatement échangeables, s'il s'agit du même travail.

p.49: L'argent représente quelque chose d'abstrait, la valeur. Une somme d'argent peut représenter n'importe quelle valeur d'usage, n'importe quel travail concret. La mystification contenue dans l'abstraction marchande est bien réelle, elle constituer la véritable nature de ce mode de production… C'est cette mystification non pas imaginaire, mais d'une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d'échange. C'est sans doute ce qui fait que l'argent soit interprété sur le mode des "mots valises". On y met ce qu'on veut, un outil, un Diable, un Dieu, un objet agissant…

p.51: Pour réfuter la conception selon laquelle c'est un fait naturel que le travail crée la valeur, il faut aussi critiquer la conception selon laquelle le travail est "contenu" dans la valeur, "est" la valeur, "crée" la valeur. Mais Marx lui-même utilise souvent ces expressions typiques de Smith et Ricardo, pour qui le travail crée la valeur "comme le boulanger crée le pain". En d'autres endroits, Marx dit que le travail "se présente" dans la valeur, ce qui est bien différent. Plus loin nous expliquerons la différence entre la valeur contenue et la valeur représentée…

On voit par là que l'argent est un concept flou propre à embrouiller les esprits, y compris les plus brillants. Cela me rappelle un long débat que j'ai eu avec un philosophe connu, qui tenait à tout prix à me démontrer que j'avais tort de parler de l'abolition de l'argent. "Le travail est la   forme   marchandisée   de   l’activité   sociale ;  la   propriété   est   la   forme marchandisée de la nature ; la monnaie  est la forme marchandisée de l'argent" disait-il. Vouloir supprimer l'argent, c'est comme vouloir supprimer l'activité sociale et la nature. A cela je lui opposais le fait que je donne de l'argent à mon boulanger et qu'en échange, il me donne un pain et la monnaie avec laquelle je vais acheter autre chose… Il y a visiblement une embrouille!...     

p.53: Il n'y a donc pas à proprement parler deux sortes de travaux dans la marchandise, le même travail y reçoit des déterminations différentes et opposées entre elles, suivant qu'on le rapporte à la valeur d'usage de cette marchandise  comme à son produit, ou à la valeur de celle-ci comme sa pure expression objective. Chaque travail créateur de marchandise est toujours forcément abstrait et concret. Il n'est donc pas possible que le travail abstrait se substitue au travail concret, ou vice et versa.

p.54:      La valeur contre la communauté humaine

p.55: Là où ne prédomine pas la production moderne de la marchandise, c'est précisément en tant que travaux concrets que les travaux sont sociaux, soit comme conséquence de la division "naturelle " dans les modes de production patriarcale, esclavagiste ou féodale, soit comme fonctionnement d'une société future régulant consciemment sa production. Dans une société a-monétaire, le salariat est de facto aboli et il ne reste que le travail concret. Mais tant que cette notion de travail concret ou abstrait restera gravé dans nos cerveaux par des siècles d'usage, il sera difficile d'imaginer un autre monde. En effet…  

p.57: …dans toute situation non réglée par l'échange de marchandises, le travail est distribué avant sa réalisation selon des critères qualitatifs qui obéissent aux besoins des producteurs et aux nécessités de la production. Il n'existe pas de travail abstrait, pas de valeur, pas de marché anonyme, pas de concurrence. Un tel changement peut en effet donner le tournis!  

p.62: l'échange de leurs produits est ce qui lie les hommes et qui constitue leur socialité. Ceci est à rappeler à ceux qui utilisent un "raccourci" abusif pour nier toute possibilité de "désargence". Quand nous disons qu'il faut abolir l'argent et l'échange marchand, on nous renvoie systématiquement que l'échange est une donnée essentielle puisqu'elle fait société et que, par voie de conséquence, abolir l'échange marchand est inconcevable, autant que l'abolition de l'argent qui seul peut rendre l'échange aisé. Immédiatement vient alors l'idée du troc comme seule alternative à l'argent. Cet argument récurent est absurde puisque, historiquement, les échanges de produits et de services sans argent et sans troc a duré plus longtemps que l'échange marchand. Cet argument réducteur reviendrait à nier qu'il y ait eu "société" avant la monétisation généralisée de tout échange. Ce n'est vraiment qu'à partir du 18° siècle que tout est progressivement devenu de la marchandise, les productions étant augmentées de la valeur marchande. Les vieux actes notariés de vente, de baux locatifs, de cession par décès, mariage ou association en témoignent. Une société moderne et sans argent favoriserait, tout au contraire, les échanges qui, aujourd'hui sont empêchés par la mutation des productions en marchandises. Force est de constater, "à l'usage", que "l'argent empêche plus qu'il ne permet", soit qu'il manque, soit qu'il ne s'augmente pas suffisamment pour justifier la production.

Si l'argent devient lui-même une communauté, ce n'est pas une communauté organique ou une universalité concrète, mais une universalité extérieure et abstraite qui efface les qualités de ses membres: "L'argent est ainsi immédiatement à la fois la communauté réelle, dans la mesure où elle est la substance universelle de l'existence pour tous et en même temps le produit collectif de tous" (Marx) […] Cette chose extérieure et contingente n'a pas de relation avec les qualités individuelles de son propriétaire, mais est simplement un objet  d'achat et de vente. On peut alors dire de chaque individu que son pouvoir social, tout comme sa connexion avec la société, il les porte sur lui, dans sa poche, comme argent…

Voilà qui donne à penser qu'il y a un vice de forme dans l'argent et dans les usages qu'il induit. Ce qui est traditionnellement présenté comme le lien faisant société entre les individus, ne serait en réalité qu'un objet matériel totémisé, fétichisé, qui réduit l'humanité à ce qu'elle possède dans ses poches. Que ce ne soit pas théorisé peut se comprendre, mais la perception intuitive que l'on en a face à l'explosion des inégalités sociales (du chômeur SDF au milliardaire) et face à la puissance destructrice d'une micro ploutocratie sur les humains et la planète,  n'est pas loin de renverser le rapport de force. Il devient de plus en plus évident, pour de plus en plus d'observateurs de la marche du monde, qu'il y a une limite au-delà de laquelle un tel système ne sera plus viable et qu'alors, il faudra envisager de démonétiser la société pour enfin revivre en société.   Le propre de l'argent est de réduire l'homme à ce qu'il a dans sa poche!     

p.63: "L'argent n'est pas lui-même à l'origine de l'aliénation des relations sociales, mais l'expression de rapports déjà aliénés. L'argent ne peut posséder une propriété sociale parce que les individus se sont aliénés leur propre relation sociale en en faisant un objet. Ils doivent alors essayer d'abolir cette aliénation  "sur son propre terrain" à travers le développement des moyens de communication." (Marx)

Encore une observation de Marx particulièrement prophétique pour son époque. En effet, c'est par commodité de langage que nous disons que l'argent "est le nerf de la guerre", qu'il "se" condense mécaniquement sur les plus riches. L'argent n'aliène pas plus que le poison ne tue. En revanche, le comportement d'un humain qui fait de l'argent son maître, ou de l'arsenic son médicament quotidien, n'est pas durablement viable. Il s'agit moins alors de nous priver d'un outil, qu'à l'évidence nous n'avons jamais réussi à maîtriser totalement, que d'organiser notre sociabilité de manière à ce que cet encombrant outil ne soit plus nécessaire. C'est le même problème que pour un toxicomane qui risque à tout moment l'overdose avec drogue et croit ne pas pouvoir s'en passer, jusqu'au moment où une crise de trop le contraint à réorganiser sa vie de telle façon que la drogue ne lui soit plus vitale. Dans le cas d'une société comme dans le cas d'un toxicomane, tout dépend des modes de communication entre le "Je" et le "Nous", c’est-à-dire de l'un aux autres. Les moyens de communication que nous avons aujourd'hui, et que Marx n'aurait même pas pu imaginer, sont peut-être ce qui pourrait faire société de façon plus soutenable que l'argent… Si L'argent fait que nous sommes à genoux, c'est qu'il sépare le je et le nous!

