Crise, champagne et bain de sang, Revue Jaggernaut

Éd. Crise et critique, PDF 38p.

Jaggernaut                Ce PDF ne comporte pas la revue entière mais seulement l'éditorial qui présente les différents articles. Se voulant une passerelle entre les mondes germanophone, lusophone et francophone, Jaggernaut constitue la première revue en langue française liée aux courants internationaux de la « critique de la valeur » et de la « critique de la valeur-dissociation ». Inspirée par Marx mais sans s’y limiter, la critique de la valeur-dissociation procède d’une critique radicale du travail et de l’argent, de la marchandise et de la valeur marchande, de l’État et du patriarcat, du sujet moderne et des idéologies de crise.

                La plupart des textes de la revue se retrouvent également sur le site Palim Psao, que je recommande vivement. Le PDF présenté ici n'en est que l'éditorial du N°2 de la revue.

Éditorial:  Les intellectuels regroupés autour de la réflexion sur la "valeur-dissociation" sont convaincus que le capitalisme est "autophage", c’est-à-dire qu'il est en train de se dévorer lui-même et qu'il ne peut que s'effondrer, à court ou moyen terme. Ils ont de commun avec nous d'être ouvertement pour l'abolition de l'argent, de l'échange marchand, de l'État, du salariat… Ce sont donc nos alliés objectifs et ne se différencient de nous que par la posture résolument théorique qu'ils adoptent. Partant des analyses marxistes, mais conscients des limites historiques de Marx, ils sont qualifiés de "marxiens" plus que de "marxistes". Entrer dans le concret des choses, c'est risquer de perdre la valeur de l'analyse théorique et de la transformer en "programme politique", ce qui n'est pas la fonction du philosophe.

                Les concepts utilisés et le style rhétorique peut surprendre ou rebuter mais nous avons, nous postmonétaires avec les mais dans le cambouis, tout intérêt à nous appuyer sur ces intellectuels, pour nous  doter d'une assise solide et réaliste…

     

p.5: La crise déclenche l’obsolescence du capitalisme, mais sans instaurer d’autre ordre social. Cela, les individus doivent l’accomplir eux-mêmes. […] La critique du capitalisme devient une question qui se pose inéluctablement, quel que soit le point de vue social où l’on se place. (Robert Kurz, dans Lire Marx). [...] La crise de 2008 a été suivie par près de dix ans d’une croissance mondiale atone qui a fait craindre aux acteurs économiques une «stagnation séculaire».

                Pour ceux qui en douterait encore, la situation actuelle du capitalisme est belle est bien une suite continue de périodes qui semblent se diriger en droite ligne des trente glorieuse à l'effondrement en passant par la stagnation, puis la baisse continue et généralisée de la croissance , la crise de 2008 …    

p.6: Ensuite durant l’été 2017, on a assisté à un bref rebond de la croissance mondiale qui semblait démentir ces inquiétudes. Toutefois, il n’en est rien […] Cependant, avec la montée en surface ces dernières décennies des limites interne (celle des potentialités de valorisation du capital) et externe (écologique celle-là) d’un système dont le seul but est de transformer 100€ en 120€, la menace désormais n’est plus extérieure à cette société, mais est partout endogène.[…] la société capitaliste globale se montre toujours plus une société autophage, qui scie inexorablement la branche sur laquelle elle est assise, en dévorant ses propres enfants. […]  Il nous est apparu indispensable de problématiser cette crise et d’insister sur le fait qu’elle n’est pas seulement de surface, mais structurelle, pas seulement cyclique, mais finale…

                Généralement, les élites se refusent à voir et à admettre ce constat pourtant validé par quantité d'évènement: virage à droite des grands patrons de l'industrie et des gouvernements, contradictions internes permanentes, démolition en règle de fleurons de l'industrie, etc. Le président Macron en est le parangon: après avoir construit sa campagne autour du rapatriement des usines délocalisées, il est favorable à la fermeture de l'usine Stellantis dans le 93, qui doit être délocalisée en Turquie. Les ouvriers de l'usine sont en grève depuis plus de six mois et pas un journal n'en parle. Visiblement cela doit se faire sans tambour ni trompette! Il n'y a même pas de raison objective de fermeture. L'an dernier l'usine a fait des profits record, mais juge que cela ne suffit plus. La seule variable d'ajustement qui leur reste, c'est la main d'œuvre évidemment moins coûteuse en Turquie….   

p.8: Du centre aux périphéries et marges effondrées de la planète-capital, le capitalisme à la Mad Max est déjà partout sous nos yeux. Dans le même temps, l’ère néolibérale s’est ouverte sur la diminution des impôts sur les riches pour favoriser leur capacité de placement dans l’industrie financière.[…] La croissance mondiale a ainsi ralenti dans 90% des économies nationales (autant dans les économies avancées, que dans les émergentes).

p.9: l’important dans le capitalisme, c’est le travail. Tout tourne autour. Dans la chaudière de la croissance économique tout est là, le but n’est jamais de satisfaire des besoins ni de répondre à quelque utilité.

p.11: Avec la troisième révolution industrielle à partir de la fin des années 1960, chaque nouveau niveau supérieur de productivité sur une ligne de production ou une chaîne logistique nécessite de moins en moins de travail vivant attaché aux différents postes de travail pour une quantité croissante de richesse matérielle. […] La quantité de force de travail exploitée de manière productive – au sens de la valorisation du capital – diminue, et la production de valeur réelle se contracte. Ce qui asphyxie le capitalisme est la diminution absolue du travail vivant impliqué dans le processus de production immédiat et la chute en conséquence de la masse de survaleur sociale….

p.17: Depuis les années 1980, l’histoire économique de l’ère néolibérale peut être comprise comme une succession de bulles spéculatives et de vagues de dettes qui ont gagné en ampleur et en élan. Ce sont dès lors ces bulles, les circuits déficitaires et l’endettement généralisé qui portent structurellement un simulacre de conjoncture économique en croissance relative, mais aussi la forme spatiale de cette économie-là, la mondialisation…..

p. 18: Avec une hausse de l’endettement mondial désormais situé à 322% du PIB mondial au troisième trimestre 2019 (soit 253000 milliards de dollars11), en particulier aux États-Unis, en Chine et dans les pays émergents, le spectre du krach financier mondial de 2007-2008 hante toutes les têtes.

P.20: Dans ce contexte, après l’époque néo-libérale, la nouvelle configuration géo-économique du capitalisme est celle du retour de la frontière. Partout on observe le retour en force à la nation, aux régionalismes, au protectionnisme, à la réaffirmation des idéologies de crise excluantes (le racisme, l’antisémitisme, etc.), à la constitution de territoires-forteresses marqués par un impérialisme d’exclusion et l’hypostase des identités culturelles et religieuses (y compris dans la gauche postmoderne en cours de décomposition).

Le site Palim Psao et la revue Jaggernaut restent les deux supports les plus intéressants sur le plan théorique que l'on puisse trouver dans l'Héxagone. Le style philosophique peut parfois rebuter mais avec un peu d'effort, ce courrant philosophique devient vite incontournable dès que l'on s'y plonge... 

En finir avec l'argent, Gérard Leblanc

Ka' éditions, 2022, 200 pages.

Leblanc.jpeg4ème couverture:  L'argent fait partie des réalités et des idées reçues qu'on ne met jamais en question. Comment pourrait-on s'en passer ? Il circule dans la société comme le sang dans les veines. C'est comme si nous naissions avec lui. Il devient une part de notre héritage social, mais aussi de notre héritage biologique et génétique. Tant il est intégré à notre quotidien. L'argent se sert davantage de nous qu'il ne nous sert. De quelle nécessité l'argent relève-t-il ? Celle de faire de l'argent avec de l'argent. Cet essai, qui s'inscrit donc dans le combat des idées, démontre que nous pouvons très bien nous en passer. Il faut commencer par le faire sortir de nos têtes pour avoir une chance de nous en libérer et d'en libérer l'humanité...

