Covid-19: La grande réinitialisation, K. Schwab, & T. Malleret

Edition 1.0 du ForUm Économique Mondial
PDF de 223p., Davos 2020.
(Catégorie Radoteurs)

Schwab-Malleret.jpegKlaus Schwab: Né en 1938 en Allemagne, ingénieur et économiste, l'un des fondateurs du Forum Économique Mondial de Davos (WEF) qui réuni le gotha mondial des acteurs économique susceptible de développer un projet de planification économique au niveau mondial (le Great reset, la grande réinitialisation). Le WEF est une fondation à but non lucratif et une organisation de lobbying qui réunie une fois par an des chefs d'entreprises, des politiques, des intellectuels, des banquiers, des milliardaires, le gratin de l'aristocratie néolibérale, pour "améliorer l'état du monde".  Le dernier Davos a eu lieu du 15 au 19 janvier 2024 (54° édition). Depuis 2005, le club de Davos organise en parallèle le "Young Global Leaders", qui regroupe plus de 750 dirigeants du monde âgés de moins de 40 ans, chargé d'un plan d'action permettant de définir ce que sera le monde en 2030. Emmanuel Macron en a fait partie. En 2011, le Forum a mis en place le Global Shapers Community, une communauté de jeunes dirigeants de 20 à 30 ans dotés d’un grand potentiel pour jouer un rôle dans l'avenir de la société. Ce forum est régulièrement critiqué pour sa débauche de luxe, son empreinte carbone, sa vision économique très consensuelle et son opacité (si ce n'est dans les productions officielles, du moins pour ce qui se passe dans les couloirs, en off) !
Thierry Malleret: Né à Paris en 1961, il est titulaire d'un doctorat en sciences économiques et participe à de nombreux think-tanks anglais, américains, français. Auteur d'un livre sur la randonnée pédestre, de quelques polars et de ce livre coécrit avec Schwab. Il a été consultant pour le cabinet de Michel Rocard à Matignon (1988-90)  alors premier ministre de Mitterrand.
Quatrième de couverture: Depuis ses débuts sur la scène internationale, la COVID-19 a radicalement bouleversé la manière de gouverner les pays, de vivre avec les autres et de participer à l'économie mondiale. COVID-19: la Grande réinitialisation est un guide pour tous ceux qui veulent comprendre dans quelle mesure le nouveau coronavirus pourrait être source de perturbations et de souffrances, et quels changements sont nécessaires pour créer un monde plus inclusif, plus résilient et plus durable. Ce livre propose une analyse inquiétante et pourtant pleine d'espoir. La COVID-19, la plus grande crise de santé publique de ce siècle, a entraîné une catastrophe économique phénoménale et empiré les inégalités déjà présentes. Mais la force de l'être humain réside dans sa clairvoyance, son ingéniosité et, du moins dans une certaine mesure, sa capacité à prendre son destin en main et planifier un avenir meilleur. Ce livre nous montre par où commencer. Le Professeur Klaus Schwab est le fondateur et président du Forum Économique Mondial. Défenseur de la première heure du capitalisme des parties prenantes, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, y compris La quatrième révolution industrielle. Thierry Malleret est le directeur associé de Monthly Barometer, un service d'analyse prédictive succincte. Il a écrit plusieurs ouvrages économiques et articles universitaires et a publié quatre romans.

La polémique du Great Reset: Ce livre est intéressant, moins par son contenu fort peu émoustillant intellectuellement, que pour la polémique qui l'entoure. Le terme de Great Reset a été médiatisé essentiellement par l'attaque de plusieurs groupes authentiquement complotistes. C'en est venu à un point où l'on peut se demander si ces attaques complotistes n'ont pas été commanditées par les victimes elles-mêmes. Il faut dire que ces deux auteurs cultivent l'ambigüité: Ce sont deux authentiques néolibéraux qui professent en même temps un souci social digne des meilleurs socialistes, un souci écologique digne des Soulèvements de la terre,  un altermondialisme digne de la Confédération paysanne. Sortant de lecture de ce texte, on est à la fois atterré par les dangers de la société qu'ils souhaitent pour les prochaines décennies, et étonnés de retrouver des thèses et des ambitions qui ne dénoteraient pas dans le programme  la FI, parfois même dans celui du NPA! Qui se moque de qui dans ce pamphlet syncrétique?....

La  pandémie de Covid-19 « représente une fenêtre d’opportunité rare mais étroite pour réfléchir, ré-imaginer et réinitialiser notre monde  […] Il n'est pas question du sortir du régime démocratique, mais au contraire d'aller vers des sociétés plus équitables…» Y aurait-il un postmonétaire, un militant de gauche, un écologiste, un économiste atterré pour dire le contraire!

« Les 7 milliards de personnes qui vivent sur notre planète ne vivent plus dans une centaine de bateaux [pays] distincts ; elles vivent dans 193 cabines à bord du même bateau. » « Si nous sommes aujourd'hui 7,5 milliards de personnes les unes sur les autres sur un bateau de croisière infecté par le virus, est-il logique de nettoyer et de récurer uniquement nos cabines personnelles tout en ignorant les couloirs et les conduites d’aération extérieures, par lesquels le virus voyage ? La réponse est clairement non. Pourtant, c'est ce que nous avons fait. ...Puisque nous sommes maintenant dans le même bateau, l'humanité doit prendre soin du bateau mondial dans son ensemble. »  Je signe moi aussi pour nous prenions soin du bateau mondial, qui a plus l'allure d'une barcasse de boat-people que d'un navire de croisière!

«Dans ces conditions, l'affirmation selon laquelle un risque économique sera confiné à la sphère économique ou qu'un risque environnemental n'aura pas de répercussions sur des risques de nature différente (économique, géopolitique, etc.) n'est plus défendable. Nous avons tous en tête les risques économiques qui se transforment en risques politiques (comme une forte hausse du chômage entraînant des foyers de troubles sociaux), ou les risques technologiques qui se transforment en risques sociétaux (comme la question du traçage de la pandémie sur les téléphones portables source de réaction brutale au sein de la société). Pris un à un, les risques individuels - qu'ils soient de nature économique, géopolitique, sociétale ou environnementale - donnent la fausse impression de pouvoir être contenus ou atténués ; mais en réalité, la connectivité systémique montre qu'il s'agit en fait d'un concept artificiel. Dans un monde interdépendant, les risques s'amplifient les uns les autres et, ce faisant, ont un effet domino. C'est pourquoi isolement ou confinement ne peuvent rimer avec interdépendance et interconnexion...» Bravo, les bons néolibéraux Schwab et Malleret sont aussi bien que nous dans une optique systémique. Qui l'eus tu cru ?....

«L'interdépendance a un effet conceptuel important : elle invalide la « pensée en silo ». Étant donné que ce qui compte en définitive, ce sont la convergence et la connectivité systémique, il est insensé et futile d'aborder un problème ou d'évaluer un problème ou un risque séparément des autres. » Enfoncez-vous bien ça dans la tête, messieurs les désargentistes qui vous dites systémiques!...

«Cette nouvelle culture de l'instantanéité, obsédée par la vitesse, se manifeste dans tous les aspects de notre vie, des chaînes d'approvisionnement "juste à temps" aux transactions "à haute fréquence", du speed dating aux fastfoods. Il est si répandu que certains experts appellent ce nouveau phénomène la  "dictature de l'urgence"». Mais qui nous a entraînés dans cette course folle sinon les habitués de Davos?...

