Mark Boyle - L'homme sans argent

 

Éd. Les Arènes, 2014, 256p.

 

 

QuatriBoyle.jpegème de couverture"Vivre sans argent cela vaut la peine. J'y ai trouvé plus de bonheurs que d'inconvénients. La libération intérieure et la reconnexion avec la nature n'ont pas de prix." (Mark Boyle)

       Pendant des millénaires, l'humanité a vécu sans argent. Aujourd'hui, rien ne semble possible sans une carte bancaire et des billets de banque. " Et si je passais une année entière sans argent ? " Ce pari un peu fou va bouleverser la vie de Mark Boyle, cet ex-entrepreneur diplômé en économie. Dans L'Homme sans argent, il nous raconte son aventure. Que manger? Où vivre? Comment se laver? Comment avoir une vie amoureuse, des amis, garder contact avec sa famille ? Mark Boyle a appris tout cela à la dure. Son livre nous fait réfléchir à la fois sur la place de l'argent dans notre vie et sur les mille manières de s'en passer.
Mark Boyle nous parle d'échanges de savoirs, de frugalité joyeuse, nous raconte comment passer un Noël sans rien dépenser et glaner sa nourriture. En suivant les règles strictes qu'il a lui-même mises en place, il revient à l'essentiel et trouve des moyens ingénieux pour se débarrasser de ses factures et s'épanouir dans la gratuité. Avec humilité, sagesse et un grand sens de l'humour, Mark Boyle a écrit le livre culte de la décroissance.

Biographie: Né en 1979, Mark Boyle est un écrivain irlandais qui vit sans argent depuis 2008 et sans technologie depuis 2016, après avoir été diplômé en commerce, avoir dirigé deux entreprises et avoir découvert le film sur Gandhi. En bon commercial, Mark Boyle a réussi à médiatiser ses expériences de vie sans argent, en se faisant invité par des radios et télévisions australiennes, anglaises, françaises, états-uniennes, etc.

Commentaires: Mark Boyle a certainement des qualités indéniables, une grande rigueur dans sa vie personnelle, mais sa démarche, autant que ces livres, laisse planer quelques doutes:

- Tout d'abord, ses livres, vidéos, interviews sont présentés comme le récit d'exploits: vivre sans argent et sans technologie, donc sans aucun confort ni soins médicaux, cela nécessite en premier une excellente santé et relève en second d'une capacité de renoncement hors du commun. Que lui y réussisse, je n'en doute pas, mais comment le proposer comme modèle au plus grand nombre? Les saints et les héros ne font jamais une foule, mais sont toujours uniques et isolés. Leur compagnie en est même complexe puisqu'ils dépassent de loin tout ce dont est capable le commun des mortels. Au mieux ils génèrent des fidèles, avec tous les effets pervers que cela implique, ou des disciples avec tous les risques afférents pour les moins bons qui s'y risquent !

- Deuxièmement, on est en droit de se demander comment une vie aussi sobre et décroissante a pu être à ce point médiatisée. On ne doute pas que les médias soient fascinés par l'exceptionnel, le rare, l'excès. C'est le créneau le plus porteur en termes d'audience. Mais le message sur les bienfaits d'une vie débarrassée du poids de l'argent, lui, n'est pas spécialement médiatique, ce serait même un sujet de défiance, vite tabou dans une société de croissance et de consommation! La question est donc de savoir qui y gagne le plus du personnage ou de l'idée a-monétaire qu'il véhicule…

-Troisièmement, être médiatique et se passer de toute technologie, cela veut dire avoir accès à Internet et au téléphone de temps en temps, se déplacer autrement qu'à pied, faire appel à des éditeurs pour les livres, à des vidéastes pour l'Internet, autant de gens qui usent quotidiennement de la technologie. Être célèbre aussi bien en Afrique du Sud, en Australie qu'en Irlande, ne peut se faire sans la technologie des autres. Vivre sans argent dans un monde intégralement monétisé, c'est aussi compter sur l'argent des autres, à moins d'être en autonomie intégrale.

Autant je crois en la beauté du compromis qui nous permet de ne pas sombrer dans le délire immatériel du domaine spirituel, autant je me méfie du refus de toute compromission. C'est toujours une démarche qui met le "Je" en exergue en opposition avec le "Nous". Jacques Lacan, dirait que ce problème de "Ge-nou" rend boiteux!...

Il est possible de télécharger gratuitement ce livre en PDF, mais il est toujours accompagné d'une alerte. N'ayant pas les moyens de risquer un piratage, je me suis abstenu… En revanche, son autre livre, Manifeste pour une vie sans argent, dont j'avais noté en partie la table des matières, m'est passé entre les mains. Édifiante! 

    • La maison 
    • Une maison gratuite 134
    • Des maisons pas chères à construire et à vivre 141
    • Les toilettes sèches 146
    • La nourriture et l'eau 150
    • Glaner la nourriture sauvage 153
    • Cultiver 158
    • Le skipping 171
    • Autres idées 173
    • L'eau 177
    • 9. Le nettoyage 180
    • Le corps 182
    • Les dents et la bouche 186
    • Les cheveux 188
    • Les vêtements 190
    • La Maison 192
    • 10. Les transports et logements de vacances 196
    • Le transport 199
    • Le logement 205
    • 11. Vivre en dehors du réseau 208
    • L'énergie électrique 210
    • Cuisiner 213
    • Le chauffage 216
    • L'écologie "Open-source" 220
    • Sécurité de l'information 223….

En résumé, il suffit de squatter des logements inoccupés, trouver une grotte habitable, ou construire sa maison avec les matériaux disponibles sur place (pierre, argile, paille, foin…), selon in design passif qui utilise le soleil. Les toilettes sèches et les urinoirs permettent de ne rien perdre si on a un bout de jardin et un composteur. Il est bon alors de créer un élevage de vers de terre. Pour la nourriture, les plantes sauvages poussent partout en abondance. Un peu de permaculture complète les ressources de la nature et les poubelles des supermarchés permettent de varier avec les légumes et fruits jetés.

Toutes les graines sont utilisables pour se nourrir ou ressemer. Si on n'a pas de terre, il y a le "guerilla gardening" (squatter des jardins non entretenus par leurs propriétaires…). Sinon, il reste encore le skipping (récupération dans les bennes des supermarchés)

Pour l'eau, aussi indispensable que la nourriture, il y a des sources et de l'eau de pluie. Ce judicieux conseil arrive au moment où l'eau de pluie est impropre à la consommation et la plupart des nappes phréatiques contaminées par la chimie des humains!

Le savon n'est plus utilisé par Mark Boyle. L'eau suffit pour se laver. Il n'y a que les humains qui éprouvent un grand besoin de cosmétiques divers. Pour les maniaques de ma propreté il y au aussi les saponaires et le lierre qui sont de parfaits détergents.

Le meilleurs moyen de se déplacer c'est de marcher pieds nus. Mettre des chaussures est aussi handicapant que de porter en permanence des gants de boxe! Et pour les plus douillets, il reste l'autostop!... Bon, on aura compris que tout est possible à qui veut en payer le prix autrement qu'en argent, mais que ce n'est pas un modèle acceptable par le plus grand nombre. Mark Boyle est né en 1979, moi en 1943. Je ne marche qu'en sandalettes, été comme hiver, et toujours sans chaussettes. Depuis quelques années, j'évite seulement la neige. Je demande aux plus jeunes de contrôler si notre "moneyless man" sera toujours convaincu des bienfaits de la marche pieds-nus quand il aura mon âge…

J'ai hésité à classer Mark Boyle parmi les Postmonétaires, pensant au départ à la catégorie du Pas suspendu de la cigogne. Mais malgré tout ce qui nous oppose, théoriquement et pratiquement, on ne peut nier qu'il soit authentiquement postmonétaire, même si on peut penser que quelques uns de ses écrits soit contre-productifs… La "biodiversité s'entendra bien jusque là!