Biographie de l'auteur: Le travail de Gérard Leblanc se situe entre poésie et cinéma, entre création et théorisation, entre politique et esthétique, entre recherche et enseignement, un parcours jalonné de revues, d'ouvrages et de films. L'auteur a exercé plusieurs activités dont celle d'universitaire n'est pas la moindre (Universités Paris 8, Paris 3, ENS Louis-Lumière). Il a co-fondé en 2004 (avec Catherine Guéneau) l'Association Médias Création Recherche (MCR), lieu d'incubation de projets artistiques et de projets de vie.

Le livre de 200 pages a été résumé en 53 pages, sans commentaires, sans doute par l'auteur. Je vous le livre tel quel:  Voir le PDF ici

p.3-4 : Poulet industriel subventionné, vendu en Afrique, nourri avec du soja brésilien, subventionné par l'UE, car les poulets brésiliens sont moins chers que les français grâce aux bas-salaires!!!  Le groupe Doux rachète les élevages en faillites et les automatise  pour vendre moins cher que les Brésiliens… Logique mortifère.  La mécanisation n'ayant pas suffi,  Doux dépose le bilan deux ans plus tard (il y a le poulet turc, thaïlandais  et chinois qui sont entrés en compétition). Tous les rapports sociaux sont conditionnés par l'argent.  Au-delà du constat, il serait intéressant d'imaginer "le devenir du poulet" dans un contexte a-monétaire. De la filière bretonne au quotidien des producteurs africains ou thaïlandais en passant par les céréaliers brésiliens, tout change. La qualité des produits est plus adaptée au lieu de production (voir le poulet africain dit "poulet bicyclette" en raison de ses longues pattes, plus robuste et plus sain). Les transports internationaux sont limités au local, ce qui est bon pour  le climat. La main d'œuvre est utilisée au lieu d'être renvoyée comme déchets dans les bidonvilles suburbains…    

p.6: Si nous supportons la vie qu'on nous propose c'est parce que nous avons le sentiment (bien fabriqué) d'être coupable de quelque chose (le péché originel) et qu'il faut payer, ne serait-ce qu'en travaillant.  Il faut se "racheter"!... Et si nous arrêtions de nous croire obligés de travailler et prendre le risque de vivre ? Sauf que le lien entre production et consommation est indestructible. Tu ne travailles pas, tu ne manges pas! Conclusion que l'on peut transformer en "tu ne travailles pas pour l'argent, mais pour assurer la survie de ta communauté.   

p.8: Pourquoi abolir l'argent ? N'y a-t-il pas plus simple ? Par exemple le RU: on donne de l'argent à tout le monde et tout le monde peut consommer. Ouf! Le système est sauvé…, avec deux mondes différents et étanches: les travailleurs et les assistés. Sans argent, nous sommes tous embarqués sur le même bateau, les fractures sociales disparaissent ou sont au moins atténuées.

p.9: Le modèle sacrificiel du travail salarié est de moins en moins attractif, mais cela induit une mise à l'écart de la société et la fin de tout changement possible… Une société produit des rapports sociaux avant de produire quoi que ce soit. De quel type de rapports sociaux avons-nous besoin pour vivre le mieux possible? C'est le point de départ démocratique…, des abstentionnistes: nul ne peut penser et agir à notre place. Ce serait le moment de rappeler et de mettre en œuvre le slogan postmonétaire essentiel: "Rendre aux usagers la maîtrise de leurs usages " alors qu'à l'évidence, dans un monde d'argent, la maîtrise n'est l'apanage que d'une minorité oligarchique…   

p.11: Un jour nous n'aurons pas plus besoin d'État que d'argent!  

p.14: Il est intéressant de voir que Leblanc reprend sans le dire  l'idée de "l'expérience de pensée":   demain il n'y a plus d'argent. C'est la fin de "la bonne affaire", de la peur "de se faire avoir", plus rien n'est tarifé, calculé. On ne rend plus à personne la monnaie de sa pièce! La question à se poser tous individuellement: sans argent en échange de mon travail est-ce que j'arrêterai de travailler? On sent dans ce long préambule en forme de constat que l'auteur tente de se convaincre lui-même. Il se pose des questions de "novice".  Même dans le monde marchand, sa peur est infondée. Il suffit de voir les gagnants du loto qui, en grande majorité, retournent au travail le lendemain, ne serait-ce que pour ne pas perdre les liens sociaux qu'ils y ont créés.  

p.16: On ne produira plus quoi que ce soit sans que l'humain n'en sorte augmenté.

p.17: On travaillera moins car quantité d'anciens métiers auront disparu en même temps que l'argent. Peut être faudra-t-il inventer un nouveau mot pour désigner ces temps d'activité choisie parmi les nécessités pratiques qui s'imposent…. Plus de cycles travail-vacances  mais cycles "temps de construction sociale-temps de construction individuelle".   

p.19: Sans propriété et sans État ce sera la foire d'empoigne… De nouveau la question prouve que l'auteur ne croit pas lui-même qu'une société sans argent serait un progrès social…

p.20 Suffirait-il de supprimer l'argent pour transformer les rapports humains? Ce serait trop simple… A chacun sa part du lion?...  Tout rapport de force et de domination cherche une forme de légitimation!  On comprend bien que l'auteur a déjà les réponses à ses questions qui portant relèvent de l'évidence. Le problème n'est pas technique mais mental. Quand on veut tuer son chien on dit qu'il a la rage, quand on veut que rien ne change par peur de l'inconnu, on invente les problèmes avant qu'ils n'arrivent. C'est le propre du capitalisme: on crée un problème, on cherche une solution et cela crée un nouveau marché!...

p.22  Le principal plaisir des riches est de jouir leur vie durant du fait qu’ils ne vivent pas comme des pauvres, de jouir en somme de la pauvreté des pauvres. C'est peut être la seule fonction des pauvres: permettre aux plus riches de jouir sans limite de leur richesse.

p.23  L’argent n’a de valeur que pour l’argent. L’argent n’existe que pour faire de l’argent.  « On en a pour son argent » et pourquoi pas « on en a pour son besoin »?...

p.25  Mais ne nous y trompons pas : il est encore plus difficile de sortir l’argent de sa tête que de sa poche.  Gérard Leblanc, a trouvé la bonne formule, le ton du slogan. Personne ne réfléchit à chaque fois qu'il met la main dans sa poche pour payer un bien ou un service. En revanche sortir l'argent de sa poche réclame un pénible travail de reconstruction mentale… Cette phrase toute simple nous sera utile!

p.27 Pourquoi ne pas substituer un marché des compétences au marché des marchandises ? Pourquoi la si fameuse loi de l’offre et de la demande ne pourrait-elle pas s’appliquer à un tel marché, comme elle régit celui des marchandises ? Sauf qu’il n’y aurait plus besoin d’argent pour échanger les compétences et qu’il ne s’agirait plus d’un marché. Celles-ci ne seraient plus évaluées à l’aune de leur valeur marchande mais à l’aune d’une utilité sociale fondée sur la réciprocité. Il n’y aurait plus de hiérarchie entre elles dès lors qu’elles seraient nécessaires les unes aux autres. […]. Il s’agira d’une évaluation collective et globale des compétences requises pour le meilleur fonctionnement possible de la société. Nous ne produirons plus qu’en fonction de besoins définis par l’ensemble des individus qui composent la société. C’est sur cette base que nous réorganiserons la production et la circulation de tout ce qui est produit. Toute action de formation et de recherche s’inscrira dans ce cadre. On peut associer cette idée intéressante du "marché des compétences" à l'expression restée courante malgré l'argent du "marché des idées". Ce que l'expression désigne n'est pas de l'ordre de l'échange marchand, mais de la quantité d'idée disponibles. Non seulement cette quantité est infinie mais elle ne se réduit pas dans le partage. Quand on donne une idée on ne la perd pas contrairement à l'objet que l'on n'a plus quand on le donne, que l'on a moins quand on le partage. Le plus grand drame de la société marchande est d'avoir marchandisé l'idée même de l'idée, de la connaissance, de l'innovation via les brevets, d'en avoir fait un marché comme il y a un marché des céréales. Une abolition de l'argent, sur le plan sanitaire, libérerait la recherche de toute concurrence, le prix des médicaments de tout profit, la distribution des remèdes de toute exclusivité. Une véritable révolution aux conséquences inestimables!...