«Dans son roman "Le soleil se lève aussi", deux personnages ont la conversation suivante : Comment avez-vous fait faillite ? demanda Bill. De deux façons, répondit Mike, progressivement... puis subitement…. Il en va de même pour les grands changements systémiques et les perturbations en général : les choses ont tendance à changer progressivement au début, puis d'un seul coup. Attendez-vous à la même chose pour la réinitialisation "macro".  A quelques détails près, nous appelons cela l'effondrement du système capitaliste entraînant l'intégralité de l'humanité dans un chaos inimaginable. Cette phrase ressemble au loup qui entre dans la bergerie en criant au loup pour que les moutons n'identifient pas de suite l'intrus!

«Une autre conséquence importante à grande portée de la vitesse est que les décideurs disposent de plus d'informations et d'analyses que jamais auparavant, mais de moins de temps pour décider. Pour les responsables politiques et les chefs d'entreprise, la nécessité d'acquérir une perspective stratégique se heurte de plus en plus fréquemment aux pressions quotidiennes des décisions immédiates, particulièrement évidentes dans le contexte de la pandémie, et renforcées par la complexité, comme nous le verrons dans la section suivante.» Nos pauvres décideurs doivent aller toujours plus vite et n'ont plus le temps de penser au sens de ce qu'ils font. Les mêmes disent sans doute à propos des jeunes "séparatistes" banlieusards qu'expliquer ne veut pas dire pardonner. Rassurons-les, nous ne sommes pas prêts de pardonner aux pauvres extractiviste, consuméristes, productivistes, de n'avoir pas eu le temps de penser…

 «Le point fondamental ici est le suivant : la complexité crée des limites à notre connaissance et à notre compréhension des choses ; il se pourrait donc que la complexité croissante d'aujourd'hui dépasse littéralement les capacités des hommes politiques en particulier - et des décideurs en général - à prendre des décisions en connaissance de cause. Un physicien théoricien devenu chef d'État (le président de la République d'Arménie, Armen Sarkissian) a soulevé ce point lorsqu'il a inventé l'expression "politique quantique", décrivant comment le monde classique de la physique postNewtonienne - linéaire, prévisible et même déterministe dans une certaine mesure - avait cédé la place au monde quantique : fortement interconnecté et incertain, incroyablement complexe et également changeant selon la position de l'observateur. Cette expression rappelle la physique quantique, qui explique comment tout fonctionne et est " la meilleure description que nous ayons de la nature des particules qui composent la matière et des forces avec lesquelles elles interagissent."  La pandémie de COVID-19 a mis à nu ce monde quantique.» Soyons sérieux, Misters Schwab et Malleret, en tant que membres de l'espèce humaine, vous êtes des individus capables de "s'empêcher" comme disait Albert Camus. Votre soif d'argent, de pouvoir et de notoriété ne vous a-t-elle pas entrainés dans cette "politique quantique" qui vous arrangeait si bien?... N'ayant pas la fibre quantique je n'ai pas les moyens de payer une cotisation au  WEF (44 700 euros par an) et encore moins une inscription à Davos (un ticket à 16 330€, + 117 700€ pour assister aux rencontres). C'est sans doute pour cela que je serais plus intransigeant vis-à-vis de vous que vis-à-vis des gens ordinaires…   

«Notre économie contemporaine diffère radicalement de celle des siècles précédents. Elle est infiniment plus interconnectée, élaborée et complexe. Elle se caractérise par une croissance exponentielle de la population mondiale, par des avions qui relient en quelques heures n'importe quels points (permettant à plus d'un milliard d'entre nous de franchir une frontière chaque année), par des humains qui empiètent sur la nature et les habitats de la faune et de la flore, par des mégapoles omniprésentes et tentaculaires qui abritent des millions de personnes vivant les unes sur les autres (souvent sans installations sanitaires ni soins médicaux adéquats).» Que c'est triste! Puis-je vous offrir un mouchoir jetable cher Klaus pour que vous essuyiez vos larmes?… Malgré le prix des chambres à Davos, la location des salles de réunion, les frais d'hélicoptère pour que les membres soient bien mobiles, le forum affichait l'an dernier 420 millions d'€ de bénéfices, soit de quoi offrir un mois supplémentaire de RSA à 700 000 français!  Une petite quête à la sortie du "grand raout" aurait été la bienvenue pour quelques millions de personnes…

« Si les gouvernements ne parviennent pas à sauver des vies, les gens qui ont peur du virus ne reprendront pas leurs achats, leurs voyages ou leurs sorties au restaurant. Cela entravera la reprise économique, avec ou sans confinement. » Les autres, ceux qui ne peuvent rien acheter, qui ne voyagent pas et ne sortent pas au restaurant, n'auront qu'à sauter quelques repas de plus. Le drame n'est pas là mais dans la reprise économique, c’est-à-dire de la sainte consommation!  Vous venez de cous trahir Klaus: on ne peut être le fondateur du WEF, se dire de gauche, et se soucier des pauvres en même temps… Il y a des limites!

«Les réponses d'urgence économique à la pandémie étant désormais en place, il est possible de saisir l'occasion de procéder au type de changements institutionnels et de choix politiques qui placeront les économies sur une nouvelle voie, vers un avenir plus juste et plus vert. ...Cela soulève deux questions : Quelle devrait être la nouvelle boussole de suivi des progrès ?  Quels seront les nouveaux moteurs d'une économie inclusive et durable ?...» Comment un système fondé sur le profit et la croissance perpétuelle peut penser en termes de progrès social son économie? C'est quoi une économie inclusive mais produisant du chômage, une économie durable mais détruisant structurellement plus qu'elle ne répare?...

 ….L’augmentation du PIB ne garantit pas l’amélioration du niveau de vie et du bien-être social... Or, si le PIB mondial est en baisse, y compris dans les pays peu développés, les revenus des plus pauvres commencent à les entrainer de la pauvreté à la misère, voire à la disparition physique, ce qui n'a pas grand-chose à voir avec le "bien-être"...

 «Si nous reconnaissons collectivement qu'au-delà d'un certain niveau de richesse défini par le PIB par habitant, le bonheur dépend davantage de facteurs immatériels, tels que l'accessibilité aux soins de santé et un tissu social solide, que de la consommation matérielle, alors des valeurs aussi diverses que le respect de l'environnement, l'alimentation responsable, l'empathie ou la générosité peuvent gagner du terrain et caractériser progressivement les nouvelles normes sociales.» Certes, mais qu'en est-il de ceux qui ont toutes les vertus susdites mais pas de quoi remplir une gamelle?... C'est bien là le problème. La redistribution a été tentée mille fois dans l'histoire de l'humanité mais n'a jamais été concrètement mise en œuvre durablement….

                Arrivé au premier quart de cette littérature, j'ai cessé de noter les passages les plus "brillants". Les trois autres quarts sont du même acabit: un magistral tour de passe-passe:

- Monsieur Schwab, pouvez vous m'expliquer comment sauver le monde?

- Oui, je le peux…

- Il peut l'expliquer, bravo, extraordinaire, applaudissons!

 

Du Pierre Dac dans le texte!!! Je suis donc passé, juste pour conclure, à la page 204:   

«Nous sommes collectivement confrontés à des menaces nucléaires, au changement climatique, à l'utilisation non durable des ressources essentielles comme les forêts, les produits de la mer, la couche arable et l'eau douce, aux conséquences des énormes différences de niveau de vie entre les peuples du monde..... Nous sommes maintenant à la croisée des chemins. Une seule voie nous mènera vers un monde meilleur : plus inclusif, plus équitable et plus respectueux de Mère Nature. L'autre nous conduira dans un monde semblable à celui que nous venons de laisser derrière nous - mais en pire et constamment jalonné de mauvaises surprises.»

