On a confié le monde aux pervers! (Interview), Dany Robert Dufour

Elucid-média
Vidéo de l'interview ici   (1:39:14) 
(Catégorie:  Intéressant) 

Dufour.jpegDany-Robert Dufour, philosophe, est l'auteur de plusieurs livres passionnants dont "Baise ton prochain : une histoire souterraine du capitalisme" (192p. éd. Babel, oct.2021) Le ton est donné et on va le retrouver dans cet interview décapant.

L'interview 

 

Dany-Robert Dufour, philosophe, est l'auteur de plusieurs livres passionnants dont "Baise ton prochain : une histoire souterraine du capitalisme" (192p. éd. Babel, oct.2021) Le ton est donné et on va le retrouver dans cet interview décapant.

La fin de l'utopie libérale, Michel Bourdeau, 2023

Editions Hermann, fév. 2023, 233 pages
Postcast Elucid: 29:36)  Voir
(Catégorie Radoteur)

 

Bourdeau.jpegQuatrième de couverture: Le propre des grandes œuvres est de se prêter à de multiples interprétations. Tout en adoptant un point de vue critique, celle qui est ici proposée vise à rendre fidèlement sa pensée. Elle demande à être prise avant tout comme une invitation à chercher, dans l’œuvre de Hayek, l’intelligence du monde actuel, et à faciliter la lecture de celui-ci comme de celle-là.

L'auteur: Michel Bourdeau est directeur de recherche émérite au CNRS. Spécialiste d'Auguste Comte et du positivisme. Il est en plus agrégé de philosophie et membre du Centre d'analyse et de mathématiques sociales.

Cet ouvrage est sous-titré "Introduction critique à la pensée de Friedrich Hayek". Rappelons que Hayek (1899-1992) est un économiste austro-britannique, l'un des penseurs clé du libéralisme et en particulier de la mise sous tutelle de l'État par le marché… Ses travaux ont été couronnés par le prix de la banque de Suède (dit Nobel de l'économie) en 1974. On peut trouver curieux que ce livre soit cité dans la bibliothèque postmonétaire, mais l'alpha et l'oméga de la stratégie est de bien comprendre son adversaire…  

                "Le monde dans lequel nous vivons est le résultat d’un patient travail, commencé dans le monde des idées, et dont le maître d’œuvre a été Hayek. Adversaire irréductible du socialisme, c’est pour le combattre qu’il a proposé de faire du libéralisme une utopie et qu’il est devenu sociologue…."

                "La justice sociale faisant obstacle à l’avènement de la Grande Société, le libéral se doit de la combattre, mais il a pour cela besoin de l’intervention de l’État. Le but avoué est de détrôner la politique et de mettre l’État sous la surveillance du marché…"

                Comment l'auteur arrive-t-il à chanter les louanges de Hayek et parler de la fin de l'utopie libérale. Soit il pense que les thèses de Hayek relèvent de l'utopie et se perdront dans les poubelles de l'histoire, soit il veut nous signifier que l'utopie était dans les prémisses de l'analyse de Hayek mais qu'elle est devenue définitivement réalité. Tout le livre est la démonstration de cette deuxième hypothèse.  Il est vrai qu'au moment de la rédaction de ce livre, le libéralisme était encore considéré comme la fin de l'Histoire…  

                Deux décennies plus tard, la fin de l'Histoire est peu à peu remplacée par la fin du monde civilisé, la fin de La Grande Société rêvée par Hayek. L'accumulation des impasses systémiques tend plutôt à promouvoir une abolition de la monnaie qui mettrait fin à cet "ordre". Le lien structurel entre le pouvoir de l'argent  et le pouvoir de l'État fait qu'il n'y a pas d'autre option que de passer à  une société de l'accès sans condition. Michel Bourdeau, agrégé de philosophie et membre du Centre d'analyse et de mathématiques sociales, est très loin d'une révolution de "démonétarisation". Mais il nous donne quantité d'arguments pour démontrer que cette "révolution" n'est plus une option, juste  l'unique porte de sortie, l'unique résilience possible…  

                En outre, son ouvrage est utile pour mieux comprendre la généalogie du capitalisme et comment les plus fervents opposants à ce système politique en soient venus à se contenter d'un "altercapitaliste"… Ce livre peut nous servir à comprendre l'extension des thèses d'extrême droite qui se développent actuellement aux USA (Trump), en Allemagne (AfD), en Italie (Méloni), Hongrie (Orban), en France (le FN 2ème parti politique)….