p.30 Le travail ne s’ajuste plus au marché des marchandises mais à des compétences qui s’ajustent les unes aux autres en fonction des besoins manifestés par l’ensemble des individus qui composent la société en dehors de toute relation à l’argent.[…] . La notion de nécessité se déplace alors de l’argent (comme valeur d’échange) à l’usage. De quoi avons-nous réellement besoin pour vivre le plus heureusement possible ?  Réduite aux seuls besoins, la production est d'emblée réduite de moitié, voire plus si on y réfléchit bien. Il faut vraiment être intoxiqué par la propagande marchande pour ne pas l'admettre…    

p.31 : Une société où deux économies s’entrelacent : l’officielle, vertueuse dans ses principes hypocrites, et la mafieuse, transgressive dans ses pratiques. Arracher des racines de lotus à la vase ou trafiquer des stupéfiants. En fait, les deux économies n’en font qu’une, tant les frontières sont poreuses de l’une à l’autre. La société officielle a besoin de son double, la société mafieuse, pour maintenir son fragile équilibre. Les pratiques mafieuses constituent une source de revenus pour toute une population qui, en leur absence, serait disponible pour toutes les formes de révolte. On peut mettre cette réflexion en relation avec l'excellent livre de Philippe Jauvert, La mafia d'état. On y distingue deux versants du problème: la mafia qui protège ses pratiques délictueuses par ses relations avec la sphère politique et la quasi mafia étatique qui se sert de la mafia pour faciliter ses actions politiques légales. Un rapport inversé, un double langage, une confusion des genres qui ne pourrait exister sans l'argent!...

p.32: Pourtant, combien parmi nous ne sont-ils pas déjà prêts à offrir une partie de leur temps pour assurer un meilleur fonctionnement de la société ? Combien d’actions solidaires, combien de logiciels libres, combien de contributions gratuites à l’encyclopédie Wikipédia ? Ces actions préfigurent une autre société où le peuple serait enfin à la manœuvre et où l’argent n’aurait plus cours. Seul le mot "préfigure" est discutable. En effet, beaucoup ont cru que l'irruption du numérique allait "préfigurer" un monde sans argent. André Gorz était de ceux-là. A l'usage, on s'aperçoit que le capitalisme a la capacité de tout récupérer, de tout intégrer dans son modèle, y compris les choses les plus utiles et les plus désintéressées. Linux, logiciel en open source, mis en place par des bricoleurs de génie sans aucune volonté d'appropriation, a produit Amazon, Google et autres géants du e-commerce!   

p.34 Tant que l’argent existe, nous ne serons jamais libérés de l’argent. Qu’une monnaie soit frappée du sceau d’un État ou qu’il s’agisse d’une monnaie locale comme au temps des seigneuries féodales, qu’il se présente sur une forme matérielle ou immatérielle, tant que l’argent existe, il règne en maître. Évidence à marteler avec autant de force que nous ont été martelées les "lois du marché". Le seul problème, c'est que des anticapitalistes notoires se sont laissés berner par la doxa ambiante et ont cru proposer des alternatives au capitalisme quand ils lui fournissaient un outil de plus. C'est le cas des cryptomonnaies que les promoteurs défendent avec une rage et une mauvaise foi digne des sectes les plus opaques que l'on connaisse! Il suffit de poster sur un réseau social une légère critique de ces monnaies pour subir un flot continu de violences verbales, d'insultes, voire de menaces… (à ce sujet voir sur le site Blast l'interview de Nastasia Hadjadji à propos de son livre: "Bitcoin, la nouvelle religion").  

p.36: Et combien d’objets sont produits qui ne répondent à aucun de nos besoins ? Ce sont les États qui ont besoin de produire des armes de guerre de tout calibre pour peser davantage dans les rapports de force à l’échelle mondiale, pas nous. Ce sont les États qui ont besoin d’entretenir à grands frais une lourde machine administrative et répressive, pas nous. Ce sont les États qui ont besoin de militaires, de policiers, de magistrats, de gardiens de prisons, pas nous. Ce sont les États qui ont besoin de politiciens et d’experts en tous genres soumis aux intérêts dominants, pas nous. C’est pourtant nous, simples « citoyens » qui, par le moyen des impôts et des taxes, finançons ces besoins qui ne correspondent en rien aux nôtres….

p.38:   Il ne faut pas considérer ces transformations [la disparition des métiers liés à l'argent] en termes de pertes d'emplois mais en termes de libération de forces de vie où le travail prendrait un cours nouveau… Plus de la moitié des emplois actuels disparaîtront avec l'abolition de l'argent. C'est à l'évidence un problème pour ceux qui du jour au lendemain pourraient de retrouver inutile et pas forcément capable d'une reconversion. Mais au moins, ils n'auront pas de soucis quant à leur survie matérielle comme les chômeurs actuels…

p.41: Pourquoi voler des objets ? Parce qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde ? Il faut alors s’approprier ce que possède l’autre pour ne pas en être soi-même dépourvu. Mais ce n’est pas l’objet en lui-même qui importe dans un vol, c’est l’argent que l’on peut en tirer. Vous avez bien lu : le serpent se mord la queue. Il n’est plus nécessaire de voler si on ne peut plus en tirer de l’argent. Il serait bon que les désargentistes cessent d'utiliser des arguments aussi fragiles. Il y a mille raisons de voler qui n'ont rien à voir avec l'argent, même si, de l'aveu de juges en postes, 80% des délits sont liés à l'argent. On peut voler maladivement (kleptomanie), pour augmenter son pouvoir (compensation à une dévalorisation de notre image), par jeu (recherche d'adrénaline), par vengeance (tu vas payer ce que tu m'as fait en perdant un objet qui t'es indispensable)… Il faudra donc réguler les conflits, les délits, les enchaînements de violence, et autrement que par la loi du plus fort de style western. Mais rien ne nous oblige à reproduire la même police, la même justice, les mêmes punitions  héritées du vieux monde. Et là, mieux vaut être précis, inventif et concret… Les déclarations d'intentions ne suffisent pas.

p.42: Tu veux avoir réponse à tout, mais les nations continueront à se faire la guerre. Et la guerre, il faut des armées pour la faire. Des armées de mieux en mieux équipées pour tuer de plus en plus massivement. Des armées de plus en plus technologiques. Même remarque qu'à la page précédente: Si à l'évidence l'argent est le nerf de la guerre, rien ne dit que sans argent, il n'y aura plus de guerre. En revanche, pour faire une guerre, quelle qu'elle soit, il faut enrôler de la "chair à canon". Et c'est là que le bât blesse. Si nous avons inventé la conscription obligatoire et les délits de désertion, ce n'est pas par hasard. Si toute guerre est systématiquement précédée d'une "culture de guerre", c'est bien parce qu'il n'est pas naturel de "mourir pour une idée" comme le chantait Brassens!  Sans argent, le problème ne sera plus la force de frappe nécessaire à la défense mais la capacité à enrôler des mercenaires. Il est évident que d'autres stratégie de protection et de riposte seront inventées, et cette fois non plus en misant sur la soumission des combattants mais en misant sur leurs intérêts vitaux qui ne sont sûrement pas celui de se "sacrifier pour la cause." Les héros combattants sauvant la patrie sont rares et souvent célébrés a posteriori, après avoir été poussés à des comportements extrêmes….