Traduction en français vernaculaire: Nous sommes tous confronté au pire. Une seule voie nous sauvera, il n'y a qu'à la prendre. La solution est simple, suivez la ligne Schwab-Malleret, elle ne mène nulle part, mais il est sûr que là-bas, le monde deviendra inclusif, équitable, respectueux de la nature….. et donc sans argent, Messieurs?....

Conclusion postmonétaire Toute bonne stratégie commence par une saine connaissance de l'ennemi, de sa culture, de ses modes de pensée. Schwab et Malleret nous offrent là un fabuleux outil de décodage:

Quand on voit comment ces deux auteurs présentent un projet antidémocratique, antiécologique, antisocial dans des termes républicains, quasi décroissants et éminemment socialistes, on comprend qu'au niveau du langage, nous avons encore du chemin à faire avant d'être aussi performant!

Quand on voit comment l'informe bloc des complotistes (quiconque commet la moindre imprudence peut y être consigné à "perpette") est utilisé à la rescousse des saccageurs, on ne peut qu'en tirer des leçons de prudence.

Une simple analyse de l'occurrence de certains "mots-valises" utilisés par eux montre qu'une contre vérité assénée mille fois devient une évidence. Il est même légitime de se demander combien de gens se sont fait piéger par un discours aussi banal… Lisez Schwab, et restez postmonétaires!...   

 

   

Vivre sans?... Frédéric Lordon

Editions La Fabrique, sept. 2019, 286 pages
Commentaire complet ici

Lordon.jpegQuatrième de couverture :«C'est peut-être le discours le plus dynamique dans l'imaginaire contemporain de la gauche, mais ce qui fait son pouvoir d'attraction est aussi ce qu'il y a de plus problématique. Car il nous promet la "vie sans ": sans institutions, sans État, sans police, sans travail, sans argent -"ingouvernables". La fortune de ses énoncés recouvre parfois la profondeur de leurs soubassements philosophiques auxquels on peut donner la consistance d'une "antipolitique" entendue soit comme politique restreinte à des intermittences  ("devenirs", "repartages du sensible") soit comme politique réservée à des virtuoses ("sujets", "singularités quelconques"), soit enfin comme politique de la "destitution".

Destituer, précisément, ce n'est pas réinstituer -mais le pouvons-nous? Ici, une vue spinoziste des institutions répond que la puissance du collectif s'exerce nécessairement et que par "institution", il faut entendre tout effet de cette puissance. Donc, le fait institutionnel est le mode d'être même du collectif. S'il en est ainsi, chercher la formule de "la vie sans institutions" est une impasse. En matière d'institution, la question pertinente n'est pas "avec ou sans?" -il y en aura. C'est celle de la forme à leur donner. Assurément il y a des institutions que nous pouvons détruire (le travail), d'autres que nous pouvons faire régresser (l'argent), d'autres enfin que nous pouvons métamorphoser.  Pour non pas vivre sans, mais vivre différemment…    

         C’est un curieux livre que nous propose ici l’excellent Frédéric Lordon. Partant d’une vue spinoziste des institutions, il s’attaque à tout ce qui voudrait destituer ce qui répond à la puissance du collectif, sans en rien réinstituer. Le fait institutionnel est le mode d’être même du collectif et la vie sans institution est une impasse. Jusque-là, Spinoza ou pas, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur !
      Où donc Lordon va-t-il chercher les imaginaires du vivre sans ? Dans les ZAD contre l’État ? Dans la manifestation contre la police ? Dans la fin du travail, de l’argent, de la politique ?...C’est apparemment dans les slogans (se rendre ingouvernable), dans un état d’esprit qui ne voit que l’enfer dans les institutions (certes souvent kafkaïennes). La question n’est pas simple puisque lui-même reconnaît qu’il y a des institutions que nous pouvons détruire (le travail), d’autres que nous pouvons faire régresser (l’argent), d’autres enfin que nous pouvons métamorphoser…
     Le chapitre consacré à l'argent fait 35 pages et il m'en a fallu une trentaine pour analyser ses arguments. Je peu donc le reproduire ici, ce serait au dépend des autres chapitres tout aussi intéressants mais mon petit essai critique est disponible en PDF ici. sur le chapitre consacré à l'argent, que j'ai écrit peu après la parution du livre, est joint au dossier. 
 

          L'enfer des institutions.  
     Lordon signale dès le départ que si l'on veut "sentir" l'époque, le point de départ, en toute généralité, est bien celui-là: l'imaginaire. C'est  bien ce que nous prétendons aussi. Le problème que nous posons étant bien systémique, tout est à remenser dans un cadre différent de celui en cours. Sans modèle ni sagesse ancestrale, il nous faut bien imaginer... 
«
Tout justifie donc de se demander ce qu'il y a dans cet imaginaire politique contemporain. De quoi est-il fait? Quelles sont les ressources, les images de désir qu'il offre à un élan politique? Destituer, se rendre ingouvernable,vivre sans institutions, abolir l'argent, en finir avec le travail, sortir de l'économie… Nous avons ici énoncés nouveaux. Donc un nouveau plan de désir qui prend consistance. [...] C'est vrai, les Institutions c'est l'enfer. Les intéressés le savent et désespèrent.... Mais nous dit Lordon, les institutions sont une nécessité incontournable pour toute société, tout comme la division du travail, qui engendre la division du pouvoir, et les enjeux de pouvoir perturbent les enjeux fonctionnels. Il n'empêche que pour lui, destituer, se rendre ingouvernable, vivre sans institutions, abolir l'argent, en finir avec le travail, sortir de l'économie, c'est un contresens tragique! Peu importe ce qu'elle fait, l'institution doit survivre! Si Lordon reconnait que vivre sans institutions dispose d'un pouvoir d'attraction inoui mais que ce n'est pas une raison pour y céder. 
       Or, qu’y a-t-il au-delà de l’institution et du salariat sinon l’univers de l’échange marchand accompagné de son médium-argent ? Comment Lordon refuse-t-il d’admettre le lien indéfectible et réciproque entre pouvoir, puissance? Comment donc peut-il refuter toute idée d’abolition de l’argent ? Son discours n’est-il pas une ultime ruse intellectuelle pour persévérer dans la naturalisation d’un choix institutionnel, celui de l’échange marchand ?.... La réponse est peut-être dans l'ancrage spinoziste de Lordon. Rappelons que Spinoza (1632-1677),
 d'origine espagnole-séfarade, ayant fui l'inquisition ibérique pour s'établir aux Pays-Bas, était rationaliste, mais tout autant théologien comme tous les gens de son temps. Quelle que sit la puissance de sa pensée, elle est à replacer dans son contexte historique sous peine d'anachronisme. Proudhon était affreusement antisémite, Jules Ferry horriblement colonialiste comme la majorité de leurs contemporain, ce qui n'empêche pas que l'on puisse retenir d'eux quelques belles fulgurances.
p.36, Lordon déclare: 
 «Si toutefois je trouve un mérite à la politique comme nombre, c'est parce qu'elle a un peu plus de chances de ne pas oublier où se trouvent les grands gisements de force, ni par quoi il est le plus probable qu'ils se mettent en mouvement. C'est pourquoi je crois que ce que j'appelle "l'éthique du désastre" se trompe quand elle croit pouvoir se prolonger im-médiatement en "éthique du salut"». C'est en somme l'argument classique du nombre de personne au-delà duquel certaines choses deviennent impossible. Une petite communauté peut vivre sans argent, en cultivant une totale autonomie par exempel, mais pas une nation de dizaine de millions de sujets. "Votre société postmonétaire sur une petite île du pacifique ,oui, mais en France, aux USA, en Chine, c'est de l'utopie pure". C'est là un argument qui ne tient (volontairement?) pas compte de la technologie, des hasard de l'histoire. On a vu les changements radicaux qu'a apporté en très peu de temps l'imprimerie, et le numérique est en train de faire le même effet mais en puissance et rapidité décuplées. Le smartphone en vingt ans s'est imposé comme l'outil le plus incontournable et a créé des institutions nouvelles impensables au siècle dernier (à commencer par les réseaux sociaux).  Mais la question du nombre ou de l'éthique semble tarrauder Lordon qui y consacre deux grands chapitres, pp. 39-124 sur les différentes philosophies de l'antipolitique (Deleuze, Rancière, Badiou, Agemben) et pp.125-219 sur l'État à prendre ou à laisser, sur la dialectique du constituant et du constitué. 
     Ces deux chapitre ne manquent pas d'intérêt mais demanderaient un développement critique trop long pour le format des comptes-rendus de lecture. J'y reviendrais plus tard sous l'onglet "Blog" du site.
    Lordon en introduction du "Sans argent?" nous donne une définition de l'économie:  « J’appelle économie l’ensemble des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle collective. »  Ce qu'il y a donc de plus important dans la vision du monde selon Lordon serait "la reproduction matérielle collective". Il n'a pas tort, bien que dans notre société totalement marchandisée, la reproduction matérielle (ce qu'il faut produire pour simplement survivre) soit indissociablement intégrée dans la production tout court. Pour survivre il nous faut a minima quelques légumes, fruits et céréales, de l'eau potable, les soins d'urgence en cas d'accident, de quoi résister aux intempéries, à la froidure...  Lordon a une vision un peu simpliste du problème: En clair, soit nous acceptons l’argent, la monnaie, la banque, les échanges internationaux, soit nous produisons individuellement tout ce qui est nécessaire à notre survie, au moins regroupés en microsociétés, rejetant ainsi toute technologie qui réclame l’enrôlement d’un grand nombre d’acteurs. Pour lui, c'est autour du binôme propriété/salariat que s’offrent le plus de marges de manœuvre et non dans l’abolition pure et simple. Il rappelle que 
dans les sociétés primitives le partage des biens dégénère en luttes terribles quand la disette passe au-dessus d’un seuil critique, et qu’il faut donc un régulateur, fonction que remplit parfaitement l’argent. L’argent permet, en disette comme en abondance, de mettre fin au chantage à la subsistance, de mettre fin à la vie prise en otage, puisque c’est bien ainsi que le capitalisme procède pour enrôler : en mettant en balance la soumission et la survie... 
   