                Je retiens une phrase au chapitre IV de ce livre qui me paraît essentielle : «C'est l'extrême complexité de la division du travail qui empêche la planification centralisée et contraint de s'en remettre aux mécanismes du marché.» En somme, la société est devenue si complexe qu'elle est soumise à un "ordre spontané" que nul ne peut raisonnablement dominer, pas même l'État. Faute de "dessein humain" identifiable, nous n'avons plus d'autre choix que de faire confiance à la main invisible du marché. De l'illusion des maîtres du monde domptant la nature, on en est arrivé à l'impuissance totale, à la soumission  à l'aléatoire… C'est peut-être cela qui fait dire à Michel Bourdeau que l'utopie  libérale est sur sa fin. Reste donc la liberté totale et sans frein des libertaliens façon Musk et Bezos.

                Le communisme ayant échoué, le socialisme s'étant dissous dans le néolibéralisme, le libéralisme n'ayant plus d'utopie, que reste-t-il comme part de rêve sur le bateau Terre? Une société sans argent, postmonétaire?....           

 

La crise de la culture, Hannah Arendt, 1961

Éd. Folio essai 1989, 384p.
(Podcast Elucid 28:34), (Voir)
(Catégorie Le pas suspendu de la cigogne)

Arendt.jpegHannah Arendt : 1906-1975, philosophe et politologue allemande naturalisée américaine, particulièrement centrée sur les totalitarismes. D'origine juive, elle côtoie les philosophes Heidegger et Karl Jasper. Elle épouse en 1929 Günther Anders et émigre aux USA pour fuir le nazisme.
Quatrième de couverture: L'homme se tient sur une brèche, dans l'intervalle entre le passé révolu et l'avenir infigurable. Il ne peut s'y tenir que dans la mesure où il pense, brisant ainsi, par sa résistance aux forces du passé infini et du futur infini, le flux du temps indifférent. Chaque génération nouvelle, chaque homme nouveau doit redécouvrir laborieusement l'activité de pensée. Longtemps, pour ce faire, on put recourir à la tradition. Or nous vivons, à l'âge moderne, l'usure de la tradition, la crise de la culture. Il ne s'agit pas de renouer le fil rompu de la tradition, ni d'inventer quelque succédané ultramoderne, mais de savoir s'exercer à penser pour se mouvoir dans la brèche. Hannah Arendt, à travers ces essais d'interprétation critique -notamment de la tradition et des concepts modernes d'histoire, d'autorité et de liberté, des rapports entre vérité et politique, de la crise de l'éducation-, entend nous aider à savoir comment penser en notre époque.