p.43: Si on pouvait se passer d'argent, on l’aurait fait depuis longtemps. On ne t'a pas attendu pour ça. L'argent, il en faut : plus ou moins mais il en faut. Par quoi pourrait-on le remplacer ? Sans argent, pas de marché, pas de régulation entre l'offre et la demande… On ne démonte pas ce flot de certitudes mis en œuvre dès le 4ème siècle avant J.-C. et peaufiné par des siècles de jurisprudence et de pratiques législatives. Il faut en effet explique par quoi l'argent est remplacé, pourquoi cela n'a pas encore été fait, pourquoi et comment le marché s'est imposé, pourquoi l'offre et la demande ne peut jamais s'équilibrer, etc.  Le flou est notre pire ennemi par sa capacité à nous confiner dans la case de l'angélisme… Il ne suffit pas de dire que l'argent nous dépersonnalise et que sans argent, la singularité de chacun pourra enfin être reconnue. Encore faut-il le démontrer…

pp.46-49 Un long développement sur les besoins, le désir, l'envie se termine par la réponse cinglante de l'interlocuteur fictif à l'auteur: Nous savons que tu ne proposes pas de recettes et que ça dépend de nous tou.te.s. Mais quand même, tu ne peux pas nous quitter sur un : « on arrête tout et on réfléchit ». Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire qu’on nous fait le coup. « On arrête tout », d’accord, et après, on recommence à peu près comme avant?  Toute révolution, même théorique et intellectuelle comme au Siècle des Lumières, a besoin de récits, d'histoires qui marquent les esprits sur le long temps et ressortent au moment opportun. Montesquieu a produit ses lettres persanes,  Voltaire a créé les personnages de Zadig et de Candide,  Rousseau s'est mis en scène dans les Confessions et a inventé Émile,  Diderot, plus pratique a tiré les plans d'une université idéale et produit une encyclopédie pour partager le savoir, mais il a aussi inventé La religieuse, une nonne hors norme… Toute proportion gardée, et en toute modestie, quand on voit le nombre d'essais produits ces deux dernières décennies sur les idées postmonétaires, on voit bien que le modèle des Lumières est sans doute dépassé socialement mais toujours d'actualité quant à la stratégie susceptible de renverser un ordre établi de longue date…  Candide a été réédité plus de vingt fois durant la vie de son auteur et il faut souhaiter qu'un de ces nombreux livres postmonétaires sorte du lot pour en vulgariser l'idée…. 

      

Le porte-monnaie, une société sans argent, JF Aupetitgendre

       

J.F Aupetitgendre

  Éd. Libertaires 2013, 144 pages.  Accès au texte ici  



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Résumé: En 2029, une crise financière part d'une hyperinflation dans un pays émergeant et, par effet domino, les banques sont en faillite les unes après les autres. La crise de 2029 fut la première à être mondialisée. L'argent ne valait plus rien, les échanges marchands étaient bloqués, tout s'écroulait.

Dans une ville du midi de la France, les gens s'organisent comme ils peuvent pour survivre. Quarante ans plus tard, un jeune journaliste retrouve les cahiers de son grand-père, notaire dans cette ville, dans lequel le vieil homme racontait au jour le jour comment les gens de son immeuble réagissaient face au désastre. Il commente les propos de son grand-père, découvre la société marchande qu'il n'a jamais connue et la compare avec son époque postmonétaire qui, avec le temps, est devenue si naturelle.

Le texte original a été enrichi par quelques critiques de lecteurs plus avisés que je ne l'étais en 2013. Le journal "Le Monde Libertaire" en avait fait une critique que je vous mets ici, ne pouvant, comme pour les autres auteurs, être objectif et critique.    

Ce livre a été traduit en 2018 par un ami grec et publié aux éditions Aparsis, à Athènes. Dans la crise que connaissait ce pays, la pire que l'Europe ait connue en temps de paix, le livre eu un bon accueil… Si vous avez des relations grecques ce livre est téléchargeable  ici  

Pour en fnir avec l'économie, Latouche et Jappe

 

   Éd. Libre et Solidaire, 2015, 177p.

Quatrième Latouche et Jappede couverture: Cet ouvrage est écrit à deux mains par Serge Latouche et Anselm Jappe. Durant toute sa carrière universitaire, Serge Latouche a enseigné l'épistémologie des sciences économiques. En se penchant de manière critique sur ces fondements, il s'est rendu compte que l'ensemble des présupposés de l'économie était très mal assuré. Anselm Jappe, quant à lui, est arrivé à une conclusion très proche à travers une relecture des catégories de l'économie, telles que la marchandise, le travail, l'argent ou la valeur, qui sont en même temps...

Serge Latouche: né en 1940, économiste, philosophe et enseignant à Paris-Sud. Il milite parallèlement au mouvement de la Décroissance. Un long et fréquent débat a opposé le "décroissant" Latouche et le "désargentiste" Jean-Paul Lambert, sans que l'un ou l'autre dévie de ses positions. Latouche n'a jamais admis qu'une société moderne puisse se passer de l'outil monétaire sans de graves dégâts. La seule issue possible qui nous sorte de la forme actuelle du capitalisme, est pour lui la sobriété volontaire.

Anselm Jappe: né en 1962 à Bonn, il enseigne la philosophie en Italie, l'art à l'université de Tours et fait partie du groupe Krisis en Allemagne.  C'est un spécialiste de la pensée de Guy Debort et de Marx. C'est l'un des rares intellectuels qui ait pris clairement position pour une sortie du système monétaire comme issue au capitalisme. En cela, sa confrontation avec le plus prudent Serge Latouche ne manque pas d'intérêt pour nous, postmonétaires… 

  1. Comment l’économie a été inventée :

Présentation de Serge Latouche : Deux courants sont à l’origine de la décroissance : l’anti-développement et la bio-économie de Georgescus-Roegen. Latouche a commencé par soutenir« un développement planifié avec accumulation du capital le plus rapide possible grâce au raccourci technologique ». Puis il est passé à la critique du développement dans la lignée Illich. Depuis 2005, dans « L’invention de l’économie », il déclare : «D’emblée l’économie fait problème, elle n’est pas là comme ça, naturellement, que ce soit comme domaine ou comme logique de comportement, autrement dit, il n’y a pas de substance ou d’essence de l’économie. L’économie n’est « ni naturelle, ni universelle, ni éternelle, ni rationnelle en elle-même ».Il pose la question : «Le travail, l’échange de marchandises, l’argent, la raison utilitaire, les fonctions biologiques du corps individuel, la distinction entre la nature et la culture, les besoins individuels, sont-ils de véritables invariants anthropologiques nichés au fondement de toutes formes de vie sociale ?  L’objet même de la réflexion des économistes n’est-il pas plutôt une “trouvaille de l’esprit”, une invention des économistes ? » Il pose « l’homologie totale entre capitalisme et économie, deux termes pour saisir une même réalité socio-historique ». Il situe ce processus d’invention de l’économie entre la fin du 17° et la fin du 19° siècle.  

Présentation de Jappe : Jappe cherche à passer par-dessus bord le marxise traditionnel et les clefs de ce renversement se trouvent chez Marx lui-même. Il y a trois niveaux de rupture : "un décentrage plaçant la critique du fétichisme de la marchandise au centre de son approche théorique (ce qui dépasse la simple critique de la redistribution inégale) ; la mise en évidence du rapport de valeur-dissociation (masculin-féminin, patriarcat producteur de marchandises)  ; la reformulation de la théorie marxiste de la crise comme limite interne et externe du rapport-capital."