Lordon a parfaitement raison au sujet de notre société capitaliste: il nous prend en otage et nous enrôle dans un travail via le médium argent sans lequel il n'y a plus de reproduction matérielle possible. C'est justement ce que dénoncent les postmonétaires: Si tu veux survivre sans mourir de faim et de froid, travaille et tu auras de l'argent pour t'acheter toi-même. Au Moyen âge les bandits des grands chemins réclamaient "ta bourse ou ta vie" le capitalisme réclame "le salariat ou ta vie"! Si ce n'est pas du travail forcé, c'est quoi?  
En revanche, il a une vision des "primitifs" tout à fait partielle et partiale. Entre le néolithique et le 20° siècle, nombre de sociétés ont vécu sans argent, sans marchandises, sans disette non plus et sans guerres pour la survie (les guerres d'honneur, de territoire, de renouvellement génétique via le rapt des femmes et quelques rares conflits idéologiques leur suffisaient... Les fablabs, les sociétés coopératives, les systèmes d'échange et les magasins gratuits se développent dans le monde entier avec succès et sans la nécessité de l'enrôlement de masse. Certes, ce serait plus compliqué pour la construction d'un EPR, pour envoyer des humains sur Mars, pour produire à tout-va des SUV et des Teeshirts à 5€ pièce, mais est-ce l'essentiel de la reproduction matérielle? N'y a-t-il aucun projet réclamant une masse importante de travailleurs et des qualifications les plus variées, qui puissent s'imaginer à l'ère du numérique? Monsieur Lordon est mal renseigné et n'a visiblement jamais rien lu sur l'ère postmonétaire!  Il lui suffirait de feuilleter ce site pour constater que déjà des Constitutions ont été écrites, des villes ont été imaginées, des institutions de santé, d'éducation, de justice et police ont été pensées dans un cadre a-monétaire. Le global nous intéresse autant que le local, même si ces recherches encore balbitiantes se concentrent à titre expérimental sur de petites échelles.... Même l'industrie chimique ou la science biologique commence par l'éprouvette avant de penser production de masse! 
      Voilà ce qui arrive quand on naturalise l’échange marchand et son médium argent, qu’on en fait l’unique et incontournable condition d’existence d’une quelconque civilisation. Mais Lordon pourrait a minima reconnaître que la nature produit, échange, partage, délègue, exploite, se reproduit, sans aucune des tares spécifiques à l’homme (la concurrence, l’extinction d’une espèce par une autre, le gaspillage, la guerre, la pollution, l’inégalité…). La simple photosynthèse produit plus que l’homme, sans laboratoire high-tech, sans question de valeur, sans profits financiers, avec une extraordinaire résilience face à tous les aléas. Nous peinons à décarboner nos productions alors que la nature réussit bien mieux que nous dans ce domaine: elle stocke le carbone, le recycle dans les sols via les microorganismes, pendant que l'homme stérilise ses terres arables. Il se contente de "réduire ses émisssions", une goutte d'eau dans l'océan!
      J'ai relevé une étrange phrase: «…tous les corps sont des totalités, mais des totalités composées. Dans la nature, il n’y a que des composés. Et, partant, que des composants. Chaque corps est composé de composants de rang inférieurs, et composant des composés de rang supérieur… C’est de l’ontologie spinoziste ! Voilà qui nous soulage ! On peut être fan de Spinoza (1632-1677) et prôner une société moderne a-monétaire ! Que Spinoza ait pu imaginer la nature de cette façon est compréhensible. Mais Lordon, au XXI° siècle!.... Il n'était pas possible jadis d'avoir une compréhension des systèmes complexes de la nature. Mais aujourd'hui, il est regrettable que certains, prétendant changer le monde pour le rendre meilleur, se cantonent encore à des observations anamlytiques excluant toute approche systémique! 
      Rien n'est perdu, il est incertain mais possible que nos élites intellectuelles s'accordent sur quelques principes propres à  la nouvelle époque "postmoderne" qui s'ouvre et abandonnent, avant qu'il ne soit trop tard, les cadres de pensée et les outils cognitifs de "l'ancien monde moderne" qui se referme sur leurs certitudes....  

 

           


 

 

   


     

Sortir de l'économie, Appel des 138 économistes, Collectif

Editions LLL, 2016, 220 pages

                              

Collectif-138.jpeg         En se référant à la crise des années 30 et au "new deal" de Roosvelt, les 138 économiste, la plupart "atterrés" mais pas seulement, annoncent qu'il y a des solutions à la crise économique, sociale, écologique, à la finance dérégulée, au formidable gaspillage environnemental, à la crise du modèle néolibéral, aux exigences du marché, à l'emballement des dettes, à la défiance des populations, à l'austérité imposée par l'UE, à la volonté des multinationales… Diantre, c'est ambitieux! Mais de suite, ils parlent de "l'État qui ne doit pas être la voiture balai du marché, d'autres règles de répartition des richesses, une autre organisation de la production… " Sans ma curiosité malsaine, j'aurai pu arrêter la lecture ici!... Il n'y a rien de neuf dans leurs propositions, rien qui ressemble à autre chose que le choix de la relance ou de l'austérité, deux options largement expérimentées sans pour autant résoudre le début d'un problème. 

