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Philosophie de l'argent, Georg Simmel
Texte de 1900, éd. PUF janvier 2014, 672p.
Georg Simmel n'est pas aisé à lire tant il manie les concepts philosophique dans un style propre au 19° siècle. Je me suis donc appuyé sur l'excellente analyse de Maël Rolland, enseignant chercheur au Cemi-EHESS. Voir PDF complet, de 42 pages, téléchargeable, dans lequel on peut retrouver quantité de citations avec les références exactes des livres, chapitres, sections. (les phrases en italliques viennent de Maël Rolland) Ce texte est assez critique, sans doute en raison des conclusions de Simmel qui bouleversent la doxa habituelle quant à l'utilité ou la nocivité de l'argent.
Publié en 1900, cet ouvrage monumental illustre la conception que Simmel se faisait de l'explication en sciences sociales. Ce n'est pas une étude historique du développement de la monnaie dans une société, mais une analyse des diverses causes de l'introduction de l'argent dans le système des relations économiques, de ses multiples et complexes conséquences sociales.
Pour Simmel, l'argent émerge des relations d'échanges entre les hommes. Pour comprendre ce qu'est l'argent, il faut s'intéresser aux processus historiques des échanges, mais également aux processus de valorisation individuels et sociaux. L'argent est ce qui permet de donner une valeur objective aux objets, au sens où il est un étalon de mesure de la valeur. Cependant, la valeur n'a pas d'objectivité en soi mais résulte de l'intersubjectivité des désirs.
« L'argent est le moyen absolu et le plus significatif des phénomènes de notre temps, dans la mesure où sa dynamique a envahi le sens de toute théorie et de toute pratique »
Georg Simmel est né en 1858 en Prusse et mort à Strasbourg en 1918. Philosophe et sociologue de formation, il s'intéresse à tout, l'argent, la mode, les femmes, la parure, l'art, la ville, l'individu, les pauvres, les interactions sociales, etc. Son œuvre n'a été découverte en France que dans les années 1980, via des intellectuels comme Michel Maffesoli. Sa vie professionnelle a été contrariée par la défiance des élites universitaires de son temps. Il a toujours enseigné gratis pro deo, (avec le titre uniquement honorifique de "Ausserordentlicher Professor") malgré le succès qu'il avait auprès de ses étudiants. Son dernier poste, en 1914, à été au sein de l'université de Strasbourg, alors ville Allemande. Quelques passages de cette étude donnent une idée de la pensée de Simmel.
…Dès la préface, l'auteur affirme sa volonté d'aller dans un en-deçà et un au-delà des analyses psychologiques et économiques, par la construction d'un étage intermédiaire entre matérialisme et idéalisme, apte à démontrer le rapport consubstantiel de la vie économique à la culture intellectuelle (mutuellement cause et effet).
…L'ambivalence de la réception de ce livre s'explique, en partie, par la complexité d'une pensée et de sa forme, développée tout au long de ses 662 pages… Le vocabulaire philosophique et les références culturelles qui émaillent ce texte en faut un ouvrage d'un abord peut commode pour les non-philosophes. Simmel nous avait prévenus: « …aucune des études qui suivent n'est entendue au sens de l'économie politique », car c'est un autre point de vue qu'il souhaite proposer…
….Démontrant le relativisme ontologique de la réalité comme de notre rapport à elle et insérant en son sein la valeur économique et l'argent, il nous les dépeint comme des objectivations pleines et idéelles de la relativité des objets économiques : l'argent, mesure et expression de la valeur économique est, comme la vérité, relatif.
…..Distance intra et extra individuelle, la modernité monétaire tendant vers l'impossible idéalité de l'argent, se fait tension croissante entre un individu et une société, qui, chacun pour eux-mêmes s'intensifiant et se densifiant, se font davantage « front ».