 

L’économie comme religion

Serge Latouche : « Le développement n’est pas autre chose que l’occidentalisation du monde » […] « Après la sortie de la société de consommation, nous allons vers une société d’abondance frugale » […] « Pour décoloniser notre imaginaire, il faut savoir comment il a été colonisé ; autrement dit, il faut revenir à cet arrière-plan de la déconstruction de l’économie. » […] Comme dit Mark Twain, quand on a un marteau dans la tête, on a tendance à ne voir tous les problèmes que sous la forme de clous. «Aujourd’hui nous voyons tous les problèmes sous la forme économique, comme les Romains voyaient tout à travers le prisme de la religion. […] Si nous sommes entrés dans ce prisme, il y des chances que l’on finisse par en sortir. Je crois d’ailleurs que nous sommes arrivés à un moment où l’on ne va pas tarder à en sortir. […] On voit bien là toute l'ambigüité de Latouche qui analyse parfaitement le capitalisme mais rechigne à le remettre en cause radicalement, préférant le moraliser, le "recadrer"… 

 Aujourd’hui, ce sont les immeubles des banques qui dominent la cité, pas les églises. […] La croissance est un dogme, la décroissance est blasphématoire, provocatrice (Gunther Anders : l’idéologie est ce qui permet de ne pas voir certaines choses). « On oeconomisé notre vie. Car dans les sociétés précapitalistes, l’économie n’existait pas… Or, notre société est fondée sur le manque et la frustration et doit être fondée sur cela, sinon les gens ne consommeraient pas. Après être devenus des bêtes à travailler, nous sommes devenus des bêtes à consommer. On ne nous demande pas de penser mais de dépenser. La publicité est le deuxième budget mondial (500 mds/an).»  Son idée est juste quant au manque et à la frustration construite par le capitalisme pour s'autoalimenter. Il a compris que le capitalisme nous empêche de "penser" pour que nous puissions "dépenser" jusqu'à l'hubris… 

«Il n’y a pas d’abondance possible sans autolimitation des besoins, le désir en tension n’est jamais satisfait… Il faut donc sortir de la société de consommation non seulement parce qu’on sera inéluctablement condamné à en sortir, mais tout simplement pour vivre mieux… L’austérité dans une société de consommation, il n’y a rien de pire. Ce n’est pas gérable… Nous allons vers une société totalitaire de pénurie qui sera toujours une société de consommation, mais où l’on ne pourra pas consommer. Pour l’instant nous sommes embarqués vers la barbarie ; j’espère que bientôt nous allons bifurquer pour une autre direction plus sympathique.» Mais Latouche ne dit rien quant à la direction de cette bifurcation indispensable. Elle reste pour lui la décroissance et ne touche en rien le système monétaire qui va avec…

Le fétichisme de la marchandise

Anselm Jappe : Parmi l’ensemble des critiques sociales, la décroissance me semble une des rares tentatives contemporaines pour trouver une véritable sortie de la crise actuelle du capitalisme.  Cette phrase est terrible pour les Postmonétaires: face au capitalisme, il n'y aurait donc rien d'autre d'audible que la décroissance. Il n'aurait donc pas lu la moindre ligne de la quarantaine de livres, romans et essais, qui ont été édités par les postmonétaires, ni aucun des nombreux sites et blogs que l'on peut facilement trouver? Sans doute que nous ne possédons pas les codes des universitaires qui nous autorisent à penser…

L’économie est venue au monde dans une certaine époque historique et peut donc également disparaître. Mais il faut s’entendre sur les mots : si l’économie c’est faire quelque chose pour assurer sa survie matérielle, l’économie ne peut en effet disparaître, pas plus que le travail. Si l’économie est une manière d’organiser la production matérielle des êtres humains autour des catégories de travail, argent, investissement, retour sur investissement, elle ne fait assurément pas partie de la nature humaine. Dans certaines régions jusqu’au XX° siècle, la plus grande partie de l’humanité a vécu à la marge de l’économie. La mémoire des humains est courte. Pourtant il suffit d'interroger quelques octogénaires assez curieux pour avoir gardé en mémoire les récits de la génération qui les a précédés pour comprendre que jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, y compris en France, quantité de gens passaient leur vie entière sans le confort minimum de l'eau courante, de l'électricité, de la mobilité  non pédestre et a fortiori quasiment sans argent… 

Les marxistes (pas Marx) traditionnels, comme les économistes bourgeois, ont présupposé explicitement ou tacitement que l’argent, la marchandise, la valeur et le travail sont des données éternelles, ou au moins, qu’elles font partie de toute vie sociale quelque peu évoluée, et que le seul sujet de débat possible concerne la lutte historique pour une distribution plus juste (soit une remise en cause, non l’existence de la valeur, mais de la seule distribution de la plus-value). La lutte des classes est surtout une lutte autour d’une plus juste distribution des catégories de base du capitalisme… Tout ce que l'homme a construit peut être déconstruit, y compris au niveau des idées. Or, Jappe a raison, notre croyance récente que l'économie est éternelle a été patiemment et savamment construite par l'école (y compris les écoles de commerce et d'économie), les médias, les partis politiques dans leur immense majorité.  C'est peut être le travail considérable qui reviendra aux postmonétaires et autres désargentistes d'abattre l'idée d'une économie marchande naturelle….Le combat est sans doute inégal mais l'Histoire nous en a montré d'autres encore plus enkystées dans les esprits, les religieuses par exemple.  

L’hypothèse d’une économie née récemment est avancée depuis plusieurs décennies par les anthropologues et historiens comme Mauss, Polanyi, Dumont, Sahlins…. L’invention de l’économie signifie deux choses : l’invention d’une science et d’un discours, mais aussi la mise en place d’une pratique réelle…

La nouvelle conception de « l’homo oeconomicus » a probablement été le plus grand changement de conception de l’être humain depuis l’antiquité… Toute réflexion avant l’apparition de l’économie politique était une réflexion éthique, morale fondée sur la conviction que l’homme est mauvais par nature et qu’il faut un grand effort pour le rendre meilleur. La révolution de l’économie politique émerge dans ce cadre mental pour le dépasser ; mais ce dépassement consiste à se déclarer vaincu dans la bataille morale. Il faut abandonner les efforts en vue de l’amélioration de l’être humain, prendre l’humain pour ce qu’il est, parce la méchanceté naturelle de l’être humain peut enrichir la société (ce qui donne Adam Smith et Bernard de Mandeville : du vice privé naîtra le bonheur public).A partir de là, l’homme sujet moral du 18° devient travailleur et consommateur du 21° siècle…

Mais il ne suffit pas de changer de définition, de conception ou de vision du monde pour dépasser l’économisme parce que l’économie n’est pas qu’une affaire d’imaginaire et développe un changement dans la vie pratique réelle.

Pour certains auteurs (Caillé, Michéa, Foucault, Castoriadis…), un jour et sans savoir pourquoi, une nouvelle théorie émerge et commence à être acceptée par le plus grand nombre qui vont alors se comporter selon ce nouveau paradigme (comme s’il suffisait pour ne pas se noyer de se libérer de l’idée de la pesanteur !).  Anselm Jappe fait preuve ici de pessimisme. Qu'une nouvelle théorie émerge au point d'être accepté par la majorité et entrer dans la doxa, ne dépend que d'une chose, que l'idée de base soit assez simple pour être comprise par tous et qu'elle montre un accord entre des gens aussi différents que les philosophes et les plombiers, les jeunes loups et les vieux de la vieille, les riches et les miséreux… Cela peut arriver quand le jeu ne sera plus d'opposer deux conceptions du monde (Latouche contre Jappe), mais de rechercher ce qui relie les décroissants et les écologistes, les gens de gauche et de droite,  les postmonétaires bricoleurs et les théoriciens de la valeur…

Notre représentation fétichiste de l’économie et du monde est aussi la traduction d’une certaine réalité fétichiste (ce qui ne ramène pas forcément au matérialisme historique). Matérialisme historique = la production matérielle est le facteur premier dans la formation des sociétés ; la réaction des penseurs cités, c’est que le facteur premier c’est le paradigme, l’idée fondatrice, la théorie.

Il nous faut dépasser les deux termes de cette vieille dichotomie pour considérer plutôt le fétichisme (stade primitif où l’on crée des idoles, où on les investit de pouvoir et dont l’homme dépend).Un peu comme le marché que l’on a créé, que l’on a investi de pouvoirs immenses, et dont il faut appliquer les lois pour survivre. (« les marchés n’ont pas voulu… », « les bourses n’ont pas réagi… »)

Le fétichisme est le fait d’une société où les hommes font leur propre histoire, mais sans le savoir. Le fétichisme de la marchandise ne veut pas dire que nous adorons excessivement la marchandise, mais que les marchandises sont pour nous comme des dieux dont les volontés nous échappent.

Pour décrire la société capitaliste, il faut dépasser le concept de domination directe qui a été centrale dans le marxisme traditionnel. Le fétichisme constitue une forme de domination anonyme, plus spécifique à la formation sociale du capitalisme.