 

 

Couverture

Beaupré Gilles - Utopia, La vie après l'argent

 

Ed. Archimède (Montréal) 2012, 122p.

 

 

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"Le choix est simple : ou l’on continue de s’enliser dans la matérialité jusqu’à la catastrophe finale, ou bien l’on remonte par la voie spirituelle jusqu’à l’utopie universelle."

C'est ce que nous dit en introduction Gilles Beaupré, consterné de voir nos sociétés modernes s'enfermer dans l'aliénation de la possession matérielle. Pour lui, l’idée de partager équitablement les richesses de la terre entre tous les êtres humains est une réalité qu’il est dorénavant possible d’envisager. Les richesses disponibles n'ont pas été créées par l'argent mais par la nature et par les hommes, et continueraient à être disponibles sans l'argent. Nous sommes plus occupés à faire circuler l'argent qu'à produire ce qui est nécessaire à la survie de tous. "Avec la disponibilité d’une incalculable main d’œuvre rendue possible par la production exclusive des biens et des services essentiels, le problème ne sera pas de faire travailler les gens, mais de les inciter à travailler moins, afin de laisser à d’autres le tour de se rendre utiles" […] " Dans ce contexte, c’est la civilisation des loisirs qu’on inaugure, le travail étant devenu un jeu... à temps partiel"…

Pour les taches ingrates, Beaupré envisage un "service civil obligatoire" éducatif et préparatoire à la contribution volontaire aux besoins de la collectivité. C'est le partage qui fait le bonheur, pas l'argent. Pour l'auteur, l'homme est foncièrement bon et c'est notre société qui le rend mauvais. Cette vision d'une société idéale paraît totalement incongrue aux humains habitués à la guerre économique permanente, mais certains signes donnent raison à Beaupré. Je viens d'apprendre que dans la ville de Tours, la mairie vient de lancer un appel à projets et certains ont proposé d'installer, dans quelques points stratégiques, des lieux de dépôts avec comme seule consigne "Tu n'as plus besoin, tu déposes, tu as besoin, tu prends!" Un premier pas vers une société sans argent… Bien qu'un peu simpliste et idéaliste, le livre de Gilles Beaupré est rafraîchissant et simple à lire. Il ne reste plus qu'à en peaufiner les modalités de mise en œuvre.

Extraits: Gilles Beaupré fonctionne par petites évidences à l'aspect naïves, mais c'est peut être sa force. S'il peut laisser sceptiques les intellectuels, il convaincra ceux qui fonctionnent avec leur seul "bon sens populaire"…

«Si la pollution, l’extinction d’espèces animales, le réchauffement planétaire, le viol de la nature, la famine, et les guerres figurent parmi les nombreux maux dont l’Argent est la racine, il ne faudra pas non plus oublier qu’à l’origine, il s’agit bien d’une dictature économique dont le moteur est la gestion de l’Argent selon le modèle de société capitaliste.» p.12

«Si tous les objets produits l’ont été sans argent et peuvent être consommés gratuitement, plus personne n’aura l’idée de se mettre en valeur par des possessions que n’importe qui peut acquérir.» p.16

«Dans un monde de gratuité universelle où toutes ces tâches improductives seront dorénavant inutiles, ces millions de travailleurs improductifs apprécieront sûrement de travailler moins.» p.19

«À la fin de leur journée, et jusqu’à la fin de leur vie, les spéculateurs, investisseurs, courtiers, banquiers, cambistes, agents de change et autres boursicoteurs, ou encore fonctionnaires, assureurs publicistes n’auront jamais rien produit de concret pour personne, ni biens ni services.» p.20

«Militaires, miliciens, et mercenaires devront tous se recycler dans des activités constructives. Les policiers seront remplacés par des Guides civilisés et courtois qui aideront ceux d’entre nous qui n’auront pas encore adhéré à la paix et l’harmonie à cultiver ces valeurs.» p28

« Le problème ne sera pas de faire travailler les gens, mais de les inciter à travailler moins, afin de laisser à d’autres le tour de se rendre utiles.» p.29

«Dans ce contexte, c’est la civilisation des loisirs qu’on inaugure, le travail étant devenu un jeu... à temps partiel.» p.29

«Que ce soit en créant de faux emplois ou en distribuant de l’Argent à ceux qui n’en ont pas, la misère progresse aussi vite que la technologie et de plus en plus de monde en souffre.» p.31

«On n’a pas l’Argent pour nourrir tous les humains, même si on a la nourriture pour le faire.»p.33

«Avec l’abolition de l’Argent, ce sont non seulement des centaines de milliers d’emplois inutiles qui seront abolis, mais aussi bon nombre de mauvaises habitudes, de comportements répréhensibles et de vices indésirables qui disparaîtront, justement parce qu’ils lui sont reliés.» p.37

«Dans les moments difficiles, ce n’est plus l’Argent, mais la solidarité qui nous unit.» p.41

«Il est clair qu’au début du processus d’élimination de l’Argent, celui-ci sera tout de même utilisé, le temps de la transition. Il s’agira donc de combattre l’Argent avec l’Argent, de sorte que le dernier travail de 1’Argent sera de s’autodétruire. Bref, du vrai travail.» p.52

«Au lieu d’un Maître, d’un savant ou d’un saint, on offre à la jeunesse ces modèles de corps sans âme qui gagnent des fortunes pour couronner leur brutalité et leur nullité.» p.71

«Être libéré de toute possession, c’est être libéré de la peur de perdre, de manquer et de ne pas avoir. En fait, c’est être enfin libre de vivre.» p.80…

 

En fin de livre, Gilles Beaupré situe l'abolition de l'argent avant 2030, ce qui montre bien son optimisme… Merci à lui de lutter contre l'écoanxiété!...

PS: Pour ceux qui veulent voir le Bonhomme et sa femme dans leur univers de gratuité, il y a une Vidéo à voir.

Image de couverture

Benoît Bohy-Bunel - Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire. Actualités inactuelles,

 

Éd. L'Harmattan, 206 p., 2019

 

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En s’appuyant sur les analyses théoriques de KarlMarx, de Georg Lukacs et de Guy Debord pour mieux les dépasser, Benoît Bohy-Bunel tente de nous rendre audible le monde qui nous entoure. Il a pour cela une longue expérience de l’écriture, ne serait-ce que par sa participation fréquente à l’excellent blog Palim Psao, une sérieuse culture philosophique et l’expérience de plusieurs années d’exercice pédagogique au sein d’un lycée montpelliérain. La rudesse du propos et son intransigeance théorique sont compensées par une mise en perspective constante entre l’analyse et le regard qu’il porte sur la réalité quotidienne, que ce soit sur le plan économique, sexuel, patriarcal, raciste, colonial, écologique, etc., ou sur les handicaps, les inadaptations, les exclusions propres à notre temps. L’œuvre, souvent polémique, ne vise pas les personnes mais les logiques de mystifications qu’il tente de mettre à jour. Il s’adresse à tous ceux qui se désolent de l’état du monde, qu’ils soient fins lettrés, militants actifs ou simples observateurs. C’est en ce sens un travail utile, une entreprise parfois de démolition mais toujours accompagnée d’une reconstruction.