Commentaires: Les réflexions d'Hannah Arendt sur l’éducation, la culture et la conquête spatiale nous donnent des armes pour comprendre et peut-être résoudre quelques-uns des problèmes fondamentaux que connaissent nos sociétés depuis le début du XXe siècle."
      Le commentaire d'Elucid pécise que, contrairement aux Grecs de l'Antiquité (Hérodote par exemple qui est considéré comme l'un des premiers “historiens” ), “l'Histoire est un processus créé par l'homme, qui lui-même, déclenche des évènements. L'homme a la capacité de “faire commencer” quelque chose qui n'a pas de fin déterminée à l'avance.”
      Il est de bon réfléchir à cette idée puisque nous nous battons pour faire émerger un évènement, l'abolition de l'argent, qui n'aura ni commencement spontané ni fin déterminée. Il est logique que les intellectuels, formés et formatés par les “humanités” grecs et latine, résistent à cette vision de l'Histoire qui évacue toute notion de “nature”. C'est un obstacle qui restera insurmontable et rendra toute révolution copernicienne impossible, tant que nous n'aurons mis des mots sur ce qu'est l'histoire de l'argent, du commerce, de l'échange... Ce n'est pas tout à fait par hasard si, longtemps, la philosophie a délaissé la réflexion sur le politique! Si l'homme fait l'histoire, alors les hommes se retrouvent dépouillés de tout monde commun. Déjà dépouillé de la Religion, il est aussi dépouillé de sa communauté humaine. Réintégrer l'humanité dans un sens commun est peut être l'intérêt premier des postmonétaires, postmodernes et autres utopiques vision d'un fuur encore inédit... En attendant, il est bon d'écouter ou réécouter Hannah Arendt: 
    «L’éducation, la culture, l'autorité sont en crise. L’éducation a cessé de vouloir intégrer les enfants au monde existant ; en promouvant l’autonomie des enfants, les adultes ont, au contraire, créer une séparation. En outre, la culture est devenue un objet de consommation et a perdu sa “durabilité”. Arendt propose ainsi de penser la culture et l’éducation comme des sphères qui doivent être reliées aux hommes et contribuer maintenant à la construction d’un monde commun.» 
Voilà qui change du discours très moderne  que l'on entend à longueur de média autant qu'au comptoir du café du commerce. La jeunesse est inculte, ne s'interesse qu'aux choses futiles, ne s'engage pas en politque, a perdu l'usage des fondamentaux (écriture, orthographe, calcul, savoir scientifique de base...) J'ai 81 ans et j'entendais déjà mes parents le dire quand j'étais en primaire. Une étude de 2024 annonce que 70% des parents d'élèves et 85% des enseignants s'accordent à dire que le niveau baisse. Ce qui est rassurant c'est qu'Aristophane, au beau milieu du IV° siècle av. J.-C., faisait le même constat en son temps: Jadis les jeunes étaient bien éduqués, ils sont ajourd'hui corrompus par la mollesse et la perversion des moeurs... Personnellement, je trouve les enfants et les adolescents  bien plus éveillés et mieux informés que nous l'étions, ne serait-ce qu'en raison de la proximité et le dialogue inter-générationnel. Nous devions nous taire à table, écouter le maître, et les adultes ne se souciaient pas ou peu de nous apprendre la vie!  Dans certains domaines les enfants d'aujourd'hui en savent trop !!! 
       Hannah Arendt est décédée en 1975, soit en pleine "Trente glorieuses" et ne pouvait imaginer totalement ce que serait le XXI° siècle, malgré sa clairvoyance. Son temps n'était pas à la désargence, même pas à l'idée d'un effondrement global, ni économique ni thermodynamique ni culturel. Pourtant, quelques unes de ses fulgurances nous font regretter qu'elle n'ait pas produit plus de penseurs de son rang! 
        Hannah Arendt par exemple pose d'emblée cette question sur le terrain économique et ce n'est pas pour me déplaire : «L’éducation a cessé de vouloir intégrer les enfants au monde existant ; en promouvant l’autonomie des enfants, les adultes ont, au contraire, créer une séparation. En outre, la culture est devenue un objet de consommation et a perdu sa “durabilité”. Arendt propose ainsi de penser la culture et l’éducation comme des sphères qui doivent être reliées aux hommes et contribuer maintenant à la construction d’un monde commun.»  Et plus loin, « l'économie s'est dévoyée en passant des sciences sociales aux mathématiques, et les sciences humaines ont souvent sombré dans l'utilitarisme. »
     