Le véritable saut qualitatif a eu lieu à la fin du Moyen Age, notamment à travers la naissance d’une mentalité du travail dans les monastères, les moines chrétiens ayant été les premiers à développer une conception positive du travail, à la différence de l’idéologie de la noblesse qui détestait le travail. Les monastères ont inventé le travail comme condition de la vie chrétienne, mais en plus les heures rigoureuses de travail et de prière. Cependant, cette mentalité n’aurait jamais eu l’effet qu’elle a eu si elle n’avait pas rencontré des facteurs matériels (par exemple l’invention des armes à feu qui implique une technologie coûteuse, des manufactures, donc des impôts, donc le développement des monnaies, des États. Le capitalisme était donc, dès le début, une économie de guerre).

Sortir de l’économie veut dire sortir de ce qui définit l’économie, c’est-à-dire le travail, l’argent, la valeur…Là où existe l’argent dans cette forme, il y a nécessairement une croissance car il n’y a pas de sens d’échanger 100€ contre 100€ (tandis que l’on peut échanger un produit qui satisfait un besoin contre un produit qui en satisfait un autre). Là, on comprend qu'Anselm Jappe a tenté de faire preuve de pédagogie (y compris avec son interlocuteur Latouche!). Autant il est difficile de comprendre en quoi le fétichisme de la marchandise pose problème, autant l'absurdité d'échanger un billet de 50 euros contre un autre billet de 50€ est évidente pour tous…

L’argent moderne est l’argent en tant qu’argent… Toute société capitaliste est donc nécessairement une société du travail…Le travail est une abstraction qui met toutes les activités humaines sur le même plan, indépendamment de leurs contenus. Le travail et le travail abstrait sont donc à peu près la même chose. Cela veut dire aussi qu’aujourd’hui, la défense du travail en tant que tel n’a rien d’émancipateur. Il nous faut changer complètement la forme de la « synthèse sociale » qui ne doit plus passer par le travail. Il faut aujourd’hui demander que la société fasse une évaluation des besoins et des désirs et des activités nécessaires pour les satisfaire en y incluant le degré de technologie souhaitable, en calculant cas par cas ce qui vaut vraiment la peine.

Le débat : La tierce personne qui anime ce débat entre nos deux intellectuels va éclaicir leurs différences jusque là fort minces....

Q ?: Vous parlez d’économie mais le terme de monnaie n’a jamais été employé. SerL a écrit que la monnaie est hors économie parce qu’elle touche aussi au social. Elle n’est pas totalement expliquée par les théories économiques. AJ parle d’argent sans faire la différence avec la monnaie.

A.J. : La conviction que tout le mal réside seulement dans l’argent et que le problème vient du fait que l’argent s’accumule était le fonds de commerce de Proudhon. Chez lui, le travail est naturalisé et sanctifié. De ce fait, le problème pour lui n’est jamais la sphère de la production.

L’idée qu’il pourrait exister un « bon argent », une « bonne banque » revient continuellement depuis deux siècles et on la trouve dans toutes les propositions de monnaies alternatives ou fondantes. De même, les gens de droite imaginent un capitalisme « sain » en extirpant les « parasites », idée proche de l’antisémitisme.

La seule alternative à l’échange monétaire serait une organisation de la société où il n’y a plus d’échange entre des acteurs individuels sur un marché anonyme, mais une organisation de la production où chacun obtient ses moyens d’existence du fait d’avoir participé de quelque manière à la vie sociale (…) Dans une société post-monétaire, c’est-à-dire post-économique, il faudrait un mode de circulation des biens qui ne soit pas économique.

Bravo Alselm! Même le terme de "postmonétaire" serait donc utilisé par les spécialistes de la "valeur-dissociation"!!! Tout n'est pas perdu…

S.L. : Pas d’accord. Le mot argent est investi de symboles extrêmement forts. La monnaie c’est l’instrument d’échange et de la spéculation. Les monnaies alternatives sont intéressantes parce que c’est un premier pas vers la réappropriation de la monnaie…

Et voilà! En une phrase Latouche pose le problème de la différence entre argent et monnaie (ce qui ne se voit pas du tout en passant à la caisse de notre boulanger), et déclare qu'il est possible de se réapproprier la monnaie. Le problème ne serait donc pas dans la monnaie mais dans celui qui l'a détient. C'est contre l'évidence de 5 000 ans de pratiques de l'argent. Depuis le temps que de puissants cerveaux  ont tenté de moraliser l'argent, les trois religions du livre qui ont tenté de le réguler, rien n'y fait. On en arrive à percevoir sa fin par défaut d'autophagie! Monsieur Latouche, vous êtes encore colonisé par les économistes…

Dans le cadre d’une crise complète avec des dizaines de millions de chômeurs, réinventer des formes de réappropriation de la monnaie, d’autoproduction, d’échanges locaux, réinventer une monnaie non accumulative (nous ne serions plus dans le salariat) peut à mon avis constituer une expérience de dissidence (non un analyse du capitalisme sans la monnaie, mais une monnaie pour construire une société non capitaliste).

Voilà comment un tas de militants décroissants, étant nos alliés objectifs, deviennent nos ennemis. Père gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m'en charge!.., ce qui était déjà suggéré dans l'Antigone de Sophocle…

Q ? à S.L. : Serait-t-on capable de créer des monnaies offrant la possibilité de s’acheter des biens, en distinguant les biens de consommation nécessaires et les biens de consommation de luxe ?

S.L. : Cela existe déjà avec les tickets restaurants qui sont spécifiques à la restauration. C’est aussi ce qui se passe dans les SEL

C'est vrai mais un peu léger comme argumentation. Le problème des tickets restaurants, c'est de revenir moins cher aux patrons que de payer la somme équivalente en salaires. Le problème du SEL n'est pas dans l'échange de service mais dans la comptabilité en heures ou en points (équivalent de l'argent), ce qui crée très logiquement des débiteurs et des crédités jusqu'à l'explosion finale du SEL.

Q ? à A.J. : Qu’est-ce qui fait la spécificité du capitalisme par rapport aux autres formes de sociétés ?

A.J. : Ce qui est le fait unique de la société capitaliste c’est son caractère dynamique qui vient de sa nature marchande. Toute production axée sur les besoins est circulaire et son cycle se termine quand les besoins sont satisfaits. Ce n’est que là où l’agent devient le véritable but de la production qu’existe ce caractère d’illimitation. Cela explique aussi que seul le capitalisme est véritablement une société de croissance. C’est aussi pour cela que l’on ne peut injecter une dose de politique de décroissance dans une société basée sur une économie monétaire.

Bravo Anselm, tout est dit: Il n'y a pas de sortie du capitalisme sans sortie du système monétaire, n'en déplaise à tous les économistes hétérodoxes, atterrés ou pas…

Q? à A.J.: Est-ce que la fonction du fétichisme n’est pas de tenir à l’écart de l’idée de la violence armée ou économique ?

A.J. : C’est l’État qui historiquement assume le monopole de la violence. Les autres fonctions sont postérieures et quand on “dégraisse” l’État, ce qui reste, c’est la fonction première c’est-à-dire  la violence. L’État n’est qu’une bande armée ! La gauche fait fausse route quand elle dit que pour s’opposer à l’économie et aux marchés il faut retourner à la politique, redonner à l’État des capacités pour dicter les lois de l’économie et des régulations pour restaurer la démocratie… Ainsi la forme capitaliste de l’État moderne nous montre qu’une société post-capitaliste est nécessairement une société post-étatique, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y aura pas de structures politiques ou communes.

Le même débat agite les postmonétaire dont une partie préconise d'abolir l'État en même temps que l'argent et l'autre partie se croit obligée, ne serait-ce qu'au titre d'une transition, de préserver cet État. C'est croire que l'État cédera facilement la place à d'autres institutions démocratiques, perdant au passage ses lustres, ses pouvoirs et sa gloire! 

Q ?: Comment la Grèce peuvent sortir à la fois de leur crise et de cette société de croissance ?

S.L. : La première chose à faire est de sortir de l’euro. Mais il ne s’agit pas de sortir de l’austérité pour faire de la relance, ce qui serait aussi catastrophique. En Grèce, ce n’est pas le gouvernement qui décide de sa politique économique, ce sont les marchés financiers. Seule une politique résolument protectionniste peut les sortir de la crise. Ce n’est qu’après que l’on pourrait envisager un virage vers une décroissance.