Cette réflexion décline en quatre tomes distincts :

  • Les faits marquants nationaux et internationaux de ces dernières années
  • Les phénomènes spectaculaires (cinéma, publicité, pornographie, football, presse, Facebook…)
  • Les idéologies spectaculaires (conspirationnisme, déclinisme, développement personnel, transhumanisme, décroissance, théologie…)
  • Les figures du spectacle  (Onfray, Enthoven, Baudrillard, EdgardMorin, Michel Serres, Lordon, Taubira…)

Tout y passe, des événements aux personnages, des idées reçues aux théories en vogue, le prosaïque autant que le poétique. Les quatre tomes peuvent se lire dans l’ordre ou le désordre, se dévorer sans modération ou se méditer…

Actualités inactuelles, Tome 1

Ce tome 1 n’est pas une chronique exhaustive des événements d’actualité mais une réflexion sur quelques faits qui sont apparus à l’auteur comme significatifs ou symptomatiques:

Les attentats de janvier 2015 : BenoîtBohy-Bunel démonte les mécanismes du racisme, de l’islamophobie, de l’affliction étalée, de la fascination morbide, avec l’inévitable mise en scène et récupération politique. Ce que nous avons vécu et ressenti lors de ces attentats à travers les médias et les conversations privées ne pouvait, sur l’instant, permettre d’appréhender le poids des mots (barbarie, indignation, sacrifice, martyrs, liberté d’expression, République, civilisation…) et l’usage qui en a été fait. Avec le recul, l’auteur déroule les processus d’essentialisation qui consigne les acteurs dans leurs rôles de djihadistes, de victimes, de juifs, d’arabes, d’européen. Il met en exergue le manichéisme qui classe en bons et méchants, modernes et anciens, responsables et coupables, assignant ainsi les individus dans des schémas de pensée caricaturaux. Une saine mise en perspective !

La loi El Khomri : L’auteur entend bien poser clairement deux positions qui cohabitent : se limiter à l‘abrogation de cette loi ou profiter de l’occasion pour promouvoir l’abolition du système qui a permis l’émergence d’une telle loi. Les deux positions ne sont pas exclusives tant que le capitalisme n’a pas été aboli et il propose de tenir ensemble les deux finalités.

Évènements nationaux et internationaux :

Le racisme et l’islamophobie : Au-delà de l’émotion, du tragique, de la récupération politique, des avis autorisés mais sans profondeur, BBB éprouve le besoin de s’y attarder. En effet, avec le recul, on ne peut que constater le nombre d’essentialisations réductrices associées à des abstractions vides : de la cliente de l’hyper cacher, on ne retiendra que sa judéité, du journaliste, on ne retint que sa liberté d’expression bafouée, et du djihadiste, sa violence…

« Le théoricien doit revendiquer son droit de ne pas collaborer complètement à la confusion idéologique dominante, et donc son droit de dénaturaliser, de déconstruire, de critiquer radicalement, certaines structures précises, socio-économiques, historiques, propres aux États-nations modernes, “occidentaux” ou “occidentalisés”, (néo)colonisateurs, structures que de tels gestes terroristes, compris également comme gestes réactifs, dévoilent, très clairement, dans leur dimension clivante, plutôt que d’accuser, de façon manichéenne, quelque grand “Autre” “culturel” ou “religieux” ».(p.12)

"Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie”, nous dit l’auteur, ce qui lui permet de considérer la barbarie du djihadiste autant que celle du capitaliste, du colonialiste, du bureaucrate, de l’État-nation… On pourrait parfois reprocher un certain centrisme occidental dans l’analyse. Par exemple à propos du racisme :

« Historiquement, et généalogiquement, le racisme, tel qu’on le connaît, est l’instrument de domination, théorique et pratique, de “l’Homme” qui s’est lui-même assigné à l’identité “occidentale”, ou “blanche”, jugée “supérieure”, pour mieux coloniser et pour mieux définir des tutelles et des dépendances, d’abord matérielles. »

Or, le racisme existe depuis toujours et en tous lieux. Si le racisme occidental s’appuie sur une histoire coloniale, le racisme de l’arabe vis-à-vis du noir est déjà repérable dans l’antiquité et pour de tous autres motifs. Mais l’auteur admet que le racisme n’est «…qu’un écran de fumée idéologique, pour que se développent plus efficacement des structures de domination… », ce qui ajuste son propos.(p.15)

Personnellement, je préfère penser que le racisme commence très tôt, quand un enfant découvre que le dénigrement d’une caractéristique physique ou morale d’un autre lui confère un pouvoir de domination. Le sujet du dénigrement importe peu, ce qui n’est pas le cas de la volonté de puissance. (Et je ne parle pas ici d’une “nature humaine” qui serait aussi innée qu’indéfectible, mais d’une potentialité parmi d’autres qui sera développée ou pas par l’éducation). Les adultes ne sont pas différents des enfants, mais ils ont des moyens de dénigrement de l’autre et de dominations plus sophistiqués.

Remarque intéressante sur l’enseignement de la géographie qui classe les États en “développés, sous-développés, en voie de développement ou émergeants…et utilise des stades d’évolutions non critiqués dans lequel le modèle “adulte” et intelligent est bien entendu celui de l’Occident, et ce, par des enseignants foncièrement républicains et antiracistes. (p.17)

« Cela engage simplement une critique radicale de la modernité capitaliste et colonialiste, en laquelle les « représentants » « officiels » de ses victimes finissent par défendre le même monde que celui des destructeurs. […] Il [le racisme] tend à affirmer des différences de « nature », tendanciellement discriminantes ou excluantes, entre les individus, sur la base de différences « religieuses », « nationales », « ethniques », ou, plus pudiquement, « culturelles »(p.18)

Façon de renvoyer dos à dos victimes et bourreaux…

« Le raciste “culturaliste” refuse de considérer, délibérément, une barbarisation massive du monde, qui ne sera jamais remise en cause par son idéologie, mais qui sera entretenue par elle largement, bien au contraire. » « De fait, le raciste ne reconnaîtra jamais que les structures de pouvoir sont très bien elles-mêmes protégées par son idéologie raciste… (mensonge massivement, matériellement, quotidiennement construit) p.19

C'est un discret mais sévère coups de griffes à Huntington, Spengler, Onfray, Houellebecq, Zemmour, Alain de Benoist…, via “décadence”, “soumission”, “Le déclin de l’occident”, “le Choc des civilisations”…

Le féminisme : Les “féministes” ne reconnaissent aucune valeur « positive » à la notion de « féminité », en tant qu’elle est une construction patriarcale. La lutte qu’elles portent annoncent un monde où « le » « féminin » et « le » « masculin » auront été abolis, comme assignations discriminantes à un « genre » ou à une « sexualité » réductrice, fonctionnelle, et dévaluante. De la même manière, « l’être-prolétaire » n’est pas une « identité » positive, à maintenir dans une réalité post-capitaliste, que promeuvent certaines luttes sociales radicales : mais il peut devenir auto-réduction tactique, sur la base d’intérêts matériels communs, qui doit donner lieu à l’auto-abolition du prolétariat, et à l’abolition des catégories matériellement agissantes que sont les classes, les marchandises, les « valeurs » économiques. Il est donc clair que les “identités”, les naturalisations produites par le système, ne sont pas à envisager comme survivant au système mais comme préfiguration d’une radicale abolition de ces réductions fonctionnelles produites par les catégories agissantes (classes, marchandises, valeurs) que personnellement je pense elles-mêmes assujetties à la catégorie première de l’échange marchand (donc de l’argent). p.21

BBB suggère que l’heure n’est plus à la “sectorisation des luttes” mais à la “fédération” de toutes les luttes: aujourd’hui, c’est le capitalisme qui porte matériellement et mondialement ces projets,devenus plus barbares, car plus amoraux et « rationnels », plus neutres et calculants, plus massifs et plus structurels…  p.21

Le pouvoir amalgame deux dynamiques contraires pour mieux s’ériger en pacificateur : les mouvements antiracistes et anticapitalistes, et les dynamiques terroristes et meurtrières. «Un tel système dissocié ne veut pas voir que c’est sa propre violence qui est exhibée à travers le second type de dynamiques. » […]