C'est surtout dans la première rédaction de la "Contribution" que Marx souligne que l'argent a remplacé tout autre lien social: "L'argent est devenu le seul "nexus rerum" [le nœud des choses, autrement dit, le nœud gordien que l'on ne peut dénouer autrement qu'en le tranchant d'un coup d'épée] qui les lie, l'argent sans phrases." Cela signifie que le lien social ne consiste plus dans les rapports personnels  même, mais devient une chose que tout un chacun peut acquérir ou perdre. On voit ici que la réification n'est pas du tout une action abusive de l'intellect, une fausse manière de voir, mais un phénomène bien réel au niveau de la société toute entière. Les individus ne sont plus subordonnés à une communauté naturelle, ne sont plus consciemment communautaires! Tranchons le nœud gordien des sous!

Il n'est pas étonnant alors que le sentiment de fragmentation sociale, ait à ce point fait émerger les termes de séparatisme, de communautarisme, de wokisme, de complotisme, de souverainisme… La civilisation semble s'écrouler sous les assauts de quantités de ces nouveautés émergentes, alors qu'à l'évidence elle s'autophage, phagocytée par l'argent.     

p.64: L'argent en tant que forme sociale de la richesse est incompatible avec toute communauté qui règle elle-même ses affaires ; les hommes ont délégué leur pouvoir collectif à un métal et cherchent ensuite à se réapproprier leur substances sociale perdue. On voit là que la théorie de la valeur va bien au-delà de la sphère économique et comporte une théorie de la société dans son intégralité.

C'est aussi là que l'on comprend que la peur de l'étranger, du terroriste, du casseur de banlieue ou du black-block de la ville n'est qu'un chiffon rouge agité devant le peuple, muleta devant le taureau, par les gouvernants qui semblent eux-mêmes inconscients de n'être qu'une marchandise parmi d'autres, structurant le pouvoir ploutocratique…

                La richesse au temps de la société marchande

p.65: Dans une société capitaliste, le but n'est pas la production de valeurs d'usage, mais la production de la plus grande quantité possible de valeur. Ces deux productions ne coïncident pas et peuvent même s'opposer […] La production réelle n'est qu'une annexe, un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l'argent. Comme le fait de casser des œufs est le mal nécessaire pour déguster une omelette, la production de valeur entraîne toujours des dommages collatéraux (l'exclusion des "accidentés de la conjoncture"). Chaque fois qu'on entend parler de surproduction, il faut se demander : surproduction de valeur ou de richesse? On ne produit pas trop de richesse, mais on produit périodiquement trop de richesses sous ses formes capitalistes, contradictoires. […] L'auto-valorisation du capital, la création de plus-value est un "contenu" particulièrement mesquin.  Pas d'omelette sans casser les œufs, pas de société sans casser l'argent!

p.70: C'est ainsi qu'on entend parfois des affirmations absurdes comme: la pollution atmosphérique "vaut moins" que les pertes qu'une limitation de la circulation infligerait à l'industrie automobile. C'est mesurer deux choses différentes avec le même paramètre quantitatif, l'argent.

On voit ici comment les considérations apparemment très abstraites sur le travail abstrait peuvent directement toucher au cœur des problèmes d'aujourd'hui. Nombres de sujet sont ainsi traitées, ou plutôt "maltraitées", produisant de fausses solutions apparemment techniques, et ne donnant comme seul résultat qu'un autre problème, parfois plus grave que celui qu'on aura résolu. Cela rejoint ce que dit Arthur Keller à propos des systèmes complexes qui sont analysés "par silo" quand leur nature même de système complexe nécessite une analyse elle-même systémique. Un exemple donné par Aurélien Barrau est parlant: si demain nos ingénieurs nous fournissaient une énergie absolument propre et, de surcroît, gratuite (avec la fusion nucléaire par exemple), la plupart de nos contemporains déboucheraient le champagne alors que ce serait une catastrophe écologique qui repousseraient les limites de la consommation de ressources au-delà de celles qui sont déjà franchies, pour préserver un environnement tout simplement vivable.

p.73: Personne n'achète une chose pour la revendre au même prix… M - A - M (marchandise-argent-marchandise), c'est en réalité A - M -A' (argent-marchandise-plus d'argent)

Cette démonstration montre la vacuité de rechercher, de l'antiquité à notre modernité, une économie juste, équitable, usant d'un simple convertisseur des valeurs, déterminant un "juste prix", régulant l'accumulation et la répartition. Des économistes "atterrés" ont toujours existé, le plus ancien dans l'Occident du Moyen âge étant le moine Pierre de Jean Olivi (1248-1298), qui conseillait les marchands de l'Occitanie féodale et dont les écrits furent mis soigneusement à l'Index par la Papauté, consciente du côté révolutionnaire de toute remise en cause de l'argent… En réalité, les moyens dont dispose la société pour atteindre ses buts qualitatifs se sont transformés en une puissance indépendante, et la société se trouve elle-même réduite à un moyen au service de ce moyen devenu fin. Une seule chose importe, c'est que l'on travaille de façon à faire de l'argent! Croire encore que l'argent n'est qu'un moyen, alors qu'il est devenu un unique but, est un leurre savamment entretenu par les économistes au service du capitalisme.  Un bon camelot vendrait des glaçons aux Esquimaux, un bon économiste vend une fin qu'il appelle moyen.

  

p.91: 2.Critique du travail

                Catégories historiques et catégories logiques.

Historiquement, on a d'abord fait du profit en vendant des marchandises à des prix supérieurs à leur prix d'achat ou de production, donc au moyen d'opérations commerciales, essentiellement dans les trafics maritimes et à grande distance. Le prêt à usure est une deuxième forme très ancienne de profit. Dans les deux cas, il s'agit d'une espèce d'escroquerie au frais de quelqu'un d'autre, et si tous les sujets économiques agissaient ainsi les uns envers les autres, il ne resterait, au niveau global, aucun profit. Tout vendeur est un escroc qui s'ignore, tout acheteur est un ignorant qui se croit malin.

p. 92: Dans des conditions normales, le salarié n'est pas escroqué s'il reçoit l'équivalent de sa marchandise-travail, dont il cède l'usage pour nourrir sa famille. Mais une fois la faculté de travail achetée, l'acheteur peut en disposer comme il veut et peut faire travailler le vendeur (le salarié) plus qu'il ne faut pour la production en cause. Autrement dit, le salarié doit travailler une partie de son temps gratuitement pour le capitaliste qui a acheté sa force de travail, soit offrir au patron la survaleur qui fait le profit du capitaliste-employeur. Marx appelle le capital investi pour acheter de la force de travail, un capital variable en opposition à l'investissement sur un moyen de production (une machine par exemple) qui est un capital fixe. Il y a donc, après l'investissement, un travail vivant (le travail du salarié au moment où il le produit) et un travail mort (le travail passé qu'il a fallut pour fabriquer la machine). Dans le capitalisme, la seule gratuité réelle dans est dans la part de travail qui paye l'employeur!...  

La logique de la valeur qui se tient derrière ce constat, c'est qu'il y a toujours existence du salarié et de l'employeur, du capital et du travail, et que dans le concept même de capital, il y a le capitaliste. Ce qui d'emblée nous permet de dire que pour éradiquer le capitalisme, si on pense qu'il est nuisible, il n'y a pas d'autre moyen que d'éradiquer en premier la capital. En clair, se battre contre le capitalisme ne sert à rien si on tient à garder le capital.

p.94: On peut alors se demander pourquoi on ne voit pas que l'opposition du travail salarié et du capital est déjà latente dans la détermination simple de la valeur d'échange et de l'argent. On ne peut imaginer un "échange simple de marchandise" sans argent, parce que la marchandise suppose dès le début l'existence de l'argent, et vice et versa: sans une marchandise universelle -c’est-à-dire l'argent- les marchandises ne sont pas compatibles entre elles et ne sont donc même pas des marchandises.

On ne peut être plus clair: la marchandise, l'échange marchand, le marché, l'argent, le prix, le profit, le pouvoir, la valeur et la survaleur, sont des données indissociables que l'on ne peut isoler et donc abolir isolément. C'est typiquement ce que l'on appelle vulgairement un "paquet cadeau" à prendre dans sa globalité ou à refuser dans sa globalité. Tout économiste qui vous proposera de modifier ou d'effacer un seul des éléments du paquet tout en prétendant garder ce qu'il en reste est soit un fou n'ayant rien compris au réel ou un menteur, a minima par omission, mais toujours dans un but inavouable, en clair vous faire prendre des vessies pour des lanternes!

p.98:      Le sujet automate.