Arrendt souligne qu'étymologiquement le terme aurorité est forgé sur le verbe latin augere (augmenter). La seule autorité qui vaille serait alors celle qui augmente les fondations de la société! L'autorité ne peut alors se confondre avec le pouvoir. S'il fallait une raison de changer de Constitution, ce serait celle-là. Au mieux nos libertés ont été réduite à notre stricte sphère privée. Arendt fait le lien entre l'autorité, la vérité, la liberté politique, l'éducation, le passage de la culture. de prestige à la culture de masse. L'étymologie agricole du mot culture (faire grandir, prendre soin, préserver…) a été oubliée.
     La culture pour Arendt est avant tout une «réflexion du politique comme domaine public créé par les hommes au sein duquel ceux-ci font l’expérience de leur liberté à travers "l’action"». Elle ajoute que « la "culture" est devenue un objet de consommation et a perdu sa "durabilité" ». En 1975, tout était évidemment "durable", le progrés, la nature, les acquis culturel. Depuis le "durable" est devenu une hypothétique volonté d'éviter le pire! Nombre d'objets sont devenus jetables (de l'imprimante au mouchoir de poche), et les idées ont suivi le mouvement (une information chasse l'autre, une vérité est vite opposée à ses contre-vérités, les certitudes sont taxées d'idéologisme.... Comment la culture pourrait supporter "l'instantanéité du jetable"?   
      «La culture est ainsi ce qui survit aux hommes et à leurs besoins. Dans cette perspective, la "culture de masse" ne constitue pas une véritable culture. Elle est plutôt un "loisir de masse".  Le produit culturel vendu à la masse recouvre tout autant le concert que le tourisme, le livre que l'image cinétique (film, TV, vidéo) qui techniquement s'est "démocratisé". L'exemple type est l'art photographique qui est à la porté de tous via le smartphone qui permet de prendre des centaines de photos et vidéo par jour, d'une qualité technique automatique incroyable. Qui se souvient du rapport entre la focale et le temps de pose qu'il fallait calculer pour obtenir un cliché net et une profondeur de champ particulière? En plus, il fallait développer la pellicule, régler l'image sur le papier, le tremper dans deux bains, le sécher, tout ça remplacé par un clic. On ne se soucie plus de garder les images qui reste stockées dans le smartphone et finissent par disparaitre quand on le modèle d'appareil de l'année paraît sur le marché et qu'on jette l'ancien... La photographie n'est plus un art, mais un usage commun...     
     «Cependant, "vérité" et "opinion" se différencient nettement. La vérité ne se discute pas, mais s’impose aux hommes et présente, en cela, un caractère "despotique". L’opinion, au contraire, a une faculté "représentative" : on se forge une opinion à propos d’une question en se "représentant" ce que peuvent penser les autres de cette même question. D’une certaine façon, le menteur est un "homme d’action" qui ment parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont. Le mensonge est donc un fait qui atteste de la "liberté humaine". Au contraire, la "vérité", le fait de dire ce qui est déjà, contribue davantage à la conservation, à la stabilité des choses telles qu’elles sont. Les fakes news, les théories complotistes, la contestation des faits scientifiques, la crédibilité des élites intellectuelles, des scientifiques, philosophes et politiques, tout disparaît puisque tout se vaut. Ma liberté me permet de dire ce que je veux, sans justification, sans débat possible. Du premier ministre au gamin de banlieue, toute vérité se vaut et ne supporte plus aucune remise en cause.... 
      «Parce que la science a été absorbée par la technologie, l’homme se trouve seul, face à lui-même, dans un monde dont il est déconnecté...» Plus rien n'empêche de croire que la terre est plate, qu'un complot orchestré par la CIA  nous fait croire le contraire. Sur le Net on trouve des centaines de démonstrations "techno-scientifiques" qui prouve indubitablement la platitude. On peut en rire, demander au platiste d'aller au bout de la terre pour voir ce qu'il y a, rien n'y fait. C'est ma vérité!    
     Hannah Arendt aurait certainement été séduite par les thèses postmonétaires si elle ne nous avait pas quittés en pleine Trente glorieuses!...

   

Günther Anders - Le temps de la fin

éd.L'Herne, 2007, 118p.
(Podcast 25:26) Voir
(Catégorie Le pas suspendu de la cigogne) 

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Günther Anders (1902-1992) est un philosophe et un journaliste autrichien. Fils d’un couple de psychologues, il est le premier mari d’Hannah Arendt et le cousin du philosophe Walter Benjamin. Après avoir obtenu un doctorat en philosophie sous la direction de Husserl en 1924, il étudie quelques années avec Heidegger. Après son divorce avec Hannah Arendt en 1937, il fuit l’Allemagne nazie et part s’installer aux États-Unis. Il y exerce divers petits boulots et rentre en Europe en 1950 et s’installe définitivement à Vienne.Édité pour la première fois en 1960,nous parle du sentiment de fin de cycle qui effleurait la société de son temps. 64 ans plus tard, cet essai est d'une actualité brulante…

Günther Anders met en lumière les risques qui sont nés avec l’âge atomique, mais, surtout, s’efforce de démontrer comment son avènement a profondément modifié l’humanité. Ce changement brutal commence avec Hiroshima, événement qui remet en cause la foi dans la technologie et du progrès continu. Il nous parle "d'une modification métaphysique: du genre mortels, nous sommes passés à celui de genre mortel…" qu'il juge aussi important que l'écroulement de la croyance géocentrique. Ce qui nous arrive est en ce sens une révolution "copernicienne", qu'on le veuille ou pas, qu'on le craigne ou l'espère. Il qualifie sa génération de "première génération des derniers hommes". L'éventualité d'un suicide de l'humanité n'est plus de la science-fiction…

Plus exactement, Anders pense qu'il y a "d'un côté le nombre infinitésimalement petit d’hommes qui peuvent décider de la production et de l’éventuel emploi des outils technologiques  et de l’autre, les millions d’habitants du globe non impliqués, impuissants et non informés  qui en seront victimes…Les médias aujourd'hui ont concentré notre attention sur le climat (sans doute parce que c'est la part environnementale qu'il est le plus facile de réguler techniquement), comme jadis ils l'avaient concentrée sur l'arme nucléaire. Mais Günther Anders ne pouvait le prévoir. Reste son analyse des comportements face aux risques qui nous intéressent au plus haut point.

