Pierre Conesa - La fabrication de l'ennemi
éd.Robert Laffont, 2011, 372p.
(Podcast 26:48) (Voir)
(Catégorie Intéressant)
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Quatr
ième de couverture: "Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d'ennemi !" avait prédit en 1989 Arbatov, conseiller diplomatique de Gorbatchev. L'ennemi soviétique avait toutes les qualités d'un "bon" ennemi : solide, constant, cohérent. Sa disparition a en effet entamé la cohésion de l'Occident et rendu plus vaine sa puissance.
L'ennemi est-il une nécessité ? Il est très utile en tout cas pour souder une nation, asseoir sa puissance et occuper son secteur militaro-industriel. C'est pourquoi les États, les services de renseignements, les think tanks stratégiques et autres faiseurs d'opinion "fabriquent" consciencieusement de l'ennemi, qu'il soit rival planétaire (Chine), ennemi proche (Inde-Pakistan), ennemi intime (Rwanda), Mal absolu, ennemi conceptuel ou médiatique.
Certains ennemis sont bien réels, d'autres, cependant, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels. Conséquence : si l'ennemi est une construction, pour le vaincre, il faut non pas le battre, mais le déconstruire. Il s'agit moins au final d'une affaire militaire que d'une question politique.
Pierre Conesa (1948- ), essayiste, haut fonctionnaire et chef d'entreprise, agrégé d'histoire. Il a été rédacteur du premier plan stratégique de soutien aux exportations d'armements (Wikipédia).
Contrairement à ce que laisse penser le titre et la quatrième de couverture, Pierre Conesa ne regrette pas que des “ennemis de la nation” soient fabriqués, c'est une nécessité stratégique. Il ne semble pas plus regretter qu'il y ait des agresseurs et que nous devions nous défendre, puisqu'il soutien l'exportation d'armements. On peut donc s'étonner de l'intérêt que j'ai porté à ce qui semble bien être un “va-t'en-guerre”. Pourtant, la démonstration qu'il fait de cette fabrication de l'ennemi, surtout dans la période actuelle marquée par la montée des forces d'extrême droite, par le “séparatisme” qui s'impose vis à vis des minorités racisées et sexuelles, les anathèmes permanents contre une gauche soit disant “extrême-islamogauchiste, wokiste...”, nous intéresse stratégiquement: l'auteur a raison de déclaré que l'ennemi est moins à combattre qu'à déconstruire!
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"Les démocraties doivent, avant d’entrer en guerre, obtenir l’assentiment de l’opinion publique. À cette fin, elles mobilisent divers marqueurs d’opinion pour stigmatiser les nations désignées comme ennemies… Les États fabriquent sciemment leurs ennemis, quelle que soit leur nature (rival planétaire, ennemi proche...), à l’aide de différents marqueurs d’opinion (intellectuels, services de renseignements...)."
Ce qui est vrai pour la guerre entre pays l'est aussi dans les guerres fratricides. Chaque parti politique a son ennemi politique, comme chaque classe sociale a sa classe repoussoir. Si on veut mobiliser du monde contre des manifestants, des militants, des courants de pensée, des comportements sociaux, il suffit d'en faire des ennemis. C'est bien ce qui s'est passé face aux Gilets jaunes (déclarés vulgaires, incultes, violents…), face aux Soulèvements de la Terre (dénoncés comme éco-terroristes), face aux jeunes des quartiers (forcément séparatistes)… Les titres de chapitre de ce livre résument à eux seuls la pensée de l'auteur qui nous explique que "L’ennemi est un objet politique ; un autre soi-même ; que la guerre est juste et acceptable ; que le double standard est normal ; que l'occupé est toujours un barbare ; que l'ennemi est caché et complote ; que les frères aussi peuvent être ennemi ; qu'il y a un camp du mal et un camp du bien ; que l'ennemi insaisissable peut être traité comme un ennemi conceptuel (le terrorisme)…
Chacun pourra reconnaître ces procédés en pensant aux différents conflits actuels ou récents (Irak, Palestine, Lybie, Ukraine, l'État islamique, etc.). C'est utile pour tous ceux qui, un jour ou l'autre, pourraient devenir l'ennemi à abattre. Le conseil vaut aussi pour tous ceux qui s'opposent frontalement au système en cours, potentiellement ennemis dès qu'ils commencent à être reconnus du grand public… Un simple maraîcher bio, trop médiatique, trop bon producteur, attisant trop l'intérêt voisins peut être ainsi mis en garde à vue, perquisitionné, calomnié par la presse, parfois condamné ou soumis à des procès baillons… Le système est de mieux en mieux rodé! Gardons la lucidité de Pierre Conesa. Il sait de quoi il parle ayant été, après une agrégation d'histoire, haut fonctionnaire et administrateur civil au ministère de la Défense…
Dans le combat mené par les postmonétaires contre les pouvoirs d'argent, la fabrication du concurrent, les inégalités sociales irréductibles, la même question se pose. Nous avons parfois tendance à “fabriquer nos ennemis” : le 1% des plus riches, les grands patrons, les multinationales, le club de Davos... Faut-il les combattre ou les déconstruire? Peut-on utiliser les mêmes outils que ces ennemis (la propagande, la financiarisation de la révolution, l'invention de monnaies sociales, la création de banques éthiques, la détermination de valeurs accolées aux biens communs...? De la même façon que Pierre Conesa admet la nécessaire construction de l'ennemi comme “produit d'un processus sociologique utile pour la nation”, peut-on admettre la construction d'un monde a-monétaire avec l'outil monétaire dont on souhaite l'abolition?... Peut-on faire de la politique, vouloir repolitiser la société en rendant aux usagers la maîtrise de leurs usages et désigner nos opposants comme ennemis, opposer “eux” et “nous” ?...
C'est sans doute la même question qui se pose avec tous les “alter-”. L'altermondialiste prône une gouvernance mondiale pour anéantitir la mondialisation, l'altercapitaliste prône un capitalisme simplement débarrassé de quelques unes de ses tares les plus criantes... Le piège est aussi clair que celui de la culture de guerre qui finit par monter tout un peuple contre un autre sans raison objective.