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La communauté humaine, Bruno Signorelli
Bruno Signorelli, 2016 PDF 10 pages La communauté humaine
Avertissement: Ce texte en PDF est paginé de 117 à 125. Il fait donc partie d'un volume plus grand que je n'ai pas trouvé. Mais il est probable que ce texte ne soit que l'introduction d'un débat organisé le 3 octobre 2015 à l'initiative de Giuseppe Mule et Oreste Scalzone, autour de la question d'une société sans argent. Dans un article paru dans la revue Temps Critiques, Bruno Sigorelli se démarque fermement de l'anticapitalisme de l'extrême gauche ou de l'extrême droite, ainsi que des positions des altermondialistes. C'est à ce titre qu'il était intéressant de découvrir, dans les multiples visions postmonétaires, celle de Bruno Sigorelli. Celle-ci a été vivement critiquée dans Crise financière et capital fictif de Jacques Guigou (L’Harmattan, 2008). Le débat reste ouvert. Je n'ai pas trouvé de biographie sur Bruno Signorelli, sans doute un intellectuel italien peu médiatisé en France… Ce texte est paru dans la revue Temps Critiques. On trouve aussi sur le blog de la revue un échange de mails entre bruno Signorelli et quelques-uns de ses lecteurs, échange qui ne manque pas d'intérêt… Voir
Commentaires:
p.1: Définir ce que serait une société sans domination, sans argent, une "communauté humaine", a toujours été une tâche délicate. Mais je vais tenté d'exprimer ce avec quoi je veux rompre pour en finir avec la société capitaliste d'aujourd'hui… En finir avec les rapports sociaux basés sur la subordination des non-propriétaires aux propriétaires de capitaux et sur la reproduction d'une hiérarchie statutaire ; retrouver un lien avec la nature qui remette en question la fuite en avant technologique ; en finir avec l'échange marchand et toute idée de valeur et avec tout équivalent général, donc en finir avec la monnaie comme médiation et l'argent comme symbole. Le point de départ a au moins l'avantage d'être clair et sans les détours oratoires habituels qui ne servent qu'à conforter les sceptiques dans l'idée que toute abolition du système monétaire est utopique…
p.2: Moses Hess, expliquait que l'argent est la valeur exprimée en chiffre de l'activité humaine, que l'activité humaine pas plus que l'homme lui-même n'a pas de prix et qu'il faut en déduire que l'argent est le signe de l'esclavage de l'homme en tant que valeur de l'homme exprimée en chiffre. Moses Hess, 1812-1875, philosophe et journaliste allemand, est rarement cité pour ses réflexions sur l'argent, mais souvent pour avoir été le fondateur du sionisme politique. Son article intitulé L'Essence de l'argent, publié en 1845 (Voir)
Combien de temps les hommes resteront-ils esclaves pour de l'argent? Ils le demeureront jusqu'à ce que la société offre et garantisse à chacun les moyens dont il a besoin pour vivre et agir humainement. Ce commerce des hommes ne peut être aboli par aucun décret et ne peut l'être que par l'instauration d'une société communautaire…
On saura ainsi que les abolitionnistes de l'argent au 19ème siècle étaient moins dans les communautés utopiques bien connues, que chez quelques penseurs isolés comme Hess. L'heure de l'idée postmonétaire, n'était pas encore arrivée, sinon sous forme de prémonitions et de fulgurances d'esprits libres mais inentendables…
p.3: La révolution retournée: Pour définir le monde auquel j'aspire, je dirais qu'il faut rompre de suite avec le salariat sans passer par une phase de transition. Voilà qui peut alimenter le débat actuel qui se déroule en ce moment au sein du mouvement postmonétaire. La transition paraît évidente et commune à tous les changements sociaux, mais pour quelques postmonétaires, elle apparaît comme le frein qui va au contraire bloquer toute possibilité de changement. L'abolition oblige les individus au changement, même si ce n'est que par simple besoin de survivre, la transition permet aux individus de retarder l'échéance, de chercher les compromis pour que tout se passe en douceur. C'est le même dilemme qu'entre la thérapie de couple et le divorce!...
Aujourd'hui, le rapport social est encore plus présent et envahissant qu'à l'époque de Hesse et de Marx dans le sens où il capitalise toutes les activités humaines, y compris celles qui y échappaient avant… En effet, un ouvrier ou un paysan pouvait encore vivre quasiment sans argent, sans compte en banque, sans salaire mais aujourd'hui, tenter de reconstituer une telle situation relèverait de l'héroïsme. Refuser de déposer quoique ce soit dans une banque est devenu si rare qu'aucune alternative n'est possible. Il y a toujours un détail qu'il faut régler via une carte bancaire ou un chèque. Les mandats n'existent plus, aucune administration ne versera ou encaissera une quelconque somme d'argent en liquide… Dans cette situation, la transition paraît incontournable et certains capitalistes y ont certainement pensé (voir Christine Lagarde qui milite avec acharnement auprès de tous les organismes financiers et depuis des années pour la suppression totale du cash. Elle le fait officiellement pour lutter contre les fraudes et la criminalité, officieusement pour obtenir un moyen de contrôle social imparable. Si en un clic on bloque la carte bancaire d'un citoyen contestataire, sans cash, ce citoyen est dans la minute qui suit en état de mort sociale!)