"La technologie nucléaire et, plus largement la technique, ont créé une distance entre les hommes et leurs actes. Le geste technique – appuyer sur un bouton par exemple – permet à l’agent de ne jamais réfléchir au sens de ses forfaits. Le mal ainsi fait prend la forme d’un travail, travail que la technique rend de plus en plus facile."

En effet, la guerre se fait de plus en plus à distance avec des drones, des armes télécommandées. Les idées se développent via l'IA. L'anonymat et les avatars permettent de tout dire sur les réseaux sociaux sans risque ni responsabilité. La finance se fait à la nano seconde et n'est plus contrôlable (Darknet et shadow banking)… Le "mal" dont parlait Anders devient puissant, inabordable au commun des mortel, totalement déresponsabiliser. Y aurait-il un autre moyen de reprendre en main ce qui nous a échappé sinon en abolissant l'argent?... Un autre moyen de quitter l'idéal technique pour retrouver l'idéal politique?...Pour sortir du piège sans apocalypse?...

Gûnther Anders nous prévient qu'il n'y a plus de distinction entre coupables et de victimes, sinon quantitativement et que la conscience du danger conduit à l'ignorer justement parce que ce danger est trop grand. Il dépasse tant nos capacité cognitives qu'il prend la forme d'une "indifférence à l'apocalypse. " Alors que la technique a créé une distance entre les hommes et leurs actes, nous nous retrouvons déchargés de  la responsabilité de nos actes et des remords que ceux-ci peuvent occasionner." […]  "la tendance qu’expriment les machines actuelles […] vise à obtenir un maximum d’effet et de puissance avec un minimum de force humaine."

A juste titre l'auteur met le doigt sur un changement de perception de l'apocalypse: la croyance dans le progrès "qui est devenue pour nous une seconde nature, nous apprend à attendre un futur infailliblement meilleur que le présent. D’une certaine manière, cette situation est déjà le meilleur des mondes, puisqu’on ne peut rien imaginer de meilleur que le fait de devenir toujours meilleur ».

Même les révolutionnaires n'extirpent pas l'idée d'un "royaume" dans leurs analyses! Et pourtant nous sommes bel et bien entrés dans un temps d'apocalypse sans royaume! Quand un scientifique nous prédit tel événement bon ou mauvais pour 2030, 2050, voire 2100, il ne fait que démontrer l'analyse de Anders!!! C'est oublier, comme le souligne Anders que…

Le  "temps de la fin", peu importe combien de temps il durera, il sera toujours celui "de la fin".

 

Image de couverture

Pierre Conesa - La fabrication de l'ennemi

 

 

éd.Robert Laffont, 2011, 372p.
(Podcast 26:48) (Voir)
(Catégorie Intéressant)

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QuatrConesa.jpegième de couverture: "Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d'ennemi !" avait prédit en 1989 Arbatov, conseiller diplomatique de Gorbatchev. L'ennemi soviétique avait toutes les qualités d'un "bon" ennemi : solide, constant, cohérent. Sa disparition a en effet entamé la cohésion de l'Occident et rendu plus vaine sa puissance.

          L'ennemi est-il une nécessité ? Il est très utile en tout cas pour souder une nation, asseoir sa puissance et occuper son secteur militaro-industriel. C'est pourquoi les États, les services de renseignements, les think tanks stratégiques et autres faiseurs d'opinion "fabriquent" consciencieusement de l'ennemi, qu'il soit rival planétaire (Chine), ennemi proche (Inde-Pakistan), ennemi intime (Rwanda), Mal absolu, ennemi conceptuel ou médiatique.
Certains ennemis sont bien réels, d'autres, cependant, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels. Conséquence : si l'ennemi est une construction, pour le vaincre, il faut non pas le battre, mais le déconstruire. Il s'agit moins au final d'une affaire militaire que d'une question politique.

Pierre Conesa (1948- ), essayiste, haut fonctionnaire et chef d'entreprise, agrégé d'histoire. Il a été rédacteur du premier plan stratégique de soutien aux exportations d'armements (Wikipédia).