Cher Latouche, c'est oublier un peu vite que sortir de l'euro, c'est perdre un grand marché et accessoirement des subventions rendues essentielles par les créditeurs. C'est un cercle vicieux qui rendra pour longtemps impossible à ce pays de "tourner rond". C'est l'ensemble du système (argent, valeur, état, marché, salariat, marchandise et même patriarcat qui crée le problème. En éliminée qu'une partie n'est que passer d'un capitalisme à un altercapitalisme, c’est-à-dire reculer un peu pour mieux sauter…

A.J. : Je pense et j’espère qu’il y aura de plus en plus de gens qui comprendront que la sortie du désastre ne passe pas par des « solutions politiques », ni économiques, ni alternatives, ni par l’adaptation d’une monnaie ou d’une autre. Comme en Argentine au moment du mouvement des piqueteros, [piqueteros: mouvement de protestations qui bloquait les routes ] il faudrait que les gens se réapproprient directement les ressources, les terrains, les usines, les maisons, sans même respecter la question de la propriété privée, sans se demander s’il faut payer ni s’il est possible de gagner de l’argent avec ces nouvelles activités…. Tout cela est encore à penser et à réaliser. Jamais cela ne pourra être organisé par un État ou un parti politique et ne pourra arriver qu’à côté et contre la société officielle…

Réaction d’un ami Grec se débattant dans la crise : “Anselm Jappe délire..." Certes, le rapport des forces n'est pas en faveur des Grecs pressurés comme cela ne s'est jamais vu en Europe en temps de paix. Pour qu'une révolte aboutisse, il faut préalablement un projet cohérent, un symbole parlant au plus grand nombre, un événement servant de catalyseur. Malheureusement, rien de tout cela n'existe encore chez les Hellènes!

Q ?: Est-ce que sans la croyance, l’économie peut fonctionner ? Est-ce que c’est parce qu’on arrive à avoir l‘adhésion de la masse par la croyance que l’économie peut fonctionner ?

S.L. : Les civilisations s’effondrent comme les banques, quand elles ont perdu leur crédit. La société capitaliste, ce n’est pas seulement une histoire de mots, c’est surtout une histoire de choses. Mais une histoire de choses que l’on ne peut appréhender qu’à travers des mots. Le grand succès du capitalisme c’est d’avoir convaincu ses victimes qu’il était le seul système de vie possible et légitime… Cependant je suis d’accord avec AJ qui écrit « le capitalisme fait beaucoup plus contre lui-même que ce que tous ses adversaires réunis ont pu faire. » Mais aussi Warren Buffet : « La lutte des classes est terminée, parce que ma classe l’a gagnée. » AJ dit « Cette bonne nouvelle de l’autodestruction du capitalisme ne l’est qu’à moitié, car cet effondrement n’a aucun rapport de nécessité avec l’émergence d’une société mieux organisée. »

Serge Latouche est comme mon militant du Syriza grec, il ne croit plus au grand soir!

A.J. : Je défends la nécessité de faire de la théorie, sans être assujetti à l’injonction de devoir fournir, clé en main, des réponses pratiques et immédiates… Il faut comprendre que la société capitaliste est plutôt une exception que la norme dans l’histoire de l’humanité…. Tout se joue à notre époque, en ce moment. Est-ce que l’on va se battre, mitrailleuses à la main, autour des restes d’une production qui donne encore du profit, c’est-à-dire la drogue, la prostitution, les armes, etc. ? Est-ce que nous allons nous organiser d’une autre manière autour d’une véritable réappropriation de l’agriculture sans se soucier de sa valeur en monnaie ? …Pour l’instant, on continue de mener la même vie sociale qu’avant, seulement avec la mauvaise conscience en plus.

La question est difficile à trancher. Entre Latouche et Jappe, il n'y a guère de consensus possible. Seule l'expérience historique peut être utile. Nous ne serons pas la première civilisation qui s'effondre, la première révolution copernicienne qui se soit opérée à la suite d'une invention disruptive (l'écriture, le x algébrique, le zéro en mathématique, l'héliocentrisme, la gravitation, la relativité, le numérique….). Mais à l'évidence, la radicalité de Jappe a plus de chance de chambouler les esprits que la prudence de Latouche.

S.L. : Il est évident que nous avons depuis peu une certaine conscience écologique mais que nous n’avons pas l’action à la hauteur de celle-ci.

La conscience qu'il faut se déplacer est un bon point de départ, mais encore faut-il savoir à peu près où l'on va pour oser s'avancer en terra incognita! Une société postmonétaire est sans doute un bon chemin à prendre et les "coordonnées" préconisées par Jappe favorisent la mise en route bien mieux que la prise de conscience écologique…  C'est en tous les cas ma conviction…, que je ne cesse de partager! 

Q ?: La vie capitaliste est désirable pour la plupart des gens. Comment rendre la décroissance désirable ? Quel rôle peuvent jouer les syndicats, le mouvement coopératif ?

S.L. : On a un rapport de force complètement disproportionnés entre la puissance de la machine à décerveler que constitue le système médiatique et publicitaire qui a l’Art de réduire les têtes. Le problème est que si nous avions une société nouvelle, on produirait un homme nouveau, et si nous avions déjà cet homme nouveau nous pourrions construire la société nouvelle (la poule et l’œuf).

Nous récusons totalement cette idée de poule et de l'œuf. Certes le média de Cyril Hanouna est plus puissant et plus rassembleur que le média Blast. L'un divertit, l'autre invite à réfléchir. L'un détend, l'autre exige de la concentration et de l'attention. Mais alors raison de plus pour soutenir le petit média gratuit mais sans cesse occupé par des "procès baillons" et de critiquer  le grand média subventionné par un voleur multimilliardaire fou qui se prend pour Bolloré!

Q ? à SL : Décoloniser notre imaginaire laisse supposer que nous ayons prise sur notre imaginaire…

S.L. : Prendre conscience de la colonisation est déjà un premier pas. Il y a aussi la pédagogie de la catastrophe et nous pouvons faire confiance au capitalisme pour engendrer des catastrophes ! Vous avez aimé Tchernobyl, adoré Fukushima, ne vous inquiétez pas, il y en aura d’autres.

A.J. : Je n’ai pas confiance dans les effets positifs des catastrophes écologiques. Elles peuvent également porter le désir de mettre en avant un homme fort qui va régler la situation ! La peur, la panique, la précipitation sont de très mauvais conseillers. C’est ce sur quoi nous pouvons travailler en préparant la manière d’agir des gens face à une catastrophe.

En effet, une catastrophe entraîne souvent un sursaut de solidarité et d'entraide, mais dès la catastrophe passé, l'égoïsme et l'absence d'empathie reviennent en force, ne serait-ce qu'en raison des si vielles habitudes qui ont produit cet état d'esprit. Un événement ne peut devenir "pédagogique" que s'il est accompagné d'une éducation populaire. Les vieux militants de gauche en avaient plein la bouche de cette éducation populaire qui avait parfois  porté des ouvriers aux hautes fonctions politique. L'idée même d'éducation est partie avec l'eau du peuple soigneusement transformé en populace adepte de Touche pas à mon poste!   

Q ?: Que penser de l’Islande face aux banques ?

S.L. : Ce que les Islandais ont fait hors de l’euro ne pouvait être fait par les Grecs ou les Irlandais. Le seul pays européen qui ait taxé les banques c’est la Hongrie de Orban. L’extrême droite fait la politique que les gouvernements de gauche n’osent pas faire. Pourtant le capitalisme accepte bien mieux l’extrême droite que la gauche.

C'est normal, les puissances d'argent s'accommodent très bien de l'extrême droite habituée à l'obéissance au chef, laquelle aura besoin de lâcher quelque petits ballons d'oxygène avant que le peuple n'étouffe. 