C'est certainement cette tension entre l'individu et la société, qui à l'évidence n'a cessé de croître du siècle de Simmel à nos jours qui a amené un flot constant et de plus en plus intensif de personnes se mettant brusquement à douter du discours économique et des ses conventions sociales que les économistes s'acharnent à nous faire prendre pour des lois physiques. Jusqu'à une époque récente, les plus révolutionnaires acceptaient ce cadre de pensée et tentaient de le rendre viable. De plus en plus, la conscience des impasses structurelles produites par l'argent incite à imaginer un autre cadre que l'économie marchande, une société sans argent ni échanges marchand. Simmel mort en 1918 ne pouvait l'imaginer et s'il n'a pas clairement exprimé une quelconque idée d'abolition de ce système, le lui reprocher serait un pur anachronisme…
…..La pensée de Simmel n'est pas linéaire mais circulaire et tourne autour de son objet, l'argent, en plusieurs mouvements. Positionné sur un plan intermédiaire et relatif, topos de la totalité du monde, Simmel souhaite comprendre le tout de n'importe quel point, filant phénoménologiquement ses inter-relations historico-sociales. […] Si ce point choisi – l'argent – est en soi accessoire pour la tache à réaliser, il ne l'a pas été au hasard. L'argent se fait cristal le plus pur de l'évolution psychologique et sociale, prisme parfait retranscrivant la diversité de ses faisceaux…
La pensée simmelienne est difficilement soluble dans les catégories et écoles de son temps, qui la rejetèrent. Il n'est pas directement intégré dans les écoles constituées, ni en philosophie, ni en sociologie, rejeté qu'il fut, par les deux grandes familles – durkheimienne et wébérienne.
….Ce phénomène, cumulé à l'antisémitisme de son temps, a participé à sa relégation académique, soulignée par nombre de commentateurs.
Professeur très apprécié des étudiants et de nombreuses personnalités berlinoises, Georg Simmel ne fut jamais reconnu par la hiérarchie universitaire malgré le soutien actif de Max Weber. Ce n'est qu'en 1901 qu'il devient "professeur agrégé", un titre purement honorifique à l'époque qui lui permet d'enseigner sans être payé, y compris à l'université de Strasbourg à partir de 1914, donc 4 ans avant sa mort…
….Face au déploiement intensif et extensif de dispositifs objectifs marchands, il est observateur et analyste du passage historique des monnaies-métallique aux monnaies-papier, portant et portée par la monétarisation croissante de l'économie, comme par sa financiarisation. Il insert cette transition dans une représentation d'un continuum monétaire infini, évolutif bien que non univoque, allant du "troc" à l'échange monétaire idéel, dont l'élément central, la confiance, connaît des décentrements importants…
…..L'argent, outil le plus parfait inséré dans nos séries téléologiques, devient un pouvoir individuel exorbitant sur la circulation (souveraineté individuelle) en tension vis-à-vis de son pendant qu'est la société et ses institutions (souveraineté politique). L'intensification et l'extension commerciale et financière qui permettent et sont permises par cette transition, rendent nécessaire de rehausser qualitativement une monnaie tendant vers son idéalité symbolique…
Simmel est intéressant pour l'équilibre de son analyse: d'un côté il reconnait "d'incommensurables services" rendu à la civilisation du fait que l'argent se soit substituer aux objets et biens comme valeur d'échange, puis qu'il se soit substitué aux personnes en prenant part à l'association à leur place, via des groupes distincts pour des buts communs. Il donne en exemple les syndicats ouvriers qui mutualisent leurs fonds pour un bien commun, ce qui n'aurait pas été possible sans l'argent. "…l'argent crée un lien extrêmement fort entre les membres d'une même espèce économique; précisément parce qu'il ne peut pas consommé immédiatement, il renvoie aux autres individus, dont on ne peut obtenir contre lui des bien de consommations proprement dits…" .