La position de Marx est de considérer les classes sociales  (principalement celle des capitalistes et celle des travailleurs) non comme les créateurs de la société capitaliste mais comme ses créatures. Elles ne sont pas ses acteurs mais sont agies par elle. L'argent et la marchandise ne peuvent aller d'elles-mêmes au marché, ne peuvent s'échanger elles-mêmes. La position marxiste traditionnelle inverse le propos en pensant que le capitalisme est né de l'exploitation d'une classe par une autre, les capitalistes produisant les prolétaires.

C'est si bien ancré dans les esprits que l'on continue à préserver le capital tout en vouant aux gémonies les capitalistes, jusqu'à les réduire à 1% voir à 0,1% de la population et à exonérer les 99 ou les 99,99% de toute responsabilités. Les chiens de garde du capitalisme ne s'y sont pas trompé qui ont allègrement relayé ce slogan en forme de mythe: il transforme en   collaborateurs la grande majorité des humains, "à l'insu de leur plein gré"!...

p.99: C'est d'ailleurs ce qu'ajoute Jappe en disant que le capitaliste fonctionne uniquement comme personnification du capital, capital-personne, de la même manière que l'ouvrier n'est que du travail personnifié. Et c'est sans doute ce qui explique que les directeurs du personnel soient devenus des directeurs des ressources humaines, que le "travail mort" exerce une domination sur le "travail vivant", que le capitaliste soit asservi à l'argent autant que le prolétaire est asservi au capitaliste. Comme nous l'avons vu plus haut, c'est encore une inversion fétichiste caractéristique du capitalisme.

p.100: Par conséquent le capitalisme n'agit pas comme il agit parce qu'il est "méchant"… et le recours à la morale, à l'éthique, à la psychologie n'est donc pas la bonne approche, l'usage de qualificatifs comme rapaces, voraces, exploiteurs, égoïstes (pour ne rester que dans le genre poli), ne sert qu'à déplacer le problème là où il n'est pas. C'est même aussi bête que la posture opposée qui attribue, par nature au capitaliste, un mérite, de l'intelligence hors norme, une force de travail particulière!

p.101: La valeur se présente comme sujet: c'est une des affirmations les plus importantes de Marx. Logiquement le terme de sujet implique l'autoconscience, la faculté de disposer de soi-même, la spontanéité, tout le contraire de l'automate. Seul l'homme peut être sujet, individuellement ou collectivement. Or, la forme-valeur est nécessairement la base d'une société inconsciente qui n'a pas de prise sur elle-même et qui suit des automatismes qu'elle-même a crées sans le savoir.  La société est effectivement gouvernée par l'automouvement des choses créées par elle. On comprend un peu mieux l'expression qu'utilise si souvent Jappe de "sujet automate", concept aux allures d'oxymore. On peut avoir baigné dans les concepts judéo-chrétiens et rester matérialiste: Marx a sans doute penser à la phrase des évangiles "Mon Dieu, pardonnez-leur… (on ne peut pardonner qu'à des sujets pensants), car ils ne savent pas ce qu'ils font" (comme des automates)!

p.107:   Ce que les épigones ont fait de la théorie de Marx. (épigone= disciple sans originalité)

Les marxistes escamotent la différence entre la satisfaction des besoins et la production comme accumulation de travail mort sous forme de valeur. Pour eux et beaucoup d'autres, le travail, même dans des conditions capitalistes, est toujours un travail utile, dont ils ne mettent pas en question le contenu. Le travail, n'importe lequel, est alors le bien suprême, et le travailleur est glorifié comme créateur de toutes valeurs, sans distinguer entre la production de valeur d'usage et la production de valeur pour le capital, et sans égard pour la nature  des valeurs d'usage.  C'est ce qui a un temps permis au communisme naissant  et s'appuyant sur quelques affirmations incertaines d'Engels, aux tous débuts de la révolution de 1917 de penser à l'abolition de l'argent, ambition vite abandonnée. Les premiers communistes restaient très proudhoniens tout en qualifiant Proudhon de "petit-bourgeois": critiquer l'existence de l'argent comme fin en soi, sans vouloir mettre en doute sa base sociale, le travail comme fin. Le philosophe Michel Onfray, qui ne rate pas une occasion de rappeler sa proximité avec Proudhon, pousse des cris d'orfraie à toute évocation d'abolition de l'argent pour les même raisons, semble-t-il…

p.108: Il était alors inévitable que le reproche principal que les marxistes traditionnels adressaient au capitalisme n'était plus celui de soumettre le contenu matériel de la production à la valeur. Ils lui reprochaient, au contraire, d'entraver le fonctionnement "naturel" de la loi de la valeur. Ce serait "l'anarchie du marché" qui fausserait dans le capitalisme la "vraie" valeur, conçue comme instance neutre de régulation; tandis que le socialisme se caractériserait non par l'abandon de la loi de la valeur, mais par son "application consciente" à travers la planification. La planification constituerait la vraie différence entre le socialisme et le capitalisme. Encore une idée hautement défendue par la France Insoumise et hautement revendiqué par le sympathique François Ruffin.  C'est à ce point ancré dans l'esprit de nos contemporains que nombre d'authentiques "postmonétaires" s'acharnent à inventer une future planification de la société postmonétaire à laquelle ils aspirent, au risque inconscient que la planification entrave la démocratie et réintroduise un État centralisé ou que le "processus de transition", partant du capitalisme et nous en dégageant progressivement, bâtisse une société très longtemps boiteuse, rêvant d'une abolition tout en pensant dans les catégories classiques du capitalisme.  

p.111: Le mouvement ouvrier s'est en effet engouffré dans la forme-valeur: il s'agit de garantir à chacun une quantité un peu plus grande d'argent…, (plus de pouvoir d'achat, revalorisation du SMIC comme mots d'ordres essentiels) la marchandise en tant que particularité abstraite et l'État en tant qu'universalité abstraite réconciliée avec le prolétariat (avec les délégués syndicaux devenus partenaires sociaux qui au nom de la défense des salariés ne demandent rien d'autre que  survivre dans la compétition mondiale.)... Non au pouvoir d'achat, oui au pouvoir d'accès! Mais si vous voulez sauvez le capitalisme,  instaurez Revenu Universel!...

p.113: Quand les syndicats acceptent des restructurations "douloureuses" pour maintenir la "compétitivité" de "leur" entreprise et sauver des "emplois", ils trahissent leur mission et rendent explicite l'identité entre capital et travail salarié qui est déjà posée avec la valeur. Une première mesure de désintoxication pour une désargence serait d'interdire à tout salarié de parler de SA boîte, de SON emploi, de SON patron, de dire JE SUIS menuisier, secrétaire, ingénieur…

p.114: Anselm Jappe pose la question: Peut-il y avoir des prolétaires sans capitalistes? Question en filigrane de l'idée d'un monde uniquement composé de prolétaires avec l'aboutissement de la lutte des classes… comme si l'existence ouvrière était si belle qu'elle méritait d'être étendue à tout le monde! Au besoin, ce seront les représentants des prolétaires qui feront travailler les prolétaires!