C’est qu’avec la fin des luttes prolétariennes s’inscrivant dans une perspective révolutionnaire, c’est le capital qui se fait révolution en cherchant à réaliser l’unité de son procès (cognitif, productif, commercial et financier). Ce qui fait dire à Warren Buffet, que la guerre a été définitivement gagné par le capitalisme!...
p.4: Avec l’emprise de la techno-science, le capital devenant « total », il se fait totalitaire au sens où il réduit toutes les activités à une activité de capitalisation alors même qu’il se présente comme la source de nouvelles libertés/possibilités, des plus insignifiantes jusqu’à celles plus fondamentales, qui pourraient conduire à l’utopie d’une sortie de la nature, qu’elle soit extérieure (domination sur la nature) ou intérieure (artificialisation sans limites de l’humain, « seconde nature ») La transition espérée pour lentement passer d'un état à l'autre, devient de plus en plus illusoire. Le capital devenant total rendra vain toute étape, toute alternative. Cela se voit bien au niveau de l'environnement, de l'écologie où les petites victoires n'aboutissent en fait qu'à permettre des dégâts supérieur en d'autres lieux et moments…
p.5: Le capital se présente comme la source de la survaleur : le profit efface la plus-value. Le travail devient inessentiel dans le procès de valorisation, un maillon de la chaîne parmi d’autres du processus d’ensemble. Le capital fictif devient un élément majeur dans l’apport de liquidités et de flux financiers servant à relancer l’économie comme on a pu le voir dans le New Deal hier, dans le financement des nouvelles technologies de l’information et du vivant aujourd’hui. Le capital n'épargne rien ni personne en ce sens qu'il impose ses propres valeurs, et pas seule celle de l'avoir plus en argent. Cela nous impose une nécessaire rupture
P6: Il est important que sur le plan théorique on sache de quelle façon on envisage la rupture. Des mesures radicales sont primordiales pour mettre fin au capitalisme et ceci sans période de transition comme nous le disions en tête d’article, sinon on retombe encore dans les vieux schémas (gestion de la transition, autogestion, bons de travail, bureaucratisation, État du prolétariat) basés sur la centralité du travail ouvrier et de l’usine. On peut ajouter à ce constat la difficulté technique de penser un sujet avec les critères d'une autre époque ou d'un autre procès. C'est ce que vivent tous les parents avec leurs adolescents. S'il y a crise, c'est généralement parce que les parents voient leurs presque jeunes adultes comme s'ils étaient encore enfant. Ce décalage empêche les enfants de grandir et les parents d'accomplir leur tâche d'accompagnants. Lors d'une transition sociale, les individus auront toujours du mal à penser la société sans argent et n'imaginerons que des aménagements incompatibles avec l'objectif annoncé. Il y aura résistance de certains, provocation des autres, et crise dont il est difficile de sortir puisque personne n'est en mesure de comprendre l'autre. La rupture libère spontanément l'adolescent impatient et les parents prudents et il en ira de même vis-à-vis de l'argent après deux millénaires d'usage…
p. 7: La tension individu-communauté semble rompue quand les solidarités organiques mises en place par l’État (protection sociale) suite à la destruction des solidarités mécaniques par l’industrialisation, l’urbanisation et le tout marché ne fonctionnent plus ou mal. Des solidarités qui ne peuvent aujourd’hui être réactivées qu’à la marge (exemple dans les familles pour les solidarités mécaniques) ou dans le bénévolat et l’aide humanitaire (pour les nouvelles formes associatives subventionnées par un État redéployé en une forme réseau). Cette fracture sociale est particulièrement visible au niveau démocratique: tout le monde s'accorde à constater un déficit grandissant de démocratie, le peuple ayant de moins en moins de pouvoir d'influence sur la politique, la politique étant de plus en plus éloignée des préoccupations du peuple. Le peuple ne reconnait plus ses représentants, les représentants ne comprennent plus le peuple. A défaut de dialogue possible, il ne peut plus y avoir que la crise: les gouvernements deviennent autoritaires et violents, les peuples se détournent de la politique, dénie toute légitimité à leurs représentants. Ce ne sera plus une "crise d'adolescence" comme en mai 68, mais une guerre civile entre la classe au pouvoir et la classe dépossédée du pouvoir… Pas plus qu'avec un ado en rupture, il ne pourra y avoir de transition douce…