« De telles projections tempèrent également les soifs de vengeances meurtrières susceptibles de contaminer les luttes sociales radicales, puisqu’elles suggèrent leur vacuité stratégique. Elles dévoilent peut-être aussi la dangerosité d’une violence qui se voudrait “rédemptrice”, ou d’un sang versé qui se voudrait “purificateur”».p 23

Logique essentialiste :« Réduire le journaliste assassiné à “celui qui défend la liberté d’expression” c’est essentialiser un métier sans considération de la façon dont il est exercé (en qualité, en importance, en opinion). C’est croire que certains individus incarnent de facto des valeurs républicaines, de liberté, par l’exercice même de leur profession qui les place “au-dessus” du commun des mortels. Le journaliste est récupérable par le politique, pas l’agent d’entretien !L’invisibilité de l’agent d’entretien est aussi patente que la victime d’un attentat au Cameroun ou en Irak, pays moins prestigieux que le nôtre… La compassion nationale sélective est logiquement associée à une compassion mondiale sélective (esthétisation obnubilante d’un politique abstrait). p.25

Même critique vis-à-vis des policiers tués qui, au motif qu’ils représentent symboliquement la vertu national indépendamment de leurs qualités personnels. Les mêmes qui honnissaient les flics “casseurs de manifs”, les embrassent.

Chasseur-chassé : Le traitement donné aux attentats permet d’occulter le “chasseur initial” (domination coloniale, étatico-nationale…) pour devenir une simple réponse à une agression extérieure. P.26

Analyse des slogans : “je suis Charlie”, “je suis policier”p.29 Un slogan du type “je suis policier” permet de nous faire oublier qu’une certaine répression policière tendanciellement violente et arbitraire, raciste, inégalitaire et patriarcale, doit bien sûr être critiquée et combattue en tant que telle, pour elle-même. »p.32

“Je suis un agent d’entretien” : « Nous », consommateurs-travailleuses-exclu-e-s, sans « nom » et sans « visage », « reconnus », anonymes quantifiés, dont la « qualité » elle-même est exhibée pour qu’on occulte sa dimension vivante, nous devenons toujours plus cet « agent d’entretien », ou ces agents d’entretien d’un système impersonnel et calculant, automatisé et indépendant, qui « nous » intègre en tant qu’il nous efface et nous oublie. p.32

Irresponsabilités : « Cet État-nation n’est pas, a priori, qu’une bureaucratie « d’en haut ». C’est aussi « chaque citoyen », qui, à sa manière, est censé participer à sa logique, la maintenir. La parcellisation des tâches indique aussi des responsabilisations, minimales mais pas pour autant inexistantes.» p.33

p.34-36, BBB pose problème de la responsabilité du journaliste qui publie une caricature qu’il sait provocatrice. « Il y a l’idéologie revendiquée par les individus, d’un côté, et il y a les conséquences effectives des actions individuelles, d’un autre côté…  Ces jeunes musulmans, ou ces jeunes arabes, devront implicitement se sentir coupables d’être ce qu’ils sont, et on leur demandera de se "désolidariser" explicitement de l’acte barbare, comme si la barbarie latente de tous "les leurs" avaient été révélée par cet acte… » 

p.40 « Il n’y a aucun respect pour la personne humaine derrière le slogan publicitaire « je suis Charlie », il n’y a qu’obnubilation, trivialité obscène, et exhibition individualiste narcissique, là où la dignité et le souci de compréhension complexe devraient pourtant s’imposer. Il n’y en a pas plus, à travers la réaction infantile, également réductionniste : « Je ne suis pas Charlie ».

Loi El Khomeri :p.41 BBB décortique le débat technique sur le licenciements qui tend à masquer le cynisme des stratégies patronales et fait remarquer le peu de débat sur la responsabilité patronale quant aux vécus concrets des salariés, à leur insécurité…Il met en exergue les “licenciements qui vont faciliter les embauches ultérieures” pour les ramener à ce qu’elles seront : des “purges”… «…pour licencier d’abord les individus qui ne sont pas "français", les femmes jugées "moins compétitives" sur des postes jugés "masculins", les jeunes "sans expérience", les personnes plus âgées qui ne seraient "plus adaptée… » « …il s’agit donc, non pas de « réguler » autrement, de façon « plus vertueuse », ce système, sur un plan simplement national, mais bien de l’abolir au sens strict, et au niveau global… » p.44

« La loi El Khomri nous dévoile l’être du travail en régime capitaliste… » p. 46

« Un mouvement de lutte radicale ne doit pas s’approprier les catégories établies par le système qu’elle combat pour simplement viser leur « purification ». Elle doit créer de nouveaux points de vue, si elle se veut réellement transformatrice. » p.48 C'est la même critique que nous faisons aussi des communistes ou syndicalistes qui revendiquent un meilleur partage de la richesse et in fine l’embourgeoisement des prolétaires, des écologistes qui revendiquent le sauvetage d'une espèce rare d'amphibien et in fine l'oubli des habitants humains du même lieu…

« Trop d’autoproclamés « communistes » aujourd’hui font vivre l’esprit du capitalisme (Front de gauche, LO, PCF, NPA, etc.). Être à la hauteur du scandale et de l’aveu que constitue la loi El Khomri, ce serait donc critiquer radicalement les catégories de base du capitalisme, plutôt que de revendiquer leur « purification », dans la mesure où leur caractère fondamentalement destructeur et inconscient aurait été ici dévoilé… » p.49

BBB développe largement la nécessité de sortir des catégories fondamentales du capitalisme (État, salariat, marchandise, valeur, argent) mais avec réserve, ou rigueur théorique. Il se refuse par exemple à la critique de l'échange marchand, lui préférant le terme de marchandisation, au motif que tous les échanges ne sont pas pernicieux (puisque l’échange amoureux peut être sain). En plus, dans sa liste des catégories à abattre, il ne hiérarchise pas les dites catégories. Or, le seul élément de la liste qui induise mécaniquement la disparition de tous les autres, c’est bien l’argent que seul l’échange justifie….Pourtant, il dit plus loin que « il n’y a pas de nationalisme en dehors du cadre du libre-échange »,p. 49.

P.51 sur la loi El Khomri: « Cette lutte, de fait, n’est pas simplement « nationale ». Elle s’inscrit dans un contexte de crise du capitalisme global, et n’a de sens que dans un cadre internationaliste. »… «…cette loi questionne une division internationale néocoloniale du travail, mettant en concurrence les salarié-e-s, bientôt ou déjà précaires, de tous les pays du monde… »

P.52  «Cette contre-violence « militante » ou désespérée, est pourtant largement insignifiante par rapport à ce contre quoi elle se manifeste.»

BBB ne défend pas la violence en marge des manifestations mais la met en perspective avec la violence d’État qui légitime la désobéissance civique sous toutes ses formes. «La violence d’un dit “casseur” est aujourd’hui la piqûre d’un moustique sur le dos d’un taureau furieux et incontrôlable. »

P.54 Benoît parle alors d’autodéfense, d’une contre-violence qui serait légale du point de vue du “commun” à défendre. Coup de griffe au passage aux média qui ont traité sur un même plan la violence policière et la violence des casseurs, qui ont criminalisé ceux qui dénonçaient un système globalement meurtrier.

p.56 Notes sur les fenêtres brisées de l’hôpital Necker et re-coup de griffe aux média qui ont titré : “horrible assaut contre l’hôpital des enfants malades” ! « Si les jeunes émeutiers qui ont cassé les vitres de Necker ont été idiots, MM. Valls et Cazeneuve, eux, sont obscènes. » (citation d'un texte de parents d’enfants malades à l’hôpital)

Evénements internationaux : p.57 (lecture de la crise à la lumière de Debord et Lukàcs) : «Les hommes objectivent les conditions de la circulation et de la production des biens, de telle sorte qu'elles paraissent bénéficier d'une autonomie indépassable, obéissant à une législation spécifique. Face à cet automouvement des choses valorisées et échangées, il semble que les hommes doivent s'adapter, avec leur subjectivité, à un donné préexistant, comme s'ils s'adaptaient à une "seconde nature" radicalement étrangère et autosuffisante. Cette apparence mystificatrice, et matériellement produite, doit être abolie en tant que telle, vers l’émancipation de la plupart, au profit de tous…( explique Lukàcs). La tâche d'une philosophie de l'économie, qui est nécessairement une critique de l'économie, est donc de reconnaître ces relations concrètes qui sont à la source des catégories abstraites, chosifiées, du capitalisme….