p.115: Un véritable petit entrepreneur d'aujourd'hui s'enorgueillit même de travailler davantage qu'un prolétaire anglais de l'époque de Dickens! Un dépassement du capitalisme comporterait alors l'abolition du travail prolétaire, non son triomphe. La Gauche actuelle persiste à ne pas voir, dans le travail "prolétaire", l'essence du capitalisme et la violence faite aux individus, une violence dont ceux-ci devraient s'affranchir. Certains postmonétaires sont dans le même cas quand ils défendent le terme de travail au nom d'une participation incontournable à l'élaboration d'un "bien commun" qui fasse société. D'autres réfutent le terme travail lui préférant l'activité. Il ne s'agit pas là d'une contradiction ontologique mais d'une question purement sémantique. Les retraités qui ne "travaillent" plus étant payé pour ne rien faire sont très souvent plus actifs que les salariés. Ce qui est servitude et aliénation dans le salariat devient plaisir et épanouissement dans le bénévolat, même si dans les deux cas, il s'agit de la même production. Et quand bien même le terme de travail pourrait, à l'usage, changer de sens et désigner l'activité qui demande effort et solidarité vis-à-vis de la communauté sociale, l'inverse serait tout aussi possible, que toute activité devienne "travail" au sens du tripalum latin, le salaire étant simplement remplacé par de droit à l'accès conditionné par le dit travail. Si l'accès aux biens indispensables comme la nourriture, l'eau, le vêtement, l'habitat, le soin… est conditionné à une quelconque participation à la production de ces biens, il ne vaudra pas mieux que le salariat prolétaire. Et pour ceux qui estiment l'homme incapable de s'activer sans une "carotte" en bout de course ou sans un "fouet" pour accélérer la course, il leur faudra juste un peu de temps pour s'apercevoir, à l'usage, qu'il y a des "carottes" plus dynamiques que ce végétal, par exemple la reconnaissance sociale, et des fouets plus doux, par exemple la "vergogne". C'est, aujourd'hui, ce qui fait que tant de retraités soient "surbookés"….

p.116: Le marxisme traditionnel ne mettait pas en doute la prétendue nécessité d'accumuler toujours plus de travail et de créer toujours plus de valeur. Et cette critique adressée au marxisme peut tout aussi bien s'appliquer à tous les "anticapitalistes", socio-démocrates, écologistes et même quelques "désargentistes" qui espèrent réparer ce qui nous détruit sans "renverser la table" (par exemple en ne s'attaquant qu'à la redistribution de la richesse et non à la richesse, qu'à la préservation d'une forêt et non à l'industrie du bois, à l'accès à l'eau potable pour tous et non à sa privatisation, etc.!  Pourquoi faudrait-il redistribuer ce qui revient de droit?...

Le conflit entre le mouvement ouvrier et la classe capitaliste aura été, en fin de compte, une "querelle de famille"! En détournant Lénine, on pourrait dire que le mouvement social a été "l'idiot utile" de la marchandise. …Ou dire que les fanatiques du Revenu Universel comme moyen d'éradiquer la pauvreté sont les "idiots utiles" des capitalistes qui eux-mêmes proposent cette dotation universelle, cette fois pour autoriser le chômage de masse, rendre obsolètes toutes les prestations sociales et étouffer toute révolte populaire.

p.118: Même après l'introduction de la semaine de 35 heures dans les sociétés modernes, on travaille davantage que les esclaves et les serfs d'antan, pour lesquels la lumière, les saisons, les fêtes religieuses, etc. constituaient une limite à l'exploitation. Comment expliquer autrement que la machine à laver, le robot cuiseur, l'aspirateur connecté, l'eau courante et l'électricité à tous les étages n'aient pas réussi à libérer du temps pour les femmes, bien au contraire, quand bien même l'évolution des mœurs ait permis le partage (encore inégal) de ces tâches entre sexes?

Ce n'est ni dans le mouvement ouvrier, pas même dans ses marges radicales, ni dans la pensée philosophique ou dans la science, que cette critique du travail a commencé à se formuler. Elle a plutôt émergé dans les avant-gardes artistiques, sans avoir cependant conscience de la forme sociale du travail moderne. Les rares philosophes qui ont ébauché une critique du culte du travail se sont trouvés dans l'École de Francfort (Adorno, Marcuse, Horheimer…)

p.120:   Le travail est une catégorie capitaliste.

Toute notre argumentation nous pousse à mettre en question le travail en tant que tel. Le bon sens se révoltera: comment peut-on vivre sans travailler? Le travail est lui-même un phénomène historique. Au sens strict, il n'existe que là où existe le travail abstrait et la valeur. Cela fait penser au livre de Paul Lafargue, Le droit à la paresse (1880) qui, généralement mal lu et mal compris, tend à opposer irrémédiablement le travail et l'effort à l'inactivité et la paresse. Dès l'âge du fer, on a eu trop à faire...

 Marx et Engels écrivent dans L'idéologie allemande que  "les prolétaires, eux, doivent, s'ils veulent s'affirmer en valeur en tant que personne, abolir leur propre condition d'existence antérieur, laquelle est, en même temps, celle de toute la société jusqu'à nos jours, je veux dire abolir le travail." Et c'est là un excellent exemple de la seule et unique contrainte qui empêche le saut d'une société marchande à celle d'une société de l'accès, la question du formatage mental. Abolir l'argent, et donc le travail, la valeur, la marchandise, n'est pas un problème technique mais un problème mental, au point que même "l'équipe de choc" Marx-Engels" pensent abolition mais ne l'on pas mise en acte ni même inscrite clairement dans leur "logiciel de société"… Ceci exonère de toute stupidité les anticapitalistes restés au simple stade de l'élaboration d'un "capitalisme tronqué"… Quand le même Marx affirme par ailleurs que "c'est seulement la "forme" du travail, le travail abstrait qui est historique, tandis que sa substance serait ontologique"! (sic).

p.126: Anselme Jappe cite ces extraits de Marx peu connus: "Le temps de travail comme mesure de richesse pose la richesse comme étant elle-même fondée sur la pauvreté." [Cette phrase est extraite des "Grundrisse", sept cahiers manuscrits et inachevés de Marx, principalement écrits comme auto-clarification entre 1857-58, publiés seulement en 1939 et traduits en français en 1968-69.] En effet, si le travail est la source de la richesse, la richesse est la source de la pauvreté…

p.128: Aujourd'hui, on en est arrivé à un mélange des genres, mais cette fois-ci, c'est pour transformer la vie entière en travail: surtout dans le secteur créatif ou communicationnel, toutes les facultés d'une personne, qu'elle acquiert naturellement hors des heures de travail, entrent dans son "rendement". Chacun est obligé de s'adonner perpétuellement à la "formation continue", sous peine d'être victime du prochain tour de rationalisation ou de dégraissage. Ne serait-ce que pour les besoin du numérique, il est loin le temps où l'on pouvait oublier le travail une fois sorti du bureau ou de l'usine. Ce modèle n'a pourtant rien d'émancipateur, s'il doit toujours rentrer dans le schéma de la valeur.  On peut aisément lier cela aux fréquentes vagues de burnout, dans les emplois subalternes rendu flexibles, comme dans les emplois de cadres, sans cesse confrontés à des changements de fenêtres de tir, d'objectifs opérationnels, de ciblages de marché, de pilotages, d'offensive sur un produit,  avec en prime des afterworks pour restructurer le team bonding… Le langage managérial est aussi riche qu'éphémère (sans doute pour renforcer le pouvoir des décideurs!).  

p.129: "Si le travail en tant que tel ne constitue pas la société en soi, le travail sous le capitalisme constitue bien cette société." (Postone)

p.131: Le capitalisme est la seule société qui a proclamé la productivité comme le bien suprême. En dérive le bien connu caractère matérialiste de la société moderne, qui pris comme facteur isolé, est la cible préférée de toute critique purement  moraliste à son égard.

3. La crise de la société marchande

p.139     La valeur en crise.

Ce qui rend si dangereuse la société moderne, c'est qu'elle est soumise à un dynamisme très fort qu'elle ne réussit pas du tout à contrôler, parce qu'elle est entièrement livrée à son médium fétichiste...

p.140: Ce qui signifie que le capital et sa démesure ne prendront fin qu'ensemble. La démesure aussi de la contradiction qui oppose les caractères généraux de la valeur à son existence matérielle dans une marchandise déterminée. L'argent en tant qu'argent (l'argent qui ne représente qu'une quantité plus ou moins grande de la richesse générale), devient une contradiction visible: en tant que richesse générale, il est la quintessence de toute valeur d'usage, et il a la capacité de pouvoir tout acheter. Mais en même temps, l'argent sous cette forme est toujours un quantum déterminé et limité d'argent et donc un représentant limité de la richesse générale. Cette contradiction entre le caractère qualitativement illimité et quantitativement limité de l'argent est la cause d'un progrès quantitativement infini, où l'argent cherche à s'approcher par le moyen de son accroissement permanent, de la richesse tout court. Voilà ce qui arrive dès que l'argent, n'étant plus lié à des besoins concrets, devient le but de la production.

p.141: La société fondée sur la production de marchandises est nécessairement sans limite, destructrice et autodestructrice. […] Le capital qui ne cherche pas à augmenter retombe à l'état de trésor: une accumulation inerte hors de la circulation. Même l'abolition finale du capital sera un effet de son manque de borne, à cause duquel le capital se transforme en plus grande limite pour lui-même  et travaille à sa propre abolition.