Simmel a raison de dire que l'existence d'un individu tient à cent liaisons sans lesquelles il ne pourrait survivre, mais il est contestable quant à la division du travail productif qui ne serait pas possible sans l'argent. Depuis son époque l'anthropolgie a décrit quantité de travaux productifs, y compris des grands chantiers collectifs, dans des société sans aucun échange marchand ni monnaie quelconque. Cette idée est encore bien ancrée dans les esprits, y compris chez Frédéric Lordon qui s'appuie sur la division du travail pour affirmer que l'argent est indispensable.
"L'argent est donc cette chose qui en fin de compte produit infiniment plus d'accointances entre les humains qu'il n'y en eut jamais dans mes temps de la relation féodale ou de l'union librement choisie, tant glorifié par les chantres de l'association."
En somme, Simmel commence par expliquer que l'économie de l'argent est un moyen de relation et de compréhension entre les hommes par son caractère uniforme et qu'en plus, il permet des plus grandes libertés et individualisation à ces mêmes personnes. L'argent est une garantie de liberté personnelle. Avant l'argent, une dette ne pouvait se solder que par l'assujettissement de l'endetté. L'argent libère de cet assujettissement, de l'enchaînement de la personne par une prestation imposée.
"Avec de l'argent dans les poches nous sommes libres, alors que l'objet nous rendait dépendant des conditions de sa conservation et de sa fructification."
Si on termine la lecture de Simmel à ce stade, on est intimement convaincu d'avoir à faire à un défenseur du capitalisme sous toutes ses formes.
Mais il en vient ensuite au "revers de la médaille", donc à l'antithèse de ce qu'il avait évoqué. L'objet substitué par l'argent s'en trouve comme "dématérialisé", perd de son intérêt. Une terre qui ne possède qu'une valeur en argent perd le caractère substantiel de l'activité personnelle qui lui conférait sa valeur. "L'évaluation constamment requise d'après la valeur monétaire finit par faire passer cette dernière comme la seule valable ; on vit de plus en plus rapidement en laissant de côté la signification spécifique, inexprimable en termes économiques, des choses…"
Après l'exposition de la thèse et de l'antithèse, vient la synthèse. Et cette synthèse du philosophe est alors sans appel:
"Du fait que pendant la plus grande partie de leur vie, la majorité des hommes modernes en arrivent fatalement à avoir en vue le gain de l'argent comme étant le but immédiat de leurs aspirations, naît l'idée que tout bonheur et toute satisfaction définitive dans l'existence seraient solidairement liés à la possession d'une certaine somme d'argent, l'argent prend intrinsèquement l'importance d'une fin téléologique... "
Simmel enfonce le clou un peu plus loin en précisant:
"L'argent devient ainsi ce but inconditionnel dont l'obtention est possible en principe à chaque moment, au contraire des buts constants, lesquels ne sont pas souhaités ou accessibles à tout instant. Ainsi un aiguillon permanent incite l'homme moderne à s'activer, il a désormais un but qui…est toujours là en puissance."
Si Simmel revenait à Strasbourg aujourd'hui, il serait heureux de voir son analyse confirmée par quantités de faits et totalement effrayé par l'hubris dans lequel nous sommes plongés. Il deviendrait au moins collapsologue et certainement postmonétaire… Simmel nous démontre que l'argent, au départ moyen, devient très vite une fin en soi et que cela entraîne d'autres dérives similaires. L'avarice devient une norme, la sexualité ayant au départ la reproduction comme fin naturelle tend à devenir une fin en soi. La religion en elle-même en est perturbée puisque Dieu offre sous la forme de croyance ce que l'argent propose sous la forme concrète de la valeur sonnante et trébuchante: la confiance en la toute puissance du principe suprême!
Ce court survol d'une pensée complexe n'a qu'une prétention, inciter les lecteurs ayant un minimum d'outils philosophiques à s'accrocher à ce texte et d'en révéler aux commun des mortels les prolongements actuels que l'on peut en faire…