La critique conséquente du capitalisme est donc, de ce point de vue, une démystification, et une dénaturalisation, de catégories économiques elles-mêmes fétichisées et naturalisées.

P .58…le capitaliste se focalisera même, absurdement, sur une portion « morte », objective, du capital constant, à savoir le capital fixe, alors que la machine est « incapable » de produire plus de valeur qu’elle n’en coûte, mais épuise au contraire toute sa valeur dans son usage, sans rien « créer » en terme de valeur supplémentaire….

p.64 «…La dérégulation néolibérale des années 1980 aurait "perverti" l’économie de marché (supposée donc bonne en elle-même, a priori), et un interventionnisme étatique approprié, une régulation "vertueuse" des flux financiers…Tobin ayant été lui-même récupéré dès 1998 par les altermondialistes du Monde diplomatique (ATTAC)….La critique dite "de gauche" de la finance, celle des protectionnistes nationalistes comme Mélenchon ou Lordon, ou celle des "économistes atterrés", cible naturellement de façon beaucoup plus radicale de telles tendances "fictives" transnationales, mais l’esprit général reste le même….l’idée d’isoler la finance comme sphère "autonome", comme part "maudite" du capitalisme, n’est en rien rigoureuse, dans la mesure où le système capitaliste est une totalité en laquelle chaque élément s’insère dans des boucles de rétroaction complexes qui font que le développement "déréglé" d’un élément n’est jamais que l’expression du dérèglement de tous les autres, et réciproquement….D’un point de vue cybernétique, la crise du capitalisme est une totalité qui dévoile la folie de l’économie « réelle » et de la fonction financière simultanément…»

p.65 «Une "régulation" ne ferait que retarder l’échéance de la crise, pour mieux garantir les conditions de son explosion désastreuse [….] abolir le capitalisme en lui-même, globalement parlant : soit la nécessité d’abolir la structure marchande, le système du travail abstrait, de la valeur, de l’argent comme fin en soi, et de l’État qui gère l’automouvement de ces catégories….Vouloir simplement « réguler », cela signifie : vouloir sauver le capitalisme…Cela signifie, ne pas voir que l’interventionnisme étatique n’empêche en rien la crise interne de l’économie « réelle »…Cela signifie, vouloir proposer des réformes « radicales » dans un cadre essentiellement national sans remettre en cause les règles du jeu du capitalisme mondial…»

p.67 «…les luttes sociales qui s’opposent aux désastres sociaux du capitalisme, aggravent la crise de la dévalorisation de la valeur « réelle »…la lutte, trop souvent, n’abolit pas la misère, mais entretient sa logique…Si elle débouche sur un réformisme « radical » « providentiel », mais n’abolissant pas le principe marchand en tant que tel, elle ne fait que retarder l’échéance de cette misère…Cette sortie de la "crise", qui n’est rien d’autre que la sortie hors de la structure marchande constamment en crise, ne sera bien sûr jamais défendue dans les zones spécialisées du pouvoir ou du spectacle…»

p. 68 «Tout économiste spécialisé, « scientifique » ou « sérieux », atterré ou atterrant, refusera ce diagnostic et cette projection, refus que sa place dans les rapports matériels de production et de reproduction idéologique du pouvoir, explique largement…Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux…une seconde nature paraît dominer notre environnement de ses lois fatales…»

La propagande esthétisée

Le texte est si dense, mais si clair, que je préfère en livrer des extraits sans plus de commentaires…

p.71…«La pulsion morbide de la société spectaculaire et marchande, fétichiste et réifiante, qui a été envisagée jusque-là requiert, pour être "acceptable" pour les "masses" anonymes, une propagande ciblée, "fun" ou "ludique", à sa mesure… La presse-people, le football-spectacle, la télé-réalité, Facebook, la « littérature » de masse, le comique totalitaire, le cinéma industriel, le spectacle aristocratique de la "vedette" désinvolte, la mutilation de l’érotisme dans le spectacle, peuvent être autant de dispositifs mis au service de l’obnubilation…» Benoît cite alors G. Debord: « À mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. »

 

p.72 La presse people : «…Ce récit en impose, car il concerne des êtres divinisés que tout un chacun voudrait connaître ou être…Ce récit qui en impose est l'injonction à se soumettre à la loi du marché, puisqu'au fond les dites "stars" ne défendent jamais qu'un réseau systématiquement agencé de marchandises dont la "valeur" problématique semble ne poser aucune question à personne… Ainsi donc, le sourire d'un couple de stars, dans la presse people, a pour arrière-fond la défense du système qui provoque la soumission de peuples entiers dans le monde et la torture des enfants…»

p.73 «L’enfant "starisé" de façon précoce, devenu adulte à son tour, dans un tel système, ne produira plus de nouveauté dans le monde, et reproduira des schémas obsessionnels impensés… Il se contentera, le plus souvent, de se "comporter" de façon "adaptée", dans un environnement social balisé, de façon prévisible… L'enfant de "star", déjà "bourreau" malgré lui, et bourreau "défendant" à son insu la misère d'autres enfants… A quand un misérabilisme qui déplore la misère de nos "stars", de nos "élites", de nos "winners" ?...»

p.74 «…Le "faux évolutionnisme", selon Lévi-Strauss, est une attitude typiquement occidentale consistant à considérer que certaines "cultures" actuelles seraient moi "évoluées" que d’autres, et représenteraient des stades antérieurs du développement de ces "cultures" plus «évoluées"…L'humanité devient une et identique à elle-même ; seulement, cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement….Pour un Sarkozy, par exemple, "l’Afrique", trop peu "entrée dans l’histoire", vivrait donc aujourd’hui "l’enfance" qu’aurait vécue antérieurement la "vieille Europe", parvenue maintenant à "l’âge adulte"….Plus subtilement, pour un historien-géographe spécialisé, ou pour un économiste scientifique d’aujourd’hui, on n’aura pas cessé de distinguer, fondamentalement, les pays dits "développés" (du « Sud ») des pays "en voie de développement" (du « Nord »)… ce développement, qui est une fuite en avant morbide, ne sera jamais accessible pour tous (pour des raisons géopolitiques et écologiques évidentes)….Présenter un critère unique (le développement économique) comme principe d’une hiérarchie pernicieuse, sera aussi un moyen de maintenir sous tutelle économique ces pays "en voie de développement" »…

p.75 «…L’humanitaire "humaniste", ou "tiers-mondiste", qui prône ce développement unidimensionnel "pour tous ", plus "durable" peut-être (ONU, ONG, etc.), entretient, hélas, les conditions de possibilité de ce genre de tutelles, malgré ses bonnes intentions….Notre barbarie propre, occidentale ou "aisée", sophistiquée ou "confortable", indique le cynisme latent de cette notion de développement…

p.76 …Les vainqueurs, détruisant leur propre intimité, et leur propre espace "privé", n’admettront pas si vite qu’ils auraient intérêt à être "vaincus", pour faire cesser ces autodestructions.