Ce point révèle fort bien l'opposition au sein des postmonétaire entre ceux qui pensent transition et ceux qui pensent rupture. Les uns se demandent si le fait d'annoncer que le capitalisme se chargera lui-même de son abolition n'aboutirait pas logiquement à l'attente inactive: pourquoi se lancer dans une lutte révolutionnaire complexe et certainement violente, quand il suffit d'attendre que "l'ennemi" se suicide tout seul? D'autres se réfèrent, non sans raisons, aux multiples annonces qui ont émaillé le précédent siècle sur une prétendue fin du capitalisme, fin sans cesse réitérée à chaque fois que le capitalisme démontre sa capacité à rebondir de crise en crise, de contestations en révoltes. Ils pensent donc qu'il faut entraîner le capitalisme dans sa chute et au besoin le pousser un peu, par exemple en proposant un autre récit, en créant des alternatives, en œuvrant pour une transition qui, pas à pas, finirait par convaincre la majorité de nos contemporains,  par la "chronique d'une mort annoncée" et par des alternatives concrètes qui rendraient enfin attractive et souhaitable ce qui semble encore aujourd'hui de l'utopie pure. On peut être aussi bon théoricien qu'il se puisse, on peut avoir des visions réellement prémonitoires voire auto-réalisatrice, nul ne peux affirmer à quel moment l'abolition sera possible (une, deux, trois décennies ou plus?). Le plus sage, si l'on croit à l'abolition de l'argent en même temps que du capitalisme et qu'on le souhaite ardemment, c'est d'imaginer plusieurs scenarii différents adaptés à des  échéances différentes… Mais pour l'instant examinons la notion de crise chez Marx et les marxiens…

p.144: Marx a insisté (surtout dans les Grundrisse) sur le fait que le capitalisme poussera ses limites jusqu'à une ultime crise d'effondrement. Rosa Luxembourg attribuait cette ultime crise à la baisse tendancielle du taux de profit. Aujourd'hui, on a plutôt tendance à évoquer des limites physiques (une pénurie de cuivre par exemple qui condamnerait à mort et à très court terme tout les usages électriques), des limites énergétiques (la fin des sources d'énergie abondante et peu chères), à des limites environnementales (plus de 5°C supplémentaires, manque d'eau potable, pandémies inconnues dues à la fonte du permafrost, etc.)

p.146: Anselm Jappe présente ici son sentiment sur la crise à venir du capitalisme: Nous n'avons pas affaire  ici à une pulsion irrépressible à s'entourer de richesses matérielles ou a transformer le monde. Le gigantesque gaspillage des bases naturelles de la vie est le résultat de la logique tautologique de la marchandise. Mais il ajoute que les milliards d'humains pourraient même vivre mieux qu'aujourd'hui en produisant en travaillant beaucoup moins.

 

p.151:   Travail productif et travail improductif

Dans le capitalisme tout travail n'est pas un travail productif (Il y a même des "bullshit-jobs" en nombre croissant…)

p.154: A cela s'ajoutent ce que Marx appelait, déjà, les "faux frais", ce qui est trop cher pour les entreprises les plus grandes, ou ce qui ne peut être organisé selon les critères habituels du profit tout en restant indispensable et doit donc être pris en charge par l'État (la formation professionnel, l'éducation, la recherche…). Mais l'État a des limites budgétaires et préfère soutenir le capital (puisque c'est le capital qui le maintient au pouvoir) plutôt que les services publics (ce qui limite le pouvoir d'achat des citoyens et donc leur consommation, laquelle est nécessaire aux entreprises productives). Ce cercle devient de plus en plus vicieux, redoutablement pervers dans ses effets et de plus en plus visible, donc porteur de grogne et de perte de crédit des peuples vis-à-vis de ses dirigeants…

p.157: Le cercle vicieux est en marche depuis vingt ans. Le système capitaliste, pour survivre dans une situation où il scie la branche sur laquelle il est assis, -le travail-, doit encore plus qu'auparavant chercher des subterfuges pour faire coïncider momentanément la circulation et la production en suspendant pratiquement la loi de la valeur. Si l'on suivait  la logique de la valeur, on devrait abandonner presque toute la production présente pour "manque de rentabilité"…

 

                Le capital fictif

Par capital fictif, Jappe entend l'autonomisation des marchés boursiers et la spéculation…

Le crédit est "contenu" à l'état embryonnaire dans la structure de la marchandise: la médiation monétaire sépare la vente de l'achat, parce qu'elle permet de reporter le paiement […] Cela crée l'illusion que l'argent a le pouvoir de s'accroître tout seul, sans la médiation d'un procès productif dans lequel du travail aurait été consommé. On voit généralement la spéculation comme un simple passage de l'argent à plus d'argent (A - A') donc comme un profit "hors sol", qui sort de nulle part. Il y aurait donc le "bon argent", celui qui provient du travail abstrait et le "mauvais argent", celui qui vient de la spéculation. Cette vision de l'économie spéculative fait oublier que le "mauvais argent" n'est qu'une déduction opérée sur le profit obtenu dans et par la production…   

p.159: Depuis l'abolition de la convertibilité du dollar en or, l'argent se fonde exclusivement sur la confiance et il n'y a aucune limite à sa multiplication… même au-delà de la valeur réelle du travail abstrait  dépensé dans le processus de valorisation. L'État peut imprimer du papier-monnaie sans tenir compte de la richesse préalablement produite et les acteurs économiques peuvent créer de l'argent sous forme d'actions et obligations. Mais cette quantité d'argent en excédant perd fatalement de sa valeur dans l'inflation ou la déflation. L'argent devient "non valable". Si une hyperinflation ne se manifeste pas encore, c'est uniquement parce que l'argent demeure en grande partie "garé" dans les structures financières sous forme d'actions, d'argent virtuel, de droits spéciaux, de prélèvement, etc. C'est cette crainte, au début des années 1970 qui a suscité la réforme des accords de Bretton Woods. Mais les sommes alors en jeu n'étaient qu'une petite fraction du capital fictif qui devait circuler quelques décennies plus tard.

Dès que quelqu'un exige le paiement effectif des dettes, la "bulle" doit crever avec des faillites en chaîne. C'est la thèse que je soutiens depuis l'écriture de ma fiction, "Le porte-monnaie, une société sans argent", une inflation mondialisée qui fait exploser la bulle en 2029. Jusque là,  personne n'avait connu de bulle qui ne soit pas localisée dans un espace financier précis (hyperinflations de l'Allemagne 1922, Hongrie 1945, Brésil 1960, Argentine 1980, Zimbabwe 2008, Venezuela 2017…). Même une très forte inflation comme dans l'Allemagne de 1922 (prix augmentant de 3,25 x 106 par mois!), Les grandes puissances et les organismes internationaux peuvent refinancer les pays en dette (généralement dans leur propre intérêt de ne pas perdre un marché). Mais entre temps, il y a eu la mondialisation, et les intérêts économiques sont si bien imbriqués les uns dans les autres qu'une hyperinflation mondialisé est devenu possible et remettrait en cause tout le système. En cas d'hémorragie ou d'hyperinflation,  il vaudrait mieux ne pas perdre son sang-froid!