Introduction, pp.7-16: Ce livre s'ouvre sur une citation de Franklin Roosevelt datée de mai 1932, ce qui marque l'ancrage de ces experts es-économie moderne! : «Le pays exige une expérimentation continuelle et audacieuse. C'est du bon sens que d'adopter une méthode et de l'essayer: si cela ne fonctionne pas, il faut l'admettre franchement et en essayer une autre. Mais par-dessus tout, essayer quelque chose […] Les millions de personnes dans le besoin ne resteront pas indéfiniment silencieuses.»     
       Le futur président Roosevelt en campagne électorale annonçait là le "New deal" face à la crise, à la "grande dépression". Avec le recul de près d'un siècle, on peut apprécier l'audace et l'originalité du plan, tout autant que le réveil des masses populaires qui viennent de voter Donald Trump aux USA, qui font les yeux doux à Jordan Bardella en France, à Alice Weidel de l'AfD en allemagne… Mais s'il s'agit de propose un old "new deal" pour sortir de l'impasse économiste, ne faisons pas la fine bouche et lisons…
      «La crise actuelle est multiforme, économique, politique, écologique idée pour le moins perspicace. La fuite en avant est néolibérale… comment ne l'avons pas vu arriver?...  Les inégalités, la dureté des rapports sociaux ont explosé et miné le contrat social. Mais les législatives anticipés de juin 2024 ont permis d'échapper aux risques des extrêmes de gauche et de droite… La solution est simple, il faut réorganiser la production et la redistribution de la richesse. Proposer au peuple un bouquet de 22 propositions phares, quasiment identique à ce que propose actuellement le Front de gauche, "économiquement délirant" nous disait sans rite le ministre de l'économie, en ajoutant: "et mené par des antisémites notoires et des islamo-gauchistes avérés!... "
      Le décalage entre l'appel groupé de 138 éminents économistes parmi lesquels on trouve Thomas Porcher, Michel Agglietta, Olivier Favereau, David Cayla, Michaël Zemmour, pour ne citer que les plus médiatiques et les plus sympathiques à mes yeux.   

Une transition écologique,  pp.19-45
      «Notre système énergétique est le produit d'une planification et d'un pilotage centralisé qui ont donné naissance à de grandes entreprises publiques (EDF, Engie, Areva, Total…) […] mais la Commission européenne a appelé les États à libéraliser leurs industries… On est très loin des promesses des experts européens.»
      Pourtant, une bonne partie de la gauche traditionnelle a largement participé à ce massacre, par réalisme politique, par attachement au rêve européen. Qu'est-ce qui peut changer rapidement de ce qui était prévisible dès le tournant de la rigueur des socialistes en mars 1983? Qu'y a-t-il de neuf dans les syndicats, les mouvements populaires, les partis traditionnels? En arriver à 100% d'énergie renouvelable c'est possible et bon pour l'emploi nous dit Thomas Porcher.
      Philippe Kirion, chercheur au CNRS, constate que l'Adène et Négawatt sont en parfaite accord sur la nécessité de prendre réellement en compte la crise climatique, ce qui nécessite de faire comprendre que la transition vers un système énergétique 100% renouvelable relève de l'intérêt général! Qui veut-il convaincre? Ceux qui n'ont aucun pouvoir et subissent le dérèglement climatique ou ceux qui n'y ont aucun intérêt tant que les dégâts font du profit en plus?...  
      Michel Aglietta, expert de France Stratégie, réclame la création d'institutions financières spécialisées, une banque carbone, la création d'une nouvelle classe d'actifs financiers pour les investisseurs vertueux, une infrastructure juridique…, à l'exemple de la Chine et de sa mise en place d'une "Green Finance Task Force présidée par sa banque centrale! On croit rêverLa Chine, parangon de l'écologie!!!           

Domestiquer la finance pour un nouveau pacte positif :  pp.49-80   
      Laurence Scialon et Yamina Tadheddine (Universités Paris-Ouest et Lorraine) : Le régime d’accumulation financiarisé qui domine le système économique et social depuis 40 ans n’est pas capable de fonder une société viable…De nombreux travaux de recherche ont montré les effets nuisibles de l’hyper financiarisation sur la croissance économique…
     Il fallait bien deux chercheuses  "Bac+10" pour découvrir cela !  Mais il y a des solutions :  renouer avec une finance plus proche des besoins de l’économie réellelier les banques à des engagements de long terme…favoriser les placements à forte rentabilité sociale…,  développer la finance de proximité… La finance n’est pas une technique  ou une vérité, c’est une construction sociale fondée sur des idéologies. Il revient au citoyen d’en choisir les fondements… (sic) Si le peuple était un tout petit peu souverain, il y a longtemps qu'il occuperait les ronds-points ou qu'il aurait déclenché une grève générale. Mais c'est vrai qu'il n'a plus ni partis ni syndicats qui lui proposent une véritable éducation populaire. Le peuple n'est plus qu'un tas informe de citoyens, livrés sans défenses à BFM, CNews et Consorts.  
     Jézabel Couppey-Soubeyran (Université Paris 1) propose de conditionner le soutien monétaire de la BCE au financement de l’investissement productif de long terme… La zone euro pâtit fondamentalement d’un policy mix inadapté, voire inexistant…        Après l’enfoncement de cette nouvelle porte ouverte, plusieurs solutions sont proposées : Les taux d’intérêts négatifs, le quantitative easing for People…, mais l’auteur préfère le financement par la BCE d’institutions financières publiques, dans le cadre le plus démocratique possible, à différentes échelles ! Trop tard ! Il y a un moment déjà que la démocratie a été tuée par la finance…
      Gabriel Colletis et Daniel Bachet (Universités Toulouse 1 et Evry) proposent de réindustrialiser pour valoriser le travail et changer l’entreprise. La désindustrialisation ne cesse d’inquiéter ! …il faut un gigantesque effort d’éducation et de qualification et une fiscalité différenciée qui favorise le réinvestissement des bénéfices. Le propos est audacieux et innovant. C'est à se demander si la finalité de l’entreprise n'est la recherche de profits pour les actionnaires! Et la conclusion est encore plus audacieuse : Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le profit permet à terme de remettre en question la notion, non fondée en droit, de “propriété de l’entreprise” et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux. On peut s’étonner que ces deux auteurs s’arrêtent en si bon chemin : remettre en cause le profit, la propriété de l’entreprise et celle des capitaux, devrait aboutir à la suppression de ce qui, mécaniquement, induit les profits, l’argent… Mais là, c’est trop demander, ils ne seraient plus populistes mais fous !
     Olivier Favereau (université Paris-Nanterre) se propose de remettre l’entreprise au travail. Sur le plan économique l’analyse que fait Favereau de la financiarisation et des effets pervers qu’elle induit est claire et puissante. Il imagine possible un passage du principe de “concurrence libre et non faussée” à une gouvernance travail/capital dans les entreprises (modèle scandinave) : “Nous serions sortis de l’ère de la financiarisation, même à système financier inchangé.” En somme, Favereau décrit bien l’enjeu des 138 : ne rien toucher au système mais le doter d’outils de régulation. On est loin d’une révolution copernicienne qu'on espérait de cet aéropage !