 

p.77 Le foot spectacle : «…Le football est en effet l’un des dispositifs les plus puissants et les plus universels de la logique du profit… La marchandisation et la monétarisation qui ont transformé le football en une immense machine à sous, ne sont pas, comme se l’imaginent encore certains "humanistes", les déplorables effets de l’argent, mais la finalité même du capitalisme sportif contemporain…Le débat public mis en scène spectaculairement (…) a pour fonction centrale l’auto légitimation permanente du monde de la vie séparée d’elle-même… du monde marchand.»

p.78: Dans une société capitaliste, la production de biens d’usage n’est qu’un mal nécessaire en vue d’obtenir plus d’argent, en vue d’obtenir toujours plus de profits…C’est l’accumulation de l’argent en tant qu’abstraction qui est l’origine et la finalité du procès… De la même manière, le "jeu" visible spectaculairement (le foot) n’est qu’un prétexte pour que se déchaîne dans l’obscurité l’affairisme capitaliste… Le football est le symptôme spectaculaire par excellence, dans la mesure où tout en lui tend à agglomérer toutes les attentions autour de sa "surface" inessentielle des "joueurs", un ballon, et à isoler cette surface pour que soit produite massivement l’occultation fétichiste complète….

p.79 «Le même processus est visible dans la critique cinématographique, musicale…C’est parce qu’on respecte trop la nécessité de déployer son corps dans l’espace, de façon riche et intensive, de créer des formes esthétiques nouvelles, qui soient propres et incarnées, qu’on ne peut adhérer à la massification des consciences qu’accompagne le football-spectacle, ou encore la "culture" industrielle…»

 

p.82 La téléréalité : «Toutes ces tentatives, ou « tentations », se fondent sur l’abjection initiale consistant à exhiber les misères d’individus violés dans leur intimité blessée, et se sentant « flattés » par ce viol (An american family), ou à présenter la soumission totalitaire en soi comme projet "divertissant" » (Big Brother)…

p.84 «Des typologies sociales et psychologiques standardisées sont incarnées et données en spectacle pour constituer des modes de vie déjà disponibles, à reproduire, ou à rejeter….Les participant-e-s consentent à leur propre étiquetage, et jouent, comme acteurs et actrices, leurs rôles imposés….»

p.85 «Les participant-e-s toutefois n’auront que les mots de "vrai, réel, clair, sincère " à la bouche…Le plateau télévisé reproduit un espace clos, où doivent se confronter sans possibilité de sortie des intervenants de toutes sortes… Le plateau télévisé intéresse et fascine peut-être aussi parce qu’il met en scène un enfermement figuré qui reste massivement la condition d’existence de tout individu au travail… Le plateau télévisé figure et sublime cette condition laborieuse-marchande, et la rend divertissante, instructive, ou informative…Les travailleurs et travailleuses, après avoir quitté leur "boîte", retrouvent, sur l’écran d’une plus petite "boîte", les conditions de leur existence, mais devenues spectaculaires. Ce n’est plus le gestionnaire qui les surveille, ce sont eux qui auscultent un "temps d’antenne".»

p.86 «…Le plateau télévisuel, puis « Big Brother », la consécration ludique et délurée de sa logique, ne font que magnifier ces structures aliénantes, pour les rendre "amusantes", puis donc acceptables, voire souhaitables…»

p. 87 «…Une personne qui a été privée de domicile, et qui vit dans les rues, aujourd’hui, finalement, tend à être considérée toujours plus comme un "type de personnalité" qui n’aurait pas retenu les attentions du spectacle salarial : elle aurait été "nominée", il aurait fallu l’éliminer du corps social, et cela semble devenir toujours aussi peu important que l’exclusion d’un participant au dit jeu "Big Brother"… Comme marchandise éminente, qui concentre toutes les exigences du monde marchand pour mieux les réaliser, la marchandise "télévision" synthétise tous les aspects totalitaires de notre monde totalitaire, et l’émission qui aura su le mieux exprimer cette vocation synthétique (Big Brother), dévoilera complètement cette "finalité"…»

p.88 «…Peu importe ce que vous faites, peu importe la vertu "sociale", la signification humaine, personnelle ou collective, de ce que vous faites, pourvu que ce que vous faites permet de faire circuler la valeur…»

p.92 Concept de “conteneurisation”: «…plus de vie intime : les injonctions publiques de la valorisation de la valeur envahissent constamment son espace "privé"…c’est en tant qu’être "au travail", qui lutte pour sa survie "augmentée", qu’il sera autorisé à se manifester de façon "citoyenne". »….

p.93 «…il subit l’atomisation et l’isolement produits par les confusions de l’économique et du politique, et il voit cet être-collectif se fragmenter tendanciellement en une collection d’intérêts égoïstes étanches mutuellement… L’objectivation d’une vie marchandisée n’est rien d’autre que la sublimation de cette désolation aperçue par Arendt, sa forme "soft" devenue "fun", consentie, divertissante, et donc aboutie… Le web 2.0, ses réseaux sociaux, fondent désormais une interconnexion "sociale" massive et continue, quotidienne et banalisée, à la mesure d’un projet productif total désormais mondialisé, et colonisant toujours plus tous les aspects de la vie… Facebook devient le paradigme de la désolation interconnectée…»

p.94 «…Facebook, c’est aussi le smartphone, donc l’exploitation des ouvriers qui les fabriquent en Asie, celle des ouvriers des mines de cobalt, c’est le lien avec les data-centers (40 centrales nucléaires en consommation électrique), c’est le profit derrière le gratuit dont la ressource exploitable est l’usager lui-même (si vous ne payez pas pour le produit c’est que vous êtes le produit)...Ce n’est pas le service qui est "gratuit". C’est l’usager qui consent gratuitement à devenir une marchandise, une ressource exploitable… La société de surveillance annonce dès lors que les surveillé-e-s peuvent adhérer à leur propre surveillance, au point de l’organiser délibérément…»

p.95 «…Le développement du quantitatif, [des données personnelles] ici, est parvenu, comme l’annonçait déjà Debord, à s’affirmer fallacieusement comme étant le qualitatif en tant que tel, pour mieux abolir la spécificité de ce dernier…»

p.96 «…L’infantilisme se développe tranquillement, les insultes se banalisent, les "like" se capitalisent comme une monnaie équivoque…Cette perspective très critique à l’égard d’un medium aujourd’hui envahissant ne doit pas, néanmoins, déboucher simplement sur la diabolisation manichéenne de cet outil "2.0", qui n’est jamais qu’un outil technologique parmi d’autres…»

p.97 «…Dans un tel contexte, une « pureté » critique et pratique consisterait à rejeter toute forme de "connectivité" contemporaine, à ne pas collaborer à la désolation 2.0…mais cette pureté signifie aujourd’hui, d’un point de vue réaliste, l’invisibilité stricte… et donc l’inexistence, la non efficience éventuelle, de la critique en tant que telle…Un pouvoir qui rend indispensable ses propres outils, même pour les individus qui veulent abolir le pouvoir, hélas, deviendra un pouvoir apparemment indestructible… Employer les armes de la désolation pour manifester sa propre résistance à la désolation, n’est-ce pas une manière aussi de consolider cette désolation ?...Dans une telle situation, la constitution de réseaux sociaux "alternatifs" ne ferait que déplacer le problème, et retarderait l’échéance critique…»

p.99 La prolétarisation de la « littérature » de masse :

p.100 «…Toutes les zones partielles et spéciales sont concernées par des formes d’émiettements. La division rationnelle des tâches implique la sectorisation, à un niveau social général. Aujourd’hui, le secteur culturel, par exemple, tendra à s’isoler encore davantage des autres secteurs fonctionnels (politique, économie, etc.). Les sous-spécialités de la culture, à leur tour, tendront à définir leur stricte indépendance (analogie avec la prolétarisation taylorienne)… Toute sectorisation, aujourd’hui, est aussi à comprendre comme assignation instrumentale, s’insérant dans une totalité rationnelle, synthétique, cohérente et ordonnée… Le "culturel sectorisé" sera analogiquement l’une de ces monades prolétarisées, insérée dans une "division du travail social" qui lui assigne une fonction productive précise, et qui l’assimile à une totalité homogène, sans qu’elle contrôle cette synthèse, ou cette assimilation totalisante…»