p.160: Avec un grotesque renversement, que même Marx n'a pu prévoir, la production réelle est devenue un appendice du capital fictif. Les mouvements vertigineux enregistrés dès 1987 sur les marchés boursiers n'ont plus rien à voir avec les oscillations conjoncturelles de ce qui reste de l'économie réelle. Le capital fictif et même devenu le seul véritable moteur de la croissance, et les gains réalisés par les opérations purement spéculatives sont devenus un élément indispensable dans la finance des entreprises. On peut logiquement en déduire que la priorité des gouvernements à soutenir les grandes industries et leurs actionnaires plutôt que les services publics et les masses prolétarisées n'est pas l'effet d'un choix politique, mais leur seule réponse possible à l'injonction des marchés et du capital…

p.161: La montée toujours plus délirante des marchés boursiers va de pair avec la tranquillité apparente des institutions économiques internationales, qui sans sourciller allongent aux pays en faillite des milliards de dollars, des sommes qui peu d'années auparavant avaient encore fait trembler les finances internationales jusqu'aux fondements, comme dans le cas du Mexique en 1995. Ces mouvements fous d'argent ne sont pas la cause, mais la conséquence des troubles dans l'économie réelle. Celle-ci n'irait pas mieux si on abolissait les "excès" spéculatifs. C'est le type même d'argumentation qui ne peut mener qu'à la nécessité d'une sortie totale de l'économie marchande et donc d'une société sans argent et sans marché. C'est évidement contraire, non seulement aux analyses des économistes mainstream convaincus de la validité théorique du néolibéralisme, mais aussi aux analyses des économistes atterrés, des "déconomistes", des théoriciens marxistes si médiatiques comme Bernard Friot ou Frédéric Lordon qui imaginent financer un revenu minimum pour tous et des services publics puissants, adossés financièrement sur le travail productif (une caisse d'État récupérant tous les profits réels de la production-distribution, lesquels seraient répartis en trois caisses socialisant les plus-value (caisse d'investissement, caisse des salaires, caisse de fonctionnement). Aussi séduisant soit-il, le système Friot s'adosse à un système productif fictif, puisque déjà en faillite et ne tenant qu'artificiellement, par l'économie spéculative. En éradiquant toute spéculation pour revenir à une économie marchande réelle, Friot démarrerait sa société "socialisée" sur du vent, sur une économie réelle en faillite parce que privée, par Friot lui-même, de son seul fluide vital restant, le capital fictif.

C'est sans doute ce qui fait dire à Anselm Jappe: La dévalorisation de la valeur n'est pas seulement une crise économique, mais signifie une crise totale: l'effondrement de toute la "civilisation". La production de marchandises ne constitue plus un secteur dans le cadre de la vie sociale, mais y occupe une partie toujours plus large, tant géographiquement qu'à l'intérieur de la société, tant en extension qu'en intensité. Sa fin sera d'autant plus catastrophique pour toute la planète…

p.162: Un écroulement du capitalisme autour de 1900 aurait été beaucoup plus limité dans ses conséquences. Aujourd'hui, la société marchande, après avoir séquestré toutes les ressources, interdit à l'humanité de les utiliser à des buts non marchands. Les hommes ne peuvent plus  mettre en marche leurs propres moyens, parce que le fétiche de la rentabilité ne le permet pas.  En même temps, le "sujet automate" ne peut plus incorporer la force de travail qui est disponible en grande quantités: toutes les forces productives doivent passer pas le chas de l'aiguille de leur transformation en valeur, et ce chas se fait toujours plus étroit. N'en déplaise au bon docteur "es-économie" Bernard Friot, il arrive trop tard. Ce qui aurait été génial en 1945 à l'époque du CNR et aurait permis une sortie de l'économie "tout court", n'est plus possible aujourd'hui. En même temps, c'est peut être une chance pour l'humanité vu le contexte environnemental. Une économie fondée sur les modèles Friot ou Lordon en 1945, aurait rendu le capitalisme plus supportable et aurait donc rendu la remise en question du capital et de ce qui va avec : l'argent, le salariat, le marché, l'État, le profit, la valeur… "Que celui qui sorte le dernier éteigne la lumière!" a écrit Paul Jorion, cet intellectuel qui, après 17 années à travailler dans les milieux financiers américains en arrive à souhaiter une abolition de l'argent…

p.163: En dépit de son caractère abstrait, la valeur n'est pas "neutre" sur le plan du sexe, parce qu'elle se fonde sur une "scission": tout ce qui est susceptible de créer de la valeur est "masculin." Les activités qui en aucun cas ne peuvent prendre la forme du travail abstrait, sont structurellement "féminines" et ne sont pas rémunérées. C'est une des raisons pour lesquelles la société capitaliste a longtemps nié à la femme le statut de "sujet" quand celui qui dépense du travail abstrait est considéré comme "sujet à part entière". Une de mes vieilles tantes qui s'étaient incrustée en  dans une banque au service sensible du contentieux dans les années 30 et en était devenue cadre, était très régulièrement qualifiée par les autres femmes du cénacle "d'homme de la famille", preuve que toute domination peut être intégrée par les dominés eux-mêmes. Elle est restée célibataire toute sa vie et justifiait cette anomalie en disant "qu'elle n'avait jamais trouvé d'homme à sa hauteur." (formule consacrant "en négatif", comme on le dit d'une pellicule photo, la supériorité du mâle!…).

p.166     La politique n'est pas une solution.

La justification la plus commune de la politique c'est la suivante: "Il faut retourner à la politique pour donner des règles au marché." Mais la politique, fusse-t-elle démocratique, est-elle capable de ramener l'économie dans ses "justes bornes"? Cette idée qui est depuis longtemps un des piliers de toute la gauche, voudrait démocratiser la vie politique pour imposer ensuite des règles à l'économie.

p.167: La politique est née du sous-système marchand qui ne peut prendre en compte les intérêts universels. Sans instance politique, les sujets du marché passeraient directement à une guerre générale de tous contre tous et naturellement personne ne voudrait se charger d'en garantir les infrastructures. […] L'État moderne est donc crée par la logique de la marchandise. Or, le marxisme du mouvement ouvrier et presque toute la gauche ont toujours misé sur l'État, parfois jusqu'au délire, en le prenant pour le contraire du capitalisme. L'État est le fils naturel du capitalisme, ce qui induit qu'un État construit à partir des gènes d'un père capitaliste et d'une mère marchandise, serait inopérant dans une société a-monétaire. Pour autant, s'il est impossible de demander à un État génétiquement marchand le moindre progrès dans les libertés, l'égalité, la fraternité, rien n'empêche d'inventer un État a-monétaire. Il ne ressemblerait sans doute à rien de ce qui nous est connu depuis les débuts de l'Histoire, nous n'avons pas de modèle ancestral à copier ni d'expérience de même échelle qui puisse nous y aider. Mais en s'y mettant dès aujourd'hui, il est encore peut-être temps d'y parvenir, avant la chute du capitalisme qui entraînerait inévitablement son État derrière lui. Le capitalisme à trop massivement recouru à l'État et à la politique pendant sa phase d'installation (entre le 15° et le 18° siècle) et qui a continué à le faire jusqu'aux premiers déboires du néolibéralisme, pour imaginer en garder la moindre chose… Et vu du côté de la droite, qui sans cesse réclame un "État fort", elle devra bien admettre que c'est seulement dans les périodes où le marché semble tenir sur ses propres jambes, que le capital peut réduire les faux frais qu'implique un État fort, situation que personne n'imagine aisément dans le contexte mondial actuel… Le capitalisme d'État a fini dans le mur de Berlin, le capitalisme libéral finira dans le mur de ses excès… 

La démocratie elle-même est l'autre face du capital, non son contraire. Le concept de démocratie au sens fort présuppose que la société soit composée de sujets dotés  de libre arbitre. Pour avoir une telle liberté de décision, les sujets devraient se trouver en dehors de la forme marchandise. Mais dans une société fétichiste, il ne peut exister un tel sujet autonome et conscient. Autrement dit, tout ce que les sujets peuvent penser, imaginer, vouloir ou faire, s'exprime déjà dans les catégories de la marchandise, de l'argent, du pouvoir étatique et du droit. Le libre arbitre n'est pas libre face à sa propre forme, face à la forme marchandise et à la forme argent, ni à leurs lois.