Changer l’euro et l’Europe
      Eric Heyer, Mathieu Plane, Xavier Timbeau annoncent qu’une autre zone euro est possible, plus démocratique et plus efficace. L’Europe est dans l’impasse et elle doit muter vers la croissance, l’environnement, le plein emploi ! Les 138 sont donc prêts à tout, sauf à sortir du système monétaire actuel, de l’Europe, de l’euro et surtout de la croissance !
    Jacques Mazier (Université Paris 13) est plus radical que les précédents : les grands projets européens sont complexes à mettre en œuvre et n’ont qu’un impact macroéconomique limité…Les politiques de déflation compétitives entre les pays européens ont des effets délétères… Cette contradiction ne peut être levée qu’en posant le problème de la sortie de l’euro…, de la réintroduction du mark allemand, d’un système d’euros multiples ou d’un euro bancor… Mais, on ne peut être sérieux dans le diagnostic et en même temps croire à une possible solution de rechange!  
     On peut d’ores et déjà remarquer que chaque intervenant a ici pris soin de relier son propos à la transition écologique. C’est donc un acquis dans la profession et il est dommage qu’aucun ne fasse une analyse des diverses prises de positions antérieures qui ont largement retardé cette nouvelle conscience de l’enjeu écologique. Leur constante recherche de croissance a induit des choix anti-écologique pendant longtemps mais va continuer à limiter considérablement leur velléité de changement…              

D’autres réformes pour l’emploi.
        Olivier Allain rappelle que les salaires ne sont pas seulement un coût de production. Ils sont aussi un revenu qui sert de base à la dépense de consommation. La modération salariale se traduit par un transfert de revenus fortement consommés (salaires) vers des revenus qui le sont moins, les profits induisent une baisse de la demande de consommation… La conclusion est moins clair que l’analyse : il faudrait que le gouvernement entame une réflexion sur la coordination des politiques salariales au sein de a zone euro… (sic) !
       Suivent des vœux pieux sur le temps de travail, sur sa répartition équitable, sur l'instauration d'un “compte épargne temps de vie” (CETV) pour tous, sur une croissance verte, un écolo-keynésianisme, réconciliant la décroissance écologiste et la croissance économique.  Plus original, Hervé Defalvard  prône une ré-alliance autour du commun (Laval et Dardot), du solidarisme (Léon Bourgeois) comme troisième voie ni libérale ni collectiviste. Il cherche donc à construire un capitalisme communal, à relocaliser l’économie, à fonder un droit d’usage dans les entreprises… L’idée est sympathique et pour la première fois (arrivés à la page 178) sort des sentiers battus et rebattus. Dommage que pour ces économistes, le capitalisme reste encore indépassable.
       David Cayla s’interroge sur le revenu universel qu’il ne considère pas comme progressiste par rapport à la situation actuelle. …Ces généreuses propositions sont douteuses en ce sens que cette promesse d’un travail librement consenti, produit d’un choix strictement individuel, revient à nier le caractère collectif du travail (les individus ne peuvent décider d’arrêter de travailler que si d’autres décident de continuer)…

Conclusion : L’appel pour sortir de l’impasse économique  a été publié dans Le Monde du 10.02.2016, lequel y a vu  qu'il est possible de ré-enchanter l’avenir, y compris en matière économique… Raté, j’ai lu 210 pages sans avoir un instant avoir découvert un détail innovant, un mot qui fasse rêver ! Les alternatives existent pour sortir de l’impasse…, mais elles ne sont pas capitalistes, pas même alter-capitalistes. Elles sont postmonétaires. Les 138 économistes resteront jusqu’au bout dans l’impasse qu'ils connaissent si bien. Ils vont repeint les murs, lavé le pavé, la décorée de fleurs…

                Il est temps d’abandonner cette politique qui conduit à l’enlisement sans fin dans la crise. La solution, c’est d’ouvrir un grand débat entre citoyens, associations, syndicats, politiques… C’est sortir de la logique du mépris généralisé du peuple… Mais j’ai le sentiment, avec cet appel inconsistant et pourtant rédigé par un panel d’universitaires et d’experts imposants, d’avoir été pris pour un niais, d’avoir été méprisé !

                                   Les 138 intellectuels ont accouché d’une souris…

Inégalités de revenus et de richesse en France, B. Garbenti & J. Goupille-Lebret

Ce court PDF de 20 pages a été rédigé par
B. Garbinti (banque de France et CREST) et
J; Goupille-Lebret (Université de Lyon et CNRS).
Téléchargeable ici

Garbinti-Goupille.jpeg«C’est à travers la question des inégalités  que se cristallisent les débats relatifs à la méritocratie, l’égalité des chances et la justice sociale, notions au cœur du modèle social français.» disent ces deux experts en préambule. De ce fait, on ne peut étudier l'évolution des inégalités sans les replacer dans un contexte économique, historique et social. Ils examinent la période1800 à 2014, celle plus restreinte de la 1ère guerre mondiale aux années 1970, puis la période de 1980 à nos jours. Ils s'appuient sur la comptabilité nationale  "seul cadre existant dans lequel les concepts de revenus et patrimoines sont définis de manière cohérente sur une base internationale. " Au final, les graphiques qu'ils proposent et leurs analyses peuvent nous être utile pour comprendre le sens de cette histoire économique:
1°) Tableau de la concentration du patrimoine en France de 1800 à 2014, pour les plus riches, la classe moyenne et la plus pauvre.
2°) Composition du patrimoine des plus riches (actifs financiers, professionnels, immobiliers)
3°) La part du patrimoine détenue par les plus riches (1800-1970)avec la variable de l'épargne (1970-1984)
4°) La hausse irrégulière du revenu national par adulte 1900-2014
5°) La part des revenus selon le niveau de richesse 1900-2014
6°) La part des revenus des 1% les plus riches 1900-2014
7°) L'écart de revenus du travail entre femmes et hommes  1970-2012 
8°) La part des femmes dans les groupes de plus hauts revenus 1970-2012
9°) La part de revenus du travail et du capital des 1% 1970-2014
10°) Revenus comparés de 10% des plus riches et des 50% les plus pauvres en France et aux USA
           L'analyse la plus intéressante est celle qui est établie sur le long terme (1900-2014). Cette période a connue le capitalisme classique, le keynésianisme, le libéralisme, le néolibéralisme, a traverser des périodes de guerre et de paix, de crise économique et de prospérité.  Quelque soit le contexte historique, politique, économique, on constate que les courbes vont toujours dans le même sens: favorables aux plus riches, défavorables aux plus pauvres. Cela peut servir à la démonstration que l'on tente, sans grand succès pour l'instant, que les aménagements du système, les configurations politiques, se réparent rien et que l'on est face à une configuration par nature inégalitaire qui n'évoluera qu'en changeant de système et non pas le système. Même les périodes fastes, telle celle des Trente glorieuses, ne sont en rien une solution, juste des temps d'acmé, d'euphorie, toujours suivis d'une chute, de dépression…Capture.JPG      On peut être banquier et mathématicien, chercheur et enseignant et produire des équations savantes (ci-contre) pour démontrer la constante évolution des inégalités, force est de constater que le monde ira de plus en plus mal jusqu'à l'ultime "grande dépression"…. 
         Les auteurs expliquent la concentration extrême des niveaux de revenus du travail par le niveau de compétence qui en moyenne baisse, par l'automatisation constante, par le déclin des syndicats et des processus de négociations, etc. Ils n'ont pas tort, tout ceci a certainement joué, mais cette démarche intellectuelle qui consiste à mettre en équation des données politiques ressemble à s'y méprendre au sentiment de puissance et de maîtrise que l'enfant éprouve sa tête caché par un arbre. S'il ne voit pas ses parents, c'est qu'eux-mêmes ne le voient pas. Mais comme les parents (en l'occurrence les gens de pouvoir) jouent le jeu et font semblant de ne pas voir la couche-culotte dépasser de l'arbre, l'enfant se croit invisible. Nos économistes qui élaborent de si belles théories mathématiques resteront longtemps persuadés, sans doute jusqu'à l'effondrement, que "les effets des politiques publiques, telles que les politiques en matière d’éducation et de santé par exemple, peuvent influer sur les inégalités avant impôts…"
       Cette longue étude sur les inégalités enfile ainsi des données chiffrées impressionnantes, mais qui ne disent rien de constructif. Les effets étant pris comme des causes, aucune solution n'émerge, ces vingt pages de constat laissent le lecteur sur sa faim. Comment font-ils pour ne pas dire clairement que la seule et unique cause à ces dérives sociales dramatiques c'est le système monétaire et marchand? Il eut été plus simle et plus opératoire de démontrer que le fonctionnement même de l'échange marchand fabrique de l'inégalité. Le simple passage marchandisé d'un objet d'une main à l'autre, ne serait-ce qu'une baguette de pain, introduit un coût de matières (farine, sel, levure), de production (investisement, énergie pour le four, temps de travail), de rémunération du travail (des employés), de taxes et impôts, et à la fin du profit de l'entrepreneur. Tous ces coûts peuvent être des "variables d'ajustement" qui peuvent être modulées de façon différentes entre le producteur et le consommateur. Il est impensable que le prix in fine soit aussi juste pour l'un et l'autre partenaire de l'échange. Sauf cas exceptionnel d'un échange où les deux parties sont également gagnantes, il y a toujours un gagnant et un perdant, l'un qui s'enrichit, l'autre qui s'appauvrit.
      C'est exactement ce que décrit la bible à propos du "Jubilé" (Livre du Lévitique § 25/23-55, le 3ème livre de la Thora vraisemblablement des événements antérieurs au V° siècle av.J.-C.). Job pleurant sur son tas de fumier tandis que Salomon se prélassait dans son fabuleux palais, les Juifs décidèrent de tout remettre à plat de temps en temps et de répartir toutes les richesses du peuple, or, myrthe et encens, maisons, terres, récoltes, esclaves, serviteurs, etc. L'idée était aussi bonne que celle qui est préconisée par Garbenti et Goupille-Lebret: Un an après l'année du jubilé (de la redistribution), Job était de nouveau sur son tas de fumier, et Salomon dans son palais. C'est un effet mécanique (comme le fait de ressortir mouillé quand on plonge dans l'eau) qu'aucune institution humaine ne peut durablement réparer. Archimède aurait dit: Tout corps plongé dans l'eau ressort mouillé  et les Postmonétaires disent: Dès le premier sou mis en circulation, l'argent se condense entre des mains de plus en plus riches et de moins en moins nombreuses. C'est un fait mathématique, vérifiable sous toutes les configurations politiques, à toutes les époques, en tous lieux et quelle que soit les qualités humaines des usagers. On peut radoter des siècles durant, rien n'y fera, les riches s'enrichiront toujours plus vite, les pauvres s'apauvriront sans cesse, inéluctablement. Et si l'on peut citer parfois des exceptions, c'est juste pour justifier la règle! 