p. 104 «…Nous tenterons de reproduire, dans nos quotidiens moroses, ces formes de vie "typiques" et désincarnées… Notre incapacité à imiter pleinement ces idéalités standardisées fondera une déception piteuse…»

p.105 …A propos de Houellebecq : «…le désir, nous apprend Houellebecq, devenu pur instinct libidinal, mécaniquement stimulé dans nos sociétés occidentales libérales, aux niveaux érotiques, politiques, culturels, sociaux, économiques, fonde le désenchantement permanent d’anonymes atomisés, dont la médiocrité et la désincarnation est à la mesure d’un monde dans lequel la misère serait devenue "fun" … Cette « dénonciation » d’une certaine régression anthropologique, si l’on peut dire, n’est pas sans rappeler les diagnostics superficiels d’un Muray, d’un Stiegler, ou les dégueulis d’un Zemmour, d’un Onfray, d’un Alain de Benoist, ou d’un Renaud Camus…»

p.106 «…La misère de Houellebecq, affective et culturelle, politique et existentielle, les processus sociaux nivelant dans lesquels il s’insère, par leur esthétisation littéraire morne, par leur prise en charge spectaculaire, semblent devenir plus acceptables… Marc Levy décrit la vie télévisuellement "souhaitable". Houellebecq décrit la misère de ce "souhait". Mais l’un et l’autre, peut-être, entretiennent la même complaisance, la même ironie désinvolte, la même façon de ne pas être dupes face à ce qui obtient notre adhésion…

Chaque ligne de cet essai, semble théorique, voire hermétique, mais si l'on prend le temps d'y réfléchir, chacune peut être mise en "concordance des temps" avec ce que l'on trouve dans les plus basiques des textes ordinaires des Postmonétaires. Cela mérite quelques efforts de notre part…

Denis Blondin - La mort de l'argent

 

éd.de La Pleine Lune, Québec 2003, 

 

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Denis Blondin (1947- ) est un chercheur anthropologue et écrivain québécois. 

Quatrième de couverture: "L'argent a "une importance démesurée" dans notre vie, il est devenu "notre nouvelle religion, il a remplacé Dieu et, comme ce dernier, ses voies sont impénétrables", soutient l'auteur, anthropologue qui s'attaque à cet aspect religieux de l'argent. Car précise-t-il, "la somme des problèmes causés par l'argent est supérieure à ses bienfaits". Une analyse intelligente et courageuse sur le rôle de l'argent, qui va à la rencontre des valeurs entretenues par le capitalisme qui n'en fini plus de triomphe depuis la chute du communisme. Un livre qui plaira aux adeptes de la simplicité volontaire mais aussi à tous ceux qui veulent une société meilleure, moins axé sur l'avoir. 

Ce livre a eu beaucoup plus de succès au Canada et à l'étranger que dans la propre communauté scientifique de l'anthropologue. En voici quelques réflexions personnelles. L'auteur m'en a donné une version PDF (texte brut) pour que nous puissions échanger nos points de vue. (Clic sur le lien  

Denis Blondin nous donne en entrée quelques questions générales qui sont récurrentes dès que l'on soulève le lièvre d'une abolition de la monnaie. Il en développe ensuite sa vision d'anthropologue qui n'est pas dénuée d'intérêt. En voici quelques exemples:

L’argument de l’argent éternel nous est servi ad nauseam par ceux qui ne veulent croire à sa mort possible. Il est vrai que jusqu’à une période récente l’usage de l’argent était restreint à la sphère bourgeoise et étatique. Les inventaires après décès que l’on trouve dans les registres des notaires jusqu’à la fin du 19° siècle montre quantité de travailleurs qui ont vécu avec le strict minimum et qui ont toujours été payé en nature, ont troqué plus qu’acheté leurs maigres biens, ont loué leur demeure ou leur terre contre du travail, satisfait l’impôt par une portion de leurs fruits ou la corvée. Mais les échanges au niveau des communautés ont quasiment existé depuis le paléolithique, dès qu’il y a eu la moindre production et la moindre capacité de stockage. L’argent est aussi "éternel" que l’agriculture et on imagine mal rendre l’agriculture obsolète bien qu’elle soit une création humaine tout autant que l’argent. Il me semble plus productif d’insister sur la toute récente possibilité de dépasser l’échange marchand (grâce à l’informatisation des données et à la formidable productivité dont nous disposons depuis un demi-siècle au mieux), plutôt que sur le fait que l’argent soit une création.

La question de "l’horizon indépassable" est intéressante. En effet, il est légitime de penser que l’échange marchand fait partie de la "modernité" et que rien de plus commode ne peut être envisagé. Il est tout aussi légitime de penser qu’il est plus simple et rapide de réguler, d’aménager une pièce aussi essentielle de l’édifice, plutôt que de l'abolir. Habituellement, nous tentons de démontrer que c’est possible sans arriver à convaincre ceux qui pensent que c’est commode. A l’usage, il me semble plus intéressant de partir du fait que le système produit des effets pervers qui ne sont pas dissociables de l’ensemble de l’édifice et qui ne peuvent qu’entraîner sa perte (je pense par exemple à l’effet de condensation de l’argent qui tend à accroître les inégalités sociales, ou à la nécessité d’une croissance perpétuelle de la valeur qui est incompatible avec la finitude du marché). Et dans ce cas, la question ne serait pas de savoir si l’argent est un horizon indépassable mais comment il peut être dépassé…

L'être humain, la nature humaine, ne constitue pas une variable mais une constante à travers les sociétés et les époques. » Cette question renvoie qu'argent ou pas argent, l’homme restera identique et qu’une société sans argent est de ce fait utopique, ou à l’inverse qu’il ne sert à rien de changer une structure sociale, politique, économique si au préalable on ne rend pas l’homme meilleur, ou que la seule révolution possible doit commencer par une révolution intérieure, individuelle. Mon expérience de vingt ans comme éducateur auprès de toxicomanes me montre au contraire que l’homme est radicalement différent dans son comportement et dans ses relations aux autres si l’on change radicalement la structure sociale de son milieu de vie, et ce bien mieux que toute médication, bien plus vite que toute psychothérapie. C’est la raison pour laquelle je crois qu’en changeant un paradigme aussi impactant que l’argent, la nature biologique de l’homme ne changera pas mais sa nature sociale changera à un point qu’il est difficile d’imaginer.

 

Le triomphe de l’argent :

L'auteur développe dans ce chapitre et non sans humour, l'idée que la nécessité de l'argent nous a été inculquée par quantité d'artifices pour arriver à la conclusion que "tirer à pile ou face est le meilleur usage que l'on puisse faire de l'argent." Le hasard du jeu n'est pas plus une garantie de sérieux que les doctes commissions nationales et internationales, ou qu'un référendum!