La question de l'État et de la Démocratie est particulièrement épineuse, y compris au sein du mouvement postmonétaire. Jappe a raison de dire que l'État centralisé moderne a été inventé à l'image du capitalisme dont il était serviteur et en a garder toutes les catégories. La puissance de l'État moderne lié à l'argent qui, par nature, a totalement colonisé les esprits, du plus prosaïque au plus poétique, est totalement inadapté à un monde qui deviendrait a-monétaire. Ce qui fait dire à Jappe qu'il faut abolir l'État. La nation ayant acquis de fait des dimensions considérables, la plupart se comptant en millions de citoyens, parfois en milliards. Comment organiser des infrastructures communes et une véritable démocratie avec de tels nombres? En revanche, qu'est-ce qui s'oppose à la construction d'un État postmonétaire, qui serait pensé et programmé selon les catégories a-monétaires,  puisqu'on l'a fait avec le capitalisme? Abolir l'État parait ambitieux car cela implique effectivement de ne compter que des citoyens intégralement libres, conscients et responsables. En partant d'une longue période capitaliste, il faudrait une période transitoire tout aussi longue pour y parvenir. Il nous semble donc essentiel, et même impératif, d'inventer à l'avance un État postmonétaire qui aurait à gérer des situations matérielles, comme l'exercice démocratique, mais sous des formes radicalement nouvelles. Nous pensons cela possible, même avec des citoyens ayant "biberonné" dès leur enfance dans la valeur, l'argent, la marchandise, à condition de ramener systématiquement les communautés humaines à des échelles viables, quitte à les fédérer (ce que les sociologues, géographes, urbanistes sont capables d'inventer) et à faire confiance non plus aux capacités des citoyens individuellement mais collectivement. L'intelligence collective est largement supérieure à la somme des intelligences composant un groupe. De nombreuses expériences le prouvent y compris à grande échelle…          

 p.170: La démocratie est complète quand tout est sujet à négociations  Un jour, nous aurons à choisir entre la démocratie ou l'argent…

p.172: Dans le capitalisme, il ne peut exister qu'un seul sujet: "le sujet automate" qu'il faudrait abolir, et non développer. Pour le marxisme traditionnel, le sujet automate est un dérivé de classes. Le capitalisme serait le résultat de la volonté des capitalistes, et son abolition la conséquence de la volonté du prolétariat… Le prolétariat, ne descendant dans la rue que pour réclamer l'abolition d'une taxe ou l'augmentation de son pouvoir d'achat, au mieux pour réclamer du travail, il n'est pas prêt d'abolir le capitaliste dont il est à ce point dépendant… A moins qu'il finisse par comprendre qu'il se trompe de cible, que son ennemi n'est pas le capitalisme mais le capital, le travail pas le chômage, le salaire pas la gratuité…Les postmonétaires ne descendent pas assez dans la rue!... (A part Marc Chinal et sa bande, soyons honnêtes…)    

p.189:   L'histoire réelle de la société marchande: l'Antiquité

p.193: Un grand changement est intervenu avec l'apparition de la monnaie frappée (vers 630 av. J.-C.) dans les villes grecques d'Ionie et en Asie mineure donnant une grande impulsion à l'échange de marchandises. Cet échange devient un élément caractéristique de la culture urbaine durant un millénaire. Phénomène à ne pas surestimer, les circuits marchands restent des îlots dans une société qui continue à se fonder sur l'autosuffisance locale et  sur l'économie de subsistance. La plus-value ne se forme que sur la circulation (commerce lointain et usure).

p.194: On voit que ce ne sont pas les innovations techniques qui déclenchent les poussées dans l'évolution économique. La machine à vapeur, l'horloge étaient déjà apparue dans l'Antiquité mais sans donner lieu à une véritable application pratique.

La monnaie dès le début suscite une grande méfiance. Pour la première fois, le caractère illimité de l'argent se fait sentir, car il confère un pouvoir démesuré à ceux qui réussissent à l'accumuler. C'est l'acte de naissance du sujet "bourgeois". Les paysans, endettés, tombaient dans la misère et les anciennes communautés patriarcales implosaient. L'argent était alors considéré comme une force démoniaque capable de détruire les existences humaines, les mœurs et la religion. Une folie! Sophocle en parlait déjà dans Antigone:

"Je sais qu'ils ont excité par une récompense ces gardiens à faire cela ; car l'argent est la plus funeste des inventions des hommes. Il dévaste les villes, il chasse les hommes de leurs demeures, et il pervertit les esprits sages, afin de les pousser aux actions honteuses ; il enseigne les ruses aux hommes et les accoutume à toutes les impiétés. Mais ceux qui ont fait ceci pour une récompense ne se sont attiré que des châtiments certains. (Traduction Leconte de Lisle). Un simple bout de métal est devenu plus puissant que les hommes et leurs traditions. 

Cette tragédie a été écrite vers 441 av., J.C. soit deux siècles seulement  après l'apparition de la monnaie frappée dans la région de Thèbes. 2 500 ans plus tard, on tient quasiment le même discours sur cette folie…

p.195: A partir de la création de monnaie, le métabolisme avec la nature dépend visiblement de sa métamorphose formelle en valeur. Pourtant aucune communauté n'a pris cette décision. La monnaie apparaît vraisemblablement avec le commerce de l'exportation des olives et de l'huile, nettement concurrentiel par rapport à la production autarcique qui génère moins de valeur. Cette inégalité économique entraîne vite des tensions sociales qui conduisent Athènes à trouver un "compromis de classe" (la démocratie qui donne un pouvoir politique au peuple face au pouvoir des commerçants). C'est le législateur, poète et homme d'État Solon (640 av. J.C. /558 av. J.C.) qui permet à la ville de progresser sur le chemin de la valeur et de devenir l'exemple le plus complet d'une société fondée sur la marchandise. Le système Solon a servi de modèle jusqu'à la Renaissance.

A Sparte au contraire, on décide de défendre la communauté et les individus en limitant l'argent à la seule circulation locale dans le but qu'il ne devienne pas une fin en soi. A Sparte, les pièces de monnaies n'avaient pas cours, pas plus que l'or. Pour les échanges du commerce local, ils utilisaient des barres de fer sur lesquelles des rayures indiquaient les quantités et valeurs échangées. La ville de Sparte étant uniquement centrée sur la puissance militaire, tout citoyen était de fait soldat et se devait de faire corps. Comme le formulera bien plus tard J. J. Rousseau, c'était une société où les individus et la communauté étaient comme les doigts et la main! Ce détail de l'histoire montre tout de même que l'économie marchande est un choix de société. L'argent a dominé le monde et Sparte n'a pas été suivi. Mais cela aurait pu en être autrement. Les postmonétaires pensent que l'abolition de l'argent contraindrait les citoyens à passer de la concurrence à l'entraide, de la guerre commerciale à l'idéal de la main et des doigts. Les opposants veulent nous faire croire que cela est impossible. Mais si nos ancêtres avaient suivi les Spartiates, ou l'Athénien Sophocle, ou le dramaturge Aristophane (auteur de la comédie Ploutos, une critique ironique mais sévère de l'argent), il y aurait peut être aujourd'hui des gens qui contesteraient la société a-monétaire moderne en prônant l'invention d'une monnaie, en référence à d'autres sages de l'antiquité, tels que Solon! 

p.196: Anselm Jappe imagine un lien entre les débuts de la pensée philosophique européenne qui a élaboré les premières idées universelles, et l'apparition de la monnaie. Certes, ces deux phénomènes sont apparus au même moment et dans les mêmes lieux, d'ailleurs en même temps que le zéro des mathématiques, le x algébrique et que l'écriture s'est "démocratisée"… C'est vrai qu'autour du 8° siècle av. J.C. beaucoup de choses se sont passées, essentiellement à partir de la rationalisation de la pensée (l'introduction des poids et mesures standardisées, la conception d'un individu qui reste identique à lui-même face à un monde qui change, l'idée d'une universalité. Ces hypothèses sont intéressantes mais resteront certainement à l'état d'hypothèses tant que l'on n'en aura pas trouvé les preuves historiques. Restons prudents et gardons-nous de confondre certitude et hypothèse. De même, dire que "l'individualisme d'Athènes" et le "collectivisme de Sparte" correspondaient donc aux différents rôles qu'y tenait l'argent, me semble légèrement abusif….

p.198:   L'histoire réelle de la société marchande: l'époque moderne.

Le développement de la marchandise et de l'argent a subi à la fin de l'Antiquité un déclin qui devait durer environ mille ans et causer un retour à des économies locales de subsistances qui se passaient presque totalement de l'argent et ce fut seulement à partir du 13° siècle que furent jetées les fondements de cet événement unique dans l'histoire de l'humanité qu'a été la naissance du capitalisme. On pourrait donc parler de ce millénaire comme d'une première "désargence", sauf que ce phénomène a été subi et non choisi délibérément.  