Emanciper le travail, Bernard Friot

Editions la Dispute, 2014

Friot.jpegQuatrième de couverture: Le modèle capitaliste du travail conduit à notre perte: il est urgent de prendre la mesure des dynamiques porteuses d'émancipation. Bernard Friot, dans ces entretiens, décrit le conflit social depuis 1945 comme un affrontement entre deux façons contradictoires d'attribuer une valeur économique au travail. Pour le capital, seul un travail soumis aux propriétaires lucratifs et au marché du travail produit de la valeur. Mais les luttes syndicales et les initiatives populaires ont institué au contraire, grâce à la socialisation du salaire, une reconnaissance du travail tout autre, fondée sur le salaire à vie, sur la propriété d'usage des entreprises par les salariés, sur un investissement libéré des prêteurs, sur une autre mesure de la valeur que le temps. Cet ouvrage nous montre comment nous inventons, depuis plus de soixante ans un travail libéré de l'emprise capitaliste. Nos entretiens sont l'occasion de présenter simplement cette analyse, de répondre aux objections et de proposer une démarche d'émancipation concrète. Il m'a semblé important, à moi qui ai vécu avec tant d'autres dans ma chair la maltraitance de l'emploi et du chômage de contribuer à cet ouvrage de combat. Nous pouvons sauver notre peau. (Patrick Zech)

Quelques passages du livre nous éclairent sur la posture Friot:  
        « Le désamour à l’égard du travail vient de ce que le système capitaliste en a fait. »
     Le travail n’a pas attendu le capitalisme pour être critiquable, surtout quand il est "forcé". Si la religion s’est employée à le justifier par des injonctions divines et une moralisation de la soumission, c'est bien parce que tout les travailleurs ne partaient pas au travail de gaité de coeur! Le discours sur la beauté du travail, depuis fort longtemps a servi à faire  passer la pilule!  La fréquentation des archives anciennes peut nous convaincre que les discours sur les joies du travail, sur “la belle ouvrage” d’antan, ne sont que des fables pour enfants de laboureurs. L’histoire ne retient généralement que le témoignage des vainqueurs, en l'occurrence, le récit des patrons. Cependant, le chercheur qui s’aventure dans les archives telles que les délibérations consulaires, les comptes rendus des bureaux de bienfaisances, les contrats d’apprentissage passés devant notaires, etc., découvre vite l’envers du décor. Le contemporain, c’est bien la prise de conscience que la vie est plus importante que le travail, qu’après la résolution des contraintes qui nous sont imposées par les nécessités vitales,  l’épanouissement individuel et collectif est plus jouissif que de "gagner sa vie".
    « Il faut réinventer une valeur non capitaliste du travail. Ce qui nous empêche de travailler aujourd’hui, c’est la pratique capitaliste de la valeur. Je pense à ceux et à celles qui ne peuvent donner leur mesure parce qu’ils se heurtent au marché du travail, parce qu’ils font un sale boulot pour mettre en valeur le capital de l’actionnaire, parce qu’ils vont, traînant les pieds, faire un travail qui leur plaît mais que le management capitaliste pourrit. »
         