Vraie et fausse magie:

L'auteur développe ici une idée propre à l'anthropologue qui part étudier une tribu lointaine et primitive. Il s'évertue à comprendre des comportements sociaux étranges qu'il peine à comprendre parce qu'ils répondent à une symbolique, une magie qui n'est pas la nôtre. Qu'un indigènes débarque dans notre société moderne, il aura les même difficultés à comprendre nos symboles et beaucoup de nos comportement lui semblerait bizarres au point de penser qu'ils relèvent d'une forme de magie. Comment en effet comprendre qu'un homme civilisé puisse se présenter à un autre avec un vulgaire morceau de métal et en obtenir une précieuse boisson. Pire encore, d'où vient cette croyance qu'en glissant dans une machine une carte plastique, il puisse en sortir de quoi acquérir tout ce que l'on veut?... Laquelle des magies du primitif ou du trader de Wall Street est vraie ou fausse?... Comment expliquer qu'un clic de souris puisse fermer une usine et priver de revenu des milliers d'ouvriers? "La manipulation des outils, c’est-à-dire la technique, est une activité qui requiert une intelligence bien moins développée que la manipulation des symboles. C'est pourquoi dit-il, "…nous nions ou feignons d'ignorer la dimension symbolique de nos comportements ou de nos objets et nous invoquons une prétendue fonction technique… Après la parole, l'argent est l'ultime magie, celle qui a le pouvoir le plus polyvalent, celui d'éradiquer une espèce vivante, une forêt primaire, un peuple…" et d'en tirer gloire et reconnaissance. Curieuse magie!

Denis Blondin tire de cette analyse le constat que "la face cachée de l'argent, la plus étendue et la plus ignorée, c'est d'abord sa capacité à fabriquer de la pauvreté. Dans ce domaine l'argent est sans égal parmi tous les systèmes, même les plus rudes comme l'esclavage… Et force est de reconnaître que seuls ceux qui bifurquent, qui désobéissent aux totems et tabous de l'argent s'en rendent compte…, mais pas les intellectuels dans leur grande majorité!...

Blondin parle du parasitisme à l’intérieur même du système monétaire. Tout système social génère un parasitisme qui un temps reste soutenable, voire bénéfique pour l’ensemble du système. Une des caractéristiques du néolibéralisme mondialisé actuel, c’est que les parasites qu’il génère produisent une charge qui dépasse les bénéfices de l’ensemble du système. C’est le résultat de l’étude anglaise de Trucost qui démontre que l’ensemble de la production mondiale est objectivement en faillite si l’on tient compte des externalités, c’est-à-dire les dégâts non comptabilisés dans le bilan des entreprises et payés par les collectivités. Or les collectivités ont de moins en moins la possibilité de compensation et in fine, il n’y aura plus personne pour éponger les externalités. Aucune mesure politique ou réglementaire n’est en situation de résoudre l’équation, laquelle à très court terme remet en cause l’ensemble de la mécanique….

Le progrès : L’idée que le progrès justifie quelques sacrifices, que globalement la technologie permise sous le régime de l’argent suit une ligne montante continue…. La question était légitime en 2003 mais plus en 2024. Il ne s’agit plus de se demander s’il y a ou pas "quelque chose de meilleur" à offrir aux humains mais de se demander comment éviter le collapsus et, à terme, si les humains ont encore un avenir sur cette planète ! Cette évolution donne à la désargence une pertinence bien plus évidente qu’en 2003…

 

Lettre d'Amazonie

Denis Blondin (p.145) retranscris une lettre envoyée depuis l'Amazonie par Raomi, chef de Gorotiré. Il suggère par là que les chasseurs-cueilleurs ont des choses à nous apprendre, ce qui fait craindre à son correspondant l'arrivée de trop d'importuns occidentaux!

L’idée d’aller chercher chez des chasseurs-cueilleurs quelques "trucs" qui seraient utiles pour faire évoluer notre société marchande m’a bien amusé ! La réponse de l’amazonien disant qu’il n’y a rien à voir chez lui est on ne peut plus juste. Ce qui a été vécu ne peut être "dévécu". C’est d’ailleurs ce que suggère cet amazonien qui a fait une tournée mondiale, qui parle d’ornithologie et de massothérapie avec autant de naturel que si nous parlions d’étuis péniens et de chasse au curare ! La plupart des postmonétaires se méfie de l'engouement pour les sociétés primitives. Il n'y a pas de modèle ancestral que l'on puisse recopier. L'autre société que nous entrevoyons n'est ni la continuation de notre présent, ni le retour en arrière, mais un changement de cycle… Il ne s'agit pas de remplacer l'argent par le troc, ou d'inventer une monnaie sociale et solidaire, mais d'inventer une économie a-monétaire!

 

Partie IV : La vie après l'argent

A la question de la faisabilité d’un monde sans argent, nous n’avons aucune réponse qui soit définitive car on ne peut ni anticiper sur les effets pervers, ni contrôler l’humain, ni programmer à l’échelle d’une civilisation. En revanche, nous pouvons expérimenter.

Blondin était en 2003, encore dans l'espoir que des alternatives fondées sur la gratuité, l'entraide, la coopération serait la porte d'entrée vers le cycle à venir après la mort de l'argent. Cela reste vrai, mais ce qu'il ne pouvait pas voir en 2003, c'est le temps extrêmement limité qui nous est imparti. Les Postmonétaires de 2024, année où j'écris ces commentaires, sont pour beaucoup dans l'idée qu'il devient plus raisonnable d'envisager un effondrement dans une décennies que d'organiser une transition vers 2050, voire 2100 comme beaucoup de nos contemporains…

 

Chapitre 14 Autant de scénarios que de scénaristes

L’argument apparaît ici clairement : « L'argent étant une réalité multiforme, comme la religion ou la parenté, il est tout à fait impossible que, globalement, il disparaisse rapidement ». En somme, l’argent est placé dans la même catégorie que la parenté ou la religion, choses qui ne peuvent s’effondrer intégralement et brusquement mais seulement se laisser peu à peu contaminer sans aucune garantie d’éradication totale. C’est à mon sens une erreur qui découle de la comparaison abusive entre le domaine religieux et le domaine économique. Mais une fois de plus, si on lit un essai postmonétaire datant de plus de 15 ans, oublier l'accélération du temps actuel nous conduit droit au défaut de l'anachronisme...

 

PP. 157-158, Denis blondin propose un petit tableau indiquant pour quatre systèmes de pensée dominants le type de société qui en découle, la règle, la cosmologie:

Système dominant

Type de société

Règle

Cosmologie

Parenté

Religion

Argent

Culture

Communauté

Etat/Empire

Société internationale

Société planétaire

Réciprocité

Soumission

Domination

Complémentarité

Humain global

Surnaturel

Individu matériel

Humain mental et social

C'est une façon de procéder qui peut être adaptable aux différentes options, donc utile!

 

Conclusion: S'il faut saluer ici ce travail de mise en forme d'une réflexion anthropologique, il faut, comme toujours, le contextualiser. Nous sommes au Québec, en 2003, face à une universitaire. J'aime citer une anecdote personnelle qui permet de relativiser nos projections :

Je me suis trouvé un jour dans un petit village d’une montagne grecque qui, avec la crise, se trouvait dans une situation économique digne du Tiers monde : une moitié de la population au chômage, l’autre moitié composée de retraités dont les retraites ont été coupées par deux, voire trois, des infrastructures en déliquescence… La conversation en venant à la politique, je leur ai dit que j’avais écrit un livre sur une société sans argent, "le porte-monnaie"(traduit en grec "Tο πορτοφόλι"). « Pourquoi écrit-tu des choses comme ça, m’ont-il dit en riant bruyamment, tu viens chez nous et tu comprends comment ça marche. De l’argent ici, il y a longtemps qu’il n’y en a plus. On a continué à vivre… » En effet, sans conseiller financier, sans discours idéologique, uniquement par nécessité, ils ont transformé leur petit café en lieu de dépôt-accès : l’un a trop de tomates dans son jardin, l’autre un reste de fil de clôture à mouton, ils déposent cela au café. D’autres viendront qui prendront, sans rien demander, sans contrepartie. "Ce que j’ai aujourd’hui, je pourrais en manquer demain quand toi tu en auras." Et ça marche, sans comptabilité, sans qu’il soit question de valeur