Ce délitement du lien social nous amène aussi à nous poser la question de ce que serait concrètement une société sans argent, sans domination et orientée vers l’entraide. La communauté humaine auquel j’aspire ne serait selon moi une société de production dans le sens où l’activité humaine serait certes basée sur l’assouvissement de nos besoins alimentaires, mais serait aussi et surtout l’expression de nos créations, au sein de la communauté. L’échange de produits ne serait pas fondamental… L'aspiration de Bruno Signorelli est presque juste en ce sens qu'il est question d'entraide et non plus de concurrence. Il ne reste plus qu'un pas à franchir, celui d'abolir le merci. Si j'échange un œuf contre un bœuf, c'est un marché de dupe qui mènera au conflit. Celui qui n'aura que l'œuf se sentira lésé et demandera réparation ou complément de don. Ce n'est pas forcément un imbécile échangeant un droit d'ainesse contre un plat de lentille parce qu'il a faim. Ce peut être un homme qui n'a pas d'autre choix que d'abandonner un bœuf que l'on ne peut ni débiter vivant, ni manger en entier. C'est le propre de l'échange que d'établir des rapports de valeur, là où il pourrait y avoir partage. L'échange induit le merci quand il est équitable, le partage ne met pas l'un à la merci de l'autre car il peut se répéter dans l'autre sens. J'ai faim, l'autre partage son pain et devient mon co-pain. Le co-pain a faim, je partage mon pain. Nous sommes deux à avoir faim, nous coopérons pour faire un peu de pain…
p.8: En finir avec l’argent et la domination, c’est aussi en finir avec les séparations qui sectionnent nos vies : producteur ou improductif, chômeur, consommateur ; en finir la notion de temps de travail/temps de loisirs. En étant partie prenante de l’activité humaine, on ne se sentirait ni producteur, ni consommateur, mais acteur dans la transformation de l’activité humaine. Les individus s’associeraient en fonction de leurs affinités, pour des tâches communes sans parcellisation. C'est aussi la fin du SDF sachant qu'un jour je peux être dans le besoin et qu'un SDF viendra le secourir. C'est la fin du vol puisqu'il ne sert à rien de voler ce qui est en libre accès. Personne n'a jamais imaginer voler l'air que l'autre respire. C'est la fin de la prostitution et surtout du proxénétisme car personne n'aura assez faim pour envisager de s'échanger lui-même contre des poireaux qui sont partout gratuits….
p.9: Concrètement, on se doit de rompre avec les notions de territoires, de nation et évidemment d’État. La communauté humaine mondiale nous permettrait de nous déplacer où l’on veut sans avoir à présenter de papiers. Il n’y aurait plus de frontières culturelles ou étatiques, les différences entre communautés constitueraient une ouverture vers l’autre. Les États, les frontières, les nations, les passeports n'ont de sens qu'avec la propriété privée et la propriété privée n'est commode que dans un cadre monétaire. Les migrations seront certainement plus douces n'étant acceptées que de plein gré et non poussé par la faim, la peur, la mort promise…
L’aspiration à la communauté humaine à un monde sans argent pourrait naître de l’envie de vivre d’autres rapports entre les êtres qui ne supporteraient plus d’être réduits à la fonction de producteur ou non-producteur du capital. […] La priorité du partage remplacerait la constante de l’échange. On peut même dire qu'au-delà de l'hétérogénéité des caractères individuels, sans la peur constante d'être à la merci d'un autre, la confiance mutuelle sera beaucoup plus facile, plus instinctive. L'argent ne pouvait marcher qu'avec la confiance de l'utilisateur que la valeur inscrite sur le billet ou la pièce était bien garantie, la société non marchande mettra la confiance ailleurs, dans les liens que l'ont tissera avec les autres. Il ne s'agit pas de morale, encore moins de moraline comme disait Nietzsche, mais d'une évidence, autant qu'il nous paraît évident de retenir la main de l'enfant qui va se poser sur le feu!
p.10: Avec l’abolition de l’argent et de la marchandise, il existerait un contrôle conscient des êtres humains sur leur propre activité, au travers des relations et interactions existant entre eux et le reste de la nature. La communauté humaine serait une société où la première richesse résiderait dans les relations humaines basées sur la convivialité et l’entraide. Reste à comprendre ce qui empêche encore une majorité des humains de voir ce qu'un tel projet a d'attractif, au lieu de n'y voir que chaos, abus, hubris, comme si la société promise par le capitalisme était à l'évidence la seule viable….
Bruno Signorelli (été 2015-printemps 2016)
eSur le blog Temps critiques, on trouve la reproduction entre la revu