A.J. : L’extrême droite ne fait que surfer sur les mécontentements populaires. Mais elle désigne des boucs émissaires, des parasites (y compris parmi les acteurs du capitalisme) sans remettre en cause le fonctionnement du système. “Après une bonne purge et quelques sacrifices expiatoires, on va pouvoir recommencer le capitalisme comme avant”.

En outre, le propre de l'extrême droite, c'est d'être conservatrice et de l'avoir toujours été. C'est devenu son ADN, ce que les pouvoirs en place, surtout financiers apprécient au plus au point…

  1. Q?: Marx est-il nécessaire pour penser l’écologie politique ?

S.L. : La décroissance est un écosocialisme opposé au productivisme mais visant à partager autrement. L’apport marxiste tient dans l’identification du capitalisme comme société de croissance et d’accumulation du capital. Cependant le marxisme a plus souvent été un frein : « Ils ont cru que toutes les vérités, en tous les cas les vérités les plus importantes, se trouvent dans Marx, que ce n’est plus la peine de penser par soi-même –que à la limite, c’est dangereux et suspect » (Castoriadis)

Entre l’horizon de sens d’une société déséconomicisée et l’état présent de la société capitaliste mondialisée, il est nécessaire d’aménager des transitions et de les penser, précisément pour que les objectifs ne se perdent pas dans la gestion du quotidien.

Marx  fait partie de notre histoire, de notre généalogie. Tuer, même symboliquement un grand-père, ne change rien au poids de notre généalogie. La citation de Castoriadis sortie de son contexte -le ils n'étant pas ici défini, ne veut rien dire ou en tous les cas ne reflète pas totalement a pensée de Castoriadis

A.J. : Beaucoup se sont perdus dans un mélange de psychologie et de moralisme qui explique tous les maux du monde avec les agissements d’individus ou de groupes prédateurs, conçus comme une espèce de conspiration permanente : les capitalistes, les politiciens corrompus, les banquiers, les eurocrates, les Bilderberg, les impérialistes, les multinationales… Finalement le recours à la critique marxienne de la marchandise évite de s’en prendre simplement à la nature humaine, comme le font certains courants écologistes…

Tant que l'on s'en prendra à l'humanité, aux autres, à eux, ils, ceux-là qui… on ne pourra penser au système. C'en est au point que l'on peut diviser l'humanité moderne en deux clans: ceux qui parlent "des autres", ceux qui parlent "du système"…

Q?  Pourquoi la décroissance implique une sortie du capitalisme ?

S.L. : La décroissance est un projet révolutionnaire en ce sens qu’elle suppose une rupture radicale avec le système en place, à savoir la croissance : abondance frugale, prospérité sans croissance. Ce projet n’intègre pas une politique ni une stratégie de prise du pouvoir… Si elle est envisageable a priori avec les organisations politiques les plus diverses, elle n’est pas en revanche, compatible avec l’imaginaire économique.

 

Texte Massimo Maggini : Maggini résume ici les deux position de Latouche et Jappe  

Le travail : Pour SL, il est à réduire et à changer de contenu. Pour AJ il faut le “dé-sensualiser” (l’utiliser selon une “raison sensible”, l’abolir ou le dépasser. Le travail n’est pas la victime désignée du système capitaliste mais son complice et son moteur interne. Le dépasser est un des devoirs urgents et indispensables pour tout projet authentique de transformation. L’enjeu : passer du “travail” à “l’œuvre”.

La monnaie : Pour SL, elle est à replacer dans le cadre des “moyens” et non plus de la “fin”. Pour AJ, l’argent répond aux nécessités du capitalisme pas des nécessités humaines tout court. Il est d’ailleurs pratiquement inexistant dans la société précapitaliste. Dans le système capitaliste, l’argent représente l’objectif final et la production n’est que le moyen de parvenir à cette fin. Voir "Contro il denaro" (Contre l’argent), Anselm Jappe, éd. Mimésis, 2013.

 

État et organisation sociale : La question reste ouverte de savoir quelle forme sociale devrait prendre une société post-capitaliste, si nous refusons un retour à un état de nature, le do-it-yourself, l’économie de subsistance… L’économie sociale et solidaire n’est qu’un fourre-tout petit bourgeois et qui, en situation de crise, n’offre aucune perspective… De tels projets ne sont qu’idéologie du bien-être de la part d’une gauche désorientée, une ressource même de la gestion de crise.

La vraie tâche, c’est de bouleverser les conditions de la reproduction matérielle au niveau de la société toute entière, et d’ériger en finalité les besoins et la conservation des bases naturelles de la vie. Les “excréments de la production” ne doivent plus être déversés dans la nature mais pensés dès le départ comme devant réintégrer dans la reproduction (comme cela se passe dans la nature). Tout cela ne peut se faire que par un processus engendré par un contre-mouvement social qui porte sur l’ensemble de la société, et non par des modèles pseudo-utopiques qui n’auraient qu’à se généraliser.

Ce que la théorie peut développer, ce sont les critères d’une autre socialisation.

Décidément, la posture de Latouche (qui pense décroitre sans toucher à l'argent, l'outil principal de croissance,  semble bien pâle par rapport à celle de Jappe…

Réponse “désargentiste” à Latouche et Jappe :

On peut parler d’énormité quand on voit la résistance mentale qui entraîne les militants les plus sincères à inventer des stratégies et des alternatives au système qui ne touchent pas aux fondements même du système. Il y a la tentation moraliste (Colibris, Indignés…) qui pense changer la société en changeant l’homme. Il y a la tentation de la ZAT qui pense provoquer le changement en initiant des micro-modèles à la marge ou dans les rares failles laissées par le capitalisme, comme si s’aménager un petit abri sur la berge pouvait à la longue arrêter le fleuve. Il y a la tentation de la réparation (le resto du cœur) qui empêche ni le nombre des affamés d’augmenter, ni le système de les créer. Il y a la tentation de la technique innovante (comme la monnaie locale) qui épure le modèle existant comme si on cherchait à faire une prostitution propre, une torture indolore. Il y a la tentation de la réappropriation (de la monnaie, de la production, du pouvoir…) qui garde sa pureté sur une petite échelle mais retombe dans les mêmes travers une fois passé le cadre local, etc.

Tout se passe comme s’il était impossible d’imaginer un monde possible tant que nous sommes englués dans le monde actuel, de penser un monde sans argent tant que la moindre pièce de monnaie reste en circulation. Il faudrait donc supprimer l’argent pour penser un monde sans argent, ce qui n’est pas possible puisque l’argent nous fait croire qu’il est éternel, naturel, incréé. Et pas plus que nous ne pouvons prouver l’existence ou la non-existence de Dieu, nous ne pouvons prouver que l’argent n’est pas indispensable. Pourtant, on voit bien que la science, peu à peu, a fait reculer le domaine du religieux aux prémices du big-bang. De théorie ou d’utopie, la désargence deviendra réalité quand les moyens techniques d’y arriver nous crèveront les yeux ou alors, par nécessité, quand il n’y aura pas d’autre moyen de survivre aux impasses créées par l’argent. Il paraît évident que les alternatives sont de plus en plus condamnées à se heurter sans cesse au carreau du capitalisme ou à ébaucher des tentatives de sorties du capitalisme sans les nommer comme des sorties. On voit bien que les “magasins gratuits”, les “incroyables comestibles”, fonctionnent déjà comme si le mur de l’argent avait chuté, mais n’en ont pas conscience ou n’osent le dire. La chute de ce mur pourrait alors arriver plus tôt que prévu, avant même qu’une majorité ne l’ait senti vaciller, que les lanceurs d’alertes aient été entendus ! Remercions les intellectuels de "la critique de la valeur" de mettre des mots sur nos intuitions tant malmenées par d'autre intellectuels, trop biberonnés au capitalisme pour le comprendre, ou issus d'une génération où l'on pouvait "encore y croire"… Les jeunes qui actuellement "bifurquent ", en nombre de plus en plus remarquable, sont encore modelés par les dogmes anciens et n'osent pas toujours sauter le pas de l'abolition des catégories définies par Marx, dans leur totalité, comme seul réalisme possible, quand la foi envers un capitalisme "durable" devient de plus en plus utopique…