Bernard Friot est aussi bon qu'intelligent, mais ce qu'il dit sur les joies du travail est pour le moins partiel.  S'ile est évident que l'on peut donner toute sa mesure en cultivant un champ, en façonnant une cruche ou en enseignant la grammaire à des enfants, j'ai beaucoup de mal à trouver quelqu'épanouissement à livrer des pizzas sur un vélo ou à ramasser les poubelles pendant quarante ans de sa vie. Le titre du livre à lui seul pose problème: qui doit-on émanciper? Le travail ou le travailleur?  
Le travail-tripalium vient de l’argent qui transforme nos activités en travail, travail auquel on adjoint le terme de valeur pour faire croire qu’il est moralisable (c'est le même dévoiement linguistique que l’industrie verte, la croissance soutenable, le développement durable….)
«  Ce n’est pas ce que font les retraités, leur travail concret, le contenu de leurs activités qui décide s’il y a travail ou non : c’est la validation sociale de cette activité et des valeurs d’usage qu’elle produit »
     Voilà le mot est lâché: c'est le travail abstrait qui doit être émancipé, pas le travail concret des retraités, des femmes au foyer, des bénévoles... D'où vient cette distinction entre travail concret et abstrait sinon l'argent? Faire du ménage est concret chez soi, abstrait si on est payé pour le faire chez les autres... Le problème n'est même pas entre ces deux catégorie il est entre les "travaux forcés" et les travaux choisis librement. Nous avons tous l'obligation de travailler pour payer au moins ce qui nous est indispensable (pour manger, boire, se loger, de chauffer, s'habiller, se soigner). Imaginons que nous ayons un libre accès à ces besoins. Qui accepterait de faire faire une vie durant des boulots inutiles, salissants, dégradants, pour une misère, et pour le bénéfice des plus riches? La seule véritable émancipation, c'est de supprimer l'échange marchand et donc l'argent. De facto, il n'y aurait plus ni salariat, ni esclavage, ni salaires de misères. En revanche, les gens accepteraient de faire ce qui est nécessaire pour le bien commun, dans la joie et la bonne humeur. Trois heures par jour suffirait amplement!....  
         La notion de “validation sociale” semble nécessaire à Bernard Friot pour justifier d’une valeur qui donnerait droit à quelque chose. Cette formulation réintroduit donc la notion d’échange : salaire contre travail, retraite contre validation sociale, revenu d’existence contre quelque chose (c’est sans doute pour cela que Friot ne parle pas de revenu inconditionnel comme la plupart de ses partisans mais de cotisation à vie).
     «  C’est parce qu’il y a de l’emploi qu’il y a du chômage »
     Et c'est parce qu'il y a le mariage qu'il y a le divorce, parce qu'il y a la naissaince qu'il y a la mort... Voilà qui méritait d’être dit ! Mais cette affirmation ressemble à un sophisme. S'il y a du chômage, ce n'est pas parce qu'il y a emploi car rien n'empêche théoriquement de créer le plein emploi. C'est ce qu'à fait le communiste soviétique, le travail pour tous, qu'on soit à l'usine ou au goulag. S'il y a du chômage, c'est en raison du profit, objectif ultime du système monétaire. Le salaire à vie, induit l'argent, l'argent induit le profit, le profit induit le chômage. Aucun système monétisé ne pourra sortir de ce piège.     
«  Remplacer le salaire lié à l’emploi par une cotisation à vie (liée à la qualification) représenterait 60% du PIB » C'est encore un échange monétaire que nous propose Friot : un revenu d’existence contre une qualification. Le SDF, le handicapé, le vieillard, l'enfant, ne sont certes pas oubliés par Friot, on peut toujours inventer des cotisations pour eux. Mais on retombe une fois de plus sur la hiérarchie de valeur quant aux qualifications, comme d'autres veulent l'établir sur l'utilité, sur la puissance de travail, sur les risques pris… Et quand bien même, l'écart des cotisations ne seraient que de un à quatre, c'est déjà une inégalité sociale qui n'est pas plus justifiable que celle des  salaires  patron/ouvrier, à moins de croire encore à la notion très bourgeoise, voire aristocratique, du mérite! Les non-méritants n'ont qu’à aller se faire voir dans l’enfer néo-capitaliste de Friot !
     «  La classe ouvrière doit se construire contre la maîtrise de la valeur économique par une classe dirigeante, et devenir maîtresse de cette valeur et classe dirigeante à son tour. » 
      C'est preque  ce que nous disons quand nous parlons de redonner aux usagers  la maitrise de leurs usages. Sauf qu'il y a un monde entre la valeur économique  et les usages. La valeur économique se condense sur quelques-uns, quels que soient les garde-fous que l'on pose. Les usages se partagent, se complètent, et s'ils s'opposent ce n'est pas nécessairement aux dépend d'un autre. A moins d'imaginer l'inimaginable: un système où la valeur économique serait maîtrisée à part égale par l'éboueur et Bernard Arnaud. C'est oublier le rapport de force entre ces deux personnages, c'est imaginer égalitaire une course entre un jeune sportif et un paraplégique, c'est croire au Père Noël. 
      «  Avec la cotisation, c’est en tant que producteurs que nous serons citoyens. La citoyenneté articulera étroitement la production des biens marchands et celle des services publics puisqu’elles relèveront d’un même financement et seront le fait de personnes payées par les mêmes caisses » 
     
  Dit comme cela, on comprend que certains soient séduits par le "système Friot. Mais ce qui a été possible en 1945 avec le CNR, c'est vrai. Mais la tenance est plutôt au détricotage des acquis du CNR qu'à leur prolongation. Et tout ça parce que le CNR a cru, comme Bernard, que l'on pouvait domestiquer l'argent. Or, si on peut arrêter un feu, on ne peut arrêter l'eau quand elle a décidé de passer outre nos beaux barrages. De même, deux milles ans de pratique monétaire n'ont pas réussi à domestiquer l'argent. Rien ni personne ne peut l'empêcher de se concentrer sur une minuscule ploutocratie, ni la dictature du prolétariat, ni la répartition, ni la redistribution. Tout a étét essayé, l'argebt a toujours gagné!  
On ne peut douter de l'humanité de Friot, de sa générosité, de son empathie naturelle pour les plus faibles. Mais, partiellement, il reste mentalement colonisé par l'idéologie capitaliste. Le producteur de biens ou de services aura toujours prise sur le non-producteur.  Exit les marginaux, les paresseux, les handicapés, les maladroits.  Une société monétarisée est toujours exclusive.  
     Doit-on émanciper le salariat ou l'abolir? Émanciper les travailleurs ou abolir le patronat? On voit bien que la proposition d'abolir l'argent est la seule qui émancipe à la fois l'humanité, bien au-delà de tous ses particularismes, qui libère de l'utilité sociale, qui affranchit de la plus grosse part des dominations. L'erreur de Friot fait immanquablement penser à Einstein: "On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré !"
      Comment dissocier finances et profits financiers? Profits financiers et inégalités? Inégalités et violences? Violence et perdants? Perdants et revanches? Revanches et recherche maladive de pouvoir? Pouvoir et profits financiers?... Il est des cercles vicieux qui ne peuvent être rendus vertueux quelles que soient les bonnes intentions et le génie des réformateurs. S'il y a bien un parangon du cercle vicieux, c'est bien l'argent! Tant que nous associerons le travail et sa rémunération, tant que nous ne consentirons pas à envisager les activités humaines autrement que sous leur forme de tripalum, nous ne ferons que penser une société émancipatrice avec les modes de pensée du capitalisme. Les idées les plus fausses peuvent sembler les meilleures…          
     L’émancipation de l’homme sera effective quand les outils de l’oppression seront devenus obsolètes et le plus bel outil inventé est bel et bien l’outil monétaire. Ses indéniables qualités de convertisseur universel ont fait oublier qu’il était idéal pour rassembler des armées, pour déguiser l’esclavage en salariat, pour hiérarchiser les hommes en même temps que les objets. Les lecteurs de Proudhon m’objecteront que notre illustre ancêtre avait inventé une banque du peuple, un crédit mutuel, et n'a jamais remis en cause l’usage de la monnaie. Mais critiquer Proudhon sur ce point, c’est un anachronisme, comme dénigrer Copernic au motif qu’il n’a pas vu ce que le télescope Hubble montre si bien. Michel Serres nous a seriné que nous ne voyons pas venir le contemporain et il avait raison, au moins sur ce point. Nous avons aujourd’hui tous les moyens techniques de nous passer du capitalisme et de sa monnaie de singe, de gérer les ressources et leur répartition, ne serait-ce que par le numérique. La modernité n’est plus aux hiérarchies induites par la valeur, mais aux réseaux. Elle n’est plus à la propriété, même sous forme de salaires, mais à l’usage et au contrôle des usages par les usagers. Bernard Friot, c’est bien, mais c’est déjà dépassé, déjà hors du contemporain…