C'est aussi à la fin du Moyen Âge que les monastères, alors puissants, ont pu jeter les bases des présupposés indispensables à l'émergence du capitalisme. Le travail est un devoir chrétien à exécuter volontairement en tant qu'expiation des péchés et mortification de la chair. […] Pour la première fois, on attribuait au travail une signification morale (en tant que souffrance) et une seule nécessité de reproduction matérielle. Le temps, qui pour les moines est divisé en périodes bonnes ou mauvaises, de prière ou de travail, de fatigue et de repos. Les journées étaient ponctuées par des temps de prière, quasiment toutes les trois heures, de cinq heures du matin à minuit, quelle que soit la saison. L'invention des horloges mécaniques qui remplacent les imprécis cadrans solaires et autres clepsydres… Un temps qui servira grandement la naissance des manufactures et du salariat!

Les dogmes religieux et les pratiques afférentes ont formaté nos structures mentales bien au-delà de la croyance qui subsiste ou l'athéisme que l'on professe. Beaucoup de résistances à l'abolition de l'argent n'ont d'autres raison d'être qu'en tant que survivance des règles monastiques. On les retrouve dans les armées, dans les écoles, et enfin dans l'industrie: La cloche qui marquait les débuts et fins de période d'activité se retrouve encore dans la sonnerie de l'école, la trompette de l'armée, la sirène et la pointeuse de l'usine. Même l'architecture est souvent et étrangement semblable entre le monastère le collège, la caserne et l'usine… C'est ce genre de "sédimentation" inconsciente qui constituera le pire obstacle à tout changement de système global, qu'il s'agisse de sortir du capitalisme, de l'argent, du pouvoir…)

p.200: Très vite, l'économie monétaire ne se limita plus à imposer à l'économie traditionnelle de lourdes charges en argent. Les premiers entrepreneurs capitalistes, mais surtout les États eux-mêmes se mirent à organiser des manufactures et des plantations, donc des marchés anonymes dans le monde entier. Ce fut en premier avec du travail forcé (à commencer par des journées de corvée pour payer l'impôt) par manque de travailleurs "libres" disposés à "se laisser" salarier. Pour la masse de la population, cela ne signifiait que misère: différentes études ont montré que la richesse réelle d'un artisan, mesurée en quantité de grains dont il disposait, était à son apogée au 15° siècle. Les conditions de vie se dégradèrent rapidement avec la diffusion du mode de production capitaliste, pour tomber au plus bas au 17° siècle. Les ouvriers devaient travailler beaucoup plus pour obtenir la même quantité de grains, et ce jusqu'au 19° siècle. Tous les actes notariés, et principalement les inventaires après décès des particuliers intestats, montrent quelle était la "richesse" du petit peuple après une vie de labeur. Non seulement ces inventaires ne parlent que de sommes d'argent dérisoires, et les habits, le mobilier, l'outillage représentaient un amas d'objets très usés, abimés par le temps et l'usage, et d'une simplicité digne d'un anachorète…

p.201:La violence étatique a toujours été un élément constitutif dans la création des conditions nécessaires à l'action de la "main invisible". […] Avec la physique de Newton, une seule force, la gravitation était censée régir l'Univers, de même le monde commençait à s'unifier sous le gouvernement d'une seule force: la valeur. On peut tirer de cette remarque que la vision du monde et de l'univers qui se transforme avec les découvertes et les conceptualisations des savants (Gutenberg 1400-1468, Copernic 1473-1543, Newton 1643-1727, Einstein 1879-1955…). Elles transforment tout aussi systématiquement la forme de pensée des humains, apparemment de plus en plus vite de siècle en siècle, jusqu'à l'étonnante innovation du smartphone qui s'est généralisée en moins de deux décennies avec des conséquences psychologiques, physiologiques, sociales et économiques considérables…

p.207:   Critique du progrès, de l'économie et du sujet.

                Du Moyen-âge à notre époque les résistances ont été constantes: les célèbres "jacqueries" de Guillaume Caillet (dit Jacques Bonhomme en 1358), la révolte des Pitaux dans le Bordelais en 1548, la révolte des Nu-Pieds normands 1639, la Révolution française 1789, la révolte des Demoiselles en Ariège 1830, celle des Canuts de Lyon 1831, la Commune de Paris 1871…), la liste est très longue et non exhaustive. Les révoltés défendent "la belle vie", le salariat forcé, puis le salariat mal payé…, et ceci dans tous les pays d'Europe. Tous s'opposaient à l'invasion des formes capitalistes en marche, face à une noblesse et une bourgeoise cupides.  

p.248/274 : Conclusion                

                Il n'est pas nécessaire de dresser ici le bilan des horreurs produites par la société marchande dans son actuelle phase néolibérale. Elles sont bien connues. La "main invisible" tant prisée a commencé à frapper tous azimuts. Nous sommes tous en train de devenir "non rentables". Maintenant, les crises ne dérivent plus des imperfections du système producteur de marchandises, mais au contraire de son développement complet. Il n'y a plus de place pour les oppositions et les solutions immanentes au système. Ce n'est pas par parti pris en faveur du radicalisme ou de "l'utopie", mais par réalisme qu'il faut maintenant envisager des issues radicalement anticapitalistes. Il faut abandonner l'illusion que les problèmes posés par le marché puissent encore trouver des solutions sur le terrain de l'économie de marché elle-même. Il sera plus facile de tuer la bête une fois pour toutes. Pendant 150 ans, le mouvement ouvrier et démocratique a accepté l'existence de la bête pour lui appliquer mille chaînes et l'entourer de mille clôtures. Le capitalisme rendu "social", "démocratique", "humain" et même "écologique", par un effort séculaire peut redevenir d'un jour à l'autre le capitalisme sans  phrases: un système fétiche aveugle, prêt à tout dévorer pour assurer sa survie.

                Mais comment sortir de la société marchande? Après le calme plat des années 1980, on a assisté à une montée progressive de nouveaux mouvements qui contestent l'ordre mondial existant. La lutte contre les effets pervers de la "mondialisation" néolibérale constitue le dénominateur commun de ces mouvements….

Résumé et commentaires de la conclusion:

                Il n'y a pas de solutions à la crise du capitaliste qui cette fois n'est pas cyclique, même pas systémique, mais en phase terminale. Le seul réalisme est d'inventer autre chose, chercher une issue à l'intérieur même de l'économie marchande relève de l'utopie.

                Contester l'ordre mondial, revenir à un stade antérieur, se contenter d'un capitalisme tronqué du simple néolibéralisme ce sert à rien. L'objectif est donc de "réenchasser" l'économie sur autre chose que la marchandise. Le choix revient entre la marchandisation du vivant et se condamner aux rapports des forces à perpétuité ou s'attaquer à la racine du problème, la valeur.

                Il n'y a pas d'exemple, d'expérience passée, pas plus que d'homme providentiel, pas de parti politique qui ait réellement compris la situation. Les lois elles-mêmes ne sont pas réformables puisqu'elles partent toute de la propriété privée et de la liberté d'entreprendre. Elles sont à réécrire en intégralité. La planification chère à la France Insoumise portera en elle les mêmes contradictions que la planification communiste.

                Le chômage qui augmente sans pour autant ralentir les profits indécents des capitalistes prouve que le choix sur ce sujet est entre le chômage de masse ou des activités pour tous par abolition du salariat.

                On ne peut rien espérer du côté du don, du partage, de l'économie locale, symbiotique ou contributive, toutes ces nouveautés sont les gardiennes de la marchandise, de la valeur.

                La critique de la valeur ne peut échapper à l'abolition de toutes les catégories du capitalisme qui, par l'une ou l'autre recomposerait en un tour de main l'état capitaliste.

                Il est plus que jamais urgent de trouver des alternatives à la société présente et d'imaginer à quoi elle pourrait ressembler sans l'économie et le travail, sans l'État et le marché. Il faut enfin admettre que l'idée d'une "bonne vie", c'est le contraire du service au dieu-fétiche de l'argent!