Ida Auken - Bienvenue en 2030
Ida Auken, 2016
Présentation: Publié dans la revue Forbes Magazine du 10 novembre 2016, ce texte a été rédigé par Ida Auken, avant la réunion annuelle des “Global Future Councils” (Conseils mondiaux pour l'avenir) du Forum économique mondial de Davos. Il avait été proposé cette année-là, à tous les jeunes leaders membre du forum, de produire de courts textes sur le thème Ville et urbanisation dans le futur. Savoir ce que pensent les jeunes cadres du "club" de Davos n'est pas inintéressant, même si souvent il fait froid dans le dos!...
Biographie: Née en 1988 au Danemark, Ida Auken est une femme politique, membre du SD ( Social-démocratie), députés en 2004, elle prend la direction de la Commission environnementale, puis ministre de l'Environnement de 2011 à 2014.
Ce texte a été rédigé avant la réunion annuelle des “Global Future Councils” du Forum économique mondial de 2016 par Ida Auken, une jeune leader mondialiste, membre du forum, sur le thème Ville et urbanisation.
Bienvenue en 2030…
« Bienvenue dans ma ville -ou devrais-je dire, notre ville. Je ne possède rien. Je ne possède pas de voiture. Je ne possède pas de maison. Je ne possède aucun appareil, ni vêtement. Cela peut vous sembler étrange, mais c'est tout à fait logique pour nous dans cette ville. Tout ce que vous considérez comme un produit est maintenant devenu un service. Nous avons accès au transport, au logement, à la nourriture et à tout ce dont nous avons besoin dans notre vie quotidienne. Une par une, toutes ces choses sont devenues gratuites, donc cela n'a plus de sens pour nous de posséder beaucoup”.
« En premier, la communication est devenue numérisée et gratuite pour tous. Puis, lorsque l'énergie propre est devenue gratuite, les choses ont commencé à bouger rapidement. Le prix du transport a chuté de façon spectaculaire. Cela n'avait plus aucun sens pour nous de posséder des voitures, car nous pouvions appeler un véhicule sans conducteur ou une voiture volante pour des trajets plus longs en quelques minutes. Nous avons commencé à nous transporter de manière beaucoup plus organisée et coordonnée lorsque les transports publics sont devenus plus faciles, plus rapides et plus pratiques que la voiture. Aujourd'hui, j'ai du mal à croire que nous ayons accepté la congestion et les embouteillages, sans parler de la pollution atmosphérique due aux moteurs à combustion. A quoi pensions-nous?
« Parfois, j'utilise mon vélo lorsque je vais voir certains de mes amis. J'apprécie l'exercice et la balade. Cela fait en quelque sorte que l'âme accompagne le voyage. C'est drôle comme certaines choses semblent ne jamais perdre leur excitation: marcher, faire du vélo, cuisiner, dessiner et faire pousser des plantes. Cela prend tout son sens et nous rappelle comment notre culture est née d'une relation étroite avec la nature.
« Dans notre ville, nous ne payons aucun loyer, car quelqu'un d'autre utilise notre espace libre chaque fois que nous n'en avons pas besoin. Mon salon est utilisé pour les rendez-vous d'affaires lorsque je n'y suis pas.
« De temps en temps, je choisis de cuisiner moi-même. C'est facile -le matériel de cuisine nécessaire est livré à ma porte en quelques minutes. Depuis que le transport est devenu gratuit, nous avons cessé d'avoir toutes ces choses dans notre maison. Pourquoi garder une machine à pâtes et un cuiseur à crêpes entassés dans nos placards? Nous pouvons simplement les commander lorsque nous en avons besoin.
« Cela a également facilité la percée de l'économie circulaire. Lorsque les produits sont transformés en services, personne ne s'intéresse aux choses à courte durée de vie. Tout est conçu pour la durabilité, la réparabilité et la recyclabilité. Les matériaux circulent plus rapidement dans notre économie et peuvent être transformés assez facilement en nouveaux produits. Les problèmes environnementaux semblent lointains, car nous n'utilisons que des énergies propres et des méthodes de production propres. L'air est pur, l'eau est propre et personne n'oserait toucher les espaces protégés de la nature car ils constituent une telle valeur pour notre bien-être. Dans les villes, nous avons de nombreux espaces verts, des plantes et des arbres partout. Je ne comprends toujours pas pourquoi dans le passé nous avons rempli tous les espaces libres de la ville avec du béton.
«Achats? Je ne me souviens pas vraiment de ce que c'est. Pour la plupart d'entre nous, cela s'est transformé en choix d'objets à utiliser. Parfois, je trouve cela amusant, et parfois je veux juste que l'algorithme le fasse pour moi. Il connaît mon goût mieux que moi maintenant.