          Contrairement à ce que laisse penser le titre et la quatrième de couverture, Pierre Conesa ne regrette pas que des “ennemis de la nation” soient fabriqués, c'est une nécessité stratégique. Il ne semble pas plus regretter qu'il y ait des agresseurs et que nous devions nous défendre, puisqu'il soutien l'exportation d'armements. On peut donc s'étonner de l'intérêt que j'ai porté à ce qui semble bien être un “va-t'en-guerre”. Pourtant, la démonstration qu'il fait de cette fabrication de l'ennemi, surtout dans la période actuelle marquée par la montée des forces d'extrême droite, par le “séparatisme” qui s'impose vis à vis des minorités racisées et sexuelles, les anathèmes permanents contre une gauche soit disant “extrême-islamogauchiste, wokiste...”, nous intéresse stratégiquement: l'auteur a raison de déclaré que l'ennemi est moins à combattre qu'à déconstruire!

***

"Les démocraties doivent, avant d’entrer en guerre, obtenir l’assentiment de l’opinion publique. À cette fin, elles mobilisent divers marqueurs d’opinion pour stigmatiser les nations désignées comme ennemies… Les États fabriquent sciemment leurs ennemis, quelle que soit leur nature (rival planétaire, ennemi proche...), à l’aide de différents marqueurs d’opinion (intellectuels, services de renseignements...)."

          Ce qui est vrai pour la guerre entre pays l'est aussi dans les guerres fratricides. Chaque parti politique a son ennemi politique, comme chaque classe sociale a sa classe repoussoir. Si on veut mobiliser du monde contre des manifestants, des militants, des courants de pensée, des comportements sociaux, il suffit d'en faire des ennemis. C'est bien ce qui s'est passé face aux Gilets jaunes (déclarés vulgaires, incultes, violents…), face aux Soulèvements de la Terre (dénoncés comme éco-terroristes), face aux jeunes des quartiers (forcément séparatistes)… Les titres de chapitre de ce livre résument à eux seuls la pensée de l'auteur qui nous explique que "L’ennemi est un objet politique ; un autre soi-même ; que la guerre est juste et acceptable ; que le double standard est normal ; que l'occupé est toujours un barbare ; que l'ennemi est caché et complote ; que les frères aussi peuvent être ennemi ; qu'il y a un camp du mal et un camp du bien ; que l'ennemi insaisissable peut être traité comme un ennemi conceptuel (le terrorisme)…

          Chacun pourra reconnaître ces procédés en pensant aux différents conflits actuels ou récents (Irak, Palestine, Lybie, Ukraine, l'État islamique, etc.). C'est utile pour tous ceux qui, un jour ou l'autre, pourraient devenir l'ennemi à abattre. Le conseil vaut aussi pour tous ceux qui s'opposent frontalement au système en cours, potentiellement ennemis dès qu'ils commencent à être reconnus du grand public… Un simple maraîcher bio, trop médiatique, trop bon producteur, attisant trop l'intérêt voisins peut être ainsi mis en garde à vue, perquisitionné, calomnié par la presse, parfois condamné ou soumis à des procès baillons… Le système est de mieux en mieux rodé! Gardons la lucidité de Pierre Conesa. Il sait de quoi il parle ayant été, après une agrégation d'histoire, haut fonctionnaire et administrateur civil au ministère de la Défense…

          Dans le combat mené par les postmonétaires contre les pouvoirs d'argent, la fabrication du concurrent, les inégalités sociales irréductibles, la même question se pose. Nous avons parfois tendance à “fabriquer nos ennemis” : le 1% des plus riches, les grands patrons, les multinationales, le club de Davos... Faut-il les combattre ou les déconstruire? Peut-on utiliser les mêmes outils que ces ennemis (la propagande, la financiarisation de la révolution, l'invention de monnaies sociales, la création de banques éthiques, la détermination de valeurs accolées aux biens communs...? De la même façon que Pierre Conesa admet la nécessaire construction de l'ennemi comme “produit d'un processus sociologique utile pour la nation”, peut-on admettre la construction d'un monde a-monétaire avec l'outil monétaire dont on souhaite l'abolition?... Peut-on faire de la politique, vouloir repolitiser la société en rendant aux usagers la maîtrise de leurs usages et désigner nos opposants comme ennemis, opposer “eux” et “nous” ?...

          C'est sans doute la même question qui se pose avec tous les “alter-”. L'altermondialiste prône une gouvernance mondiale pour anéantitir la mondialisation, l'altercapitaliste prône un capitalisme simplement débarrassé de quelques unes de ses tares les plus criantes... Le piège est aussi clair que celui de la culture de guerre qui finit par monter tout un peuple contre un autre sans raison objective.