«Lorsque l'IA et les robots ont pris en charge une grande partie de notre travail, nous avons soudainement eu le temps de bien manger, de bien dormir et de passer du temps avec d'autres personnes. Le concept d'heure de pointe n'a plus de sens, puisque le travail que nous faisons peut être fait à tout moment. Je ne sais pas vraiment si j'appellerais ça du travail. Cela ressemble plus au temps de réflexion, au temps de création et au temps de développement.
« Pendant un certain temps, tout s'est transformé en divertissement et les gens ne voulaient pas se soucier de problèmes difficiles. Ce n’est qu’à la dernière minute que nous avons découvert comment utiliser toutes ces nouvelles technologies à de meilleures fins que de simplement tuer le temps.
« Ma plus grande préoccupation concerne toutes les personnes qui ne vivent pas dans notre ville. Ceux que nous avons perdus en chemin. Ceux qui ont décidé que c'était trop, toute cette technologie. Ceux qui se sont sentis obsolètes et inutiles lorsque les robots et l'Intelligence Artificielle ont repris une grande partie de nos emplois. Ceux qui se sont fâchés contre le système politique et se sont retournés contre lui. Ils vivent leurs différents types de vies en dehors de la ville. Certains ont formé de petites communautés autonomes. D'autres sont simplement restés dans les maisons vides et abandonnées des petits villages du XIXe siècle.
« De temps en temps, je suis ennuyée par le fait que je n'ai pas vraiment d'intimité. Nulle part je ne peux aller sans être enregistrée. Je sais que quelque part, tout ce que je fais, pense et rêve est enregistré. J'espère juste que personne ne l'utilisera contre moi.
«Dans l'ensemble, c'est une belle vie. Bien mieux que le chemin sur lequel nous étions, où il était devenu si clair que nous ne pouvions pas continuer avec le même modèle de croissance. Nous avons connu tant de choses terribles: les maladies liées au mode de vie, le changement climatique, la crise des réfugiés, la dégradation de l'environnement, les villes complètement encombrées, la pollution de l'eau, la pollution de l'air, les troubles sociaux et le chômage. Nous avons perdu beaucoup trop de gens avant de réaliser que nous pouvions faire les choses différemment. »
Commentaires: Le texte d'Ida Auken est symptomatique de la classe dominante, des dirigeants politiques, économiques ou élites intellectuelles. Ida Auken nous présente une ville merveilleuse qui, ayant fait le saut dans une société postmonétaire, a permis à tous ses citoyens d’avoir accès à tout gratuitement, sans bourse déliée. Cerise sur le gâteau, cette ville est écologique, culturelle, joyeuse. Mais à quel prix ? En filigrane, on découvre que les citadins se connaissent moins bien que les algorithmes les connaissent et qu’il est devenu plus simple de se fier à eux. On apprend que l'Intelligence Artificielle a largement remplacé les travailleurs. Ceux-ci n’habitent plus la ville mais vivent dans des petits villages "modèle 19° siècle"! Voilà ce qui arrive aux gens qui sont fâchés contre le système, qui le contestent ou qui tout simplement n’ont pas su s’adapter. Il y a aussi des contradictions : dans cette société sans argent mais avec l’accès à tout ce qui est nécessaire, il y a encore des "rendez-vous d’affaires". Pour quelles affaires, celles de la res publica ou celles du commerce ?
Le seul problème des citadins, c’est qu’ils ont accepté de perdre toute intimité pour la sécurité d’une société entièrement sous contrôle. C’est un monde aseptisé mais orwellien, une synthèse de 1984 et du Meilleur des Mondes. Est-ce un bien ou une catastrophe ? Pour Ida Auken, c’est un paradis. Pour les gens des villages reculés et hors technologie, rien n’est dit de la façon dont ils accèdent aux biens et services, sans doute parce qu’ils sont dans la misère. Mais cette humanité devenue superflue mérite-t-elle qu’on s’y intéresse ? Pour Ida Auken, rien n'est moins sûr!...
Nous sommes à cent lieues de la société postmonétaire dont nous rêvons et qui serait inclusive, libre, intime autant que solidaire. C’est là une belle illustration du fait que la suppression de l’échange marchand n’est pas une panacée, mais le début d’une construction non dépourvue de drames si l’on cède un pouce d’entraide, un pouce de compétition… Il reste curieux de constater qu’une femme politique sociale-libérale rêve d’une société postmonétaire, d’un passage de l’échange marchand à l’accès, preuve que l’idée est bien dans l’air du temps. Cependant, après avoir fait sécession financière, politique, culturelle de tout ce qui constitue le peuple, et avoir réussi à s'isoler dans des "villes-réserves de riches", à quoi bon l'argent! On aurait aimé savoir ce que, dans la société d’Ida Auken, le peuple avait fait du commerce, de la finance, du salariat, des profits financiers !...