Démocratie délibérative Vs démocratie agonistique? Loïc Blondiaux

Démocratie délibérative Vs démocratie agonistique? Loïc Blondiaux

Le statut du conflit dans les théories et  les pratiques de participation contemporaines

Éd. CAIRN, presses de Sciences Po, 2008, PDF 19 p.

Blondiaux-portrait.jpegLoïc Blondeaux: né en 1962, politologue et professeur à Sciences Po, puis à Paris 1. Thèse de doctorat sur "la fabrique de l'opinion" à propos des sondages. Il est spécialiste de la démocratie participative et directeur de la revue Politix.

  Ce texte nous propose une réflexion sur la mise en place depuis une vingtaine d’années, par les gouvernements nationaux et locaux de nombreux États contemporains, de dispositifs visant à une participation élargie des citoyens à la discussion des affaires publiques. Il s'agit ensuite de l’affirmation, depuis une vingtaine d’années également, d’un programme théorique qui vise, autour de l’idée de démocratie délibérative, à renouveler les justifications de l’idéal démocratique. Il est donc clair, dès la première phrase, qu'il ne s'agit ici de rien de bien révolutionnaire mais d'un aménagement du système politique pour un meilleur lien entre les Institutions et le peuple. Néanmoins, il est sans doute bon d'entendre l'argumentation de ce chercheur qui par ailleurs, entend poser des limites à ces pratiques. La question que nous, postmonétaires, nous posons est de savoir le rapport possible  entre la participation de citoyens au sein d'institutions d'État, donc du rapport de force entre les deux participants. En somme, dans le cadre actuel, la participation est-elle compatible avec les principes fondamentaux de l'égalité, de la liberté, de la fraternité!... 

 Ce modèle délibératif pose, pour faire vite, que « la légitimité et la rationalité des décisions collectives reposent sur un processus de délibération collective, conduit rationnellement et équitablement entre des individus libres et égaux.» Entre une administration, même locale, et des citoyens ordinaires, peut-il y avoir équité si les individus n'ont pas les mêmes pouvoirs.

Certaines de ces expériences [Porto Alegre 2002 ou le gestion des services publics] visent explicitement à repenser la division du travail politique dans nos sociétés et les modalités de la prise de décision là où d’autres, beaucoup plus nombreuses, n’ambitionnent aucun changement véritable et cherchent simplement à donner un surcroît de légitimité à des autorités contestées […] Quelles définitions de la citoyenneté visent-elles à promouvoir ? Comment penser l’articulation entre sphère publique institutionnelle et mouvements sociaux ou entre participation et décision ? Dans quelle mesure cette institutionnalisation de la participation est-elle compatible avec l’expression réelle des conflits traversant la société ? Comment peut s’y affirmer le point de vue, souvent dissident et dissonant, des groupes sociaux les plus faibles ? […] Chantal Mouffe a dénoncé la possibilité même d’un consensus rationnel au nom de la dimension inévitablement agonistique de la politique démocratique. [agonistique: ce qui se rapporte à la lutte, au combat]. L'auteur cite trois formes différentes de conflits:

  1. Pour certains auteurs de la mouvance délibérative, un critère de réciprocité doit s’imposer dans la discussion qui oblige les interlocuteurs à n’employer que des arguments qu’ils savent pouvoir être acceptés par l’autre.
  2. Quelle peut être la place, dans ces dispositifs, des groupes défendant des intérêts qui ne sauraient être discutés, de ceux pour qui accepter la position de l’adversaire reviendrait à accepter un changement radical de leur identité politique.
  3. Quelle tolérance enfin les dispositifs délibératifs peuvent-ils avoir face aux attitudes, aux discours qui ne respectent pas formellement les « règles du jeu » et qui, le plus souvent, proviennent de ceux qui ont trop de choses à dire pour pouvoir les dire dans les formes autorisées ? 
  4. A cela, on peut opposer le recours exclusif aux dispositifs représentatifs traditionnels (vote, agrégation des volontés, principe majoritaire), ou une "démocratie adversariale". Fixer des limites aux arguments revient à exclure ipso facto certains groupes de la possibilité même de s’y exprimer. Concevoir des dispositifs de délibération qui ne chercheraient pas à abolir les conflits, mais au contraire en favoriser l’expression, cela est-il envisageable, très concrètement, sans mettre en danger la discussion elle-même ?

Une démocratie orientée vers le consensus?

La démocratie délibérative peut être critiquée sous l'angle de la rationalité, de la réciprocité, de l'impartialité, de l'universalité, en somme, comment transcender les points de vue particuliers ou les finalités de cette démocratie […] Les théoriciens de la démocratie délibérative ne feraient que projeter un idéal de discussion académique sur la réalité politique, négligeant ainsi le fait que la position « scolastique » de détachement et d’apesanteur du savant n’a strictement rien de comparable avec celle du citoyen engagé. La délibération serait-elle à la fois irréaliste et inacceptable pour ceux qu’il contraint d’une manière excessive? Ne faut-il pas reconnaître d’autres formes de communication, moins contraintes et plus ouvertes... Tel qu'il est posé, le problème ressemble bien à une quadrature du cercle… La démocratie délibérative est prise dans le piège de deux postures antagonistes: l'expression de la parole citoyenne et du conflit ou sa canalisation?!

Ces dispositifs renvoient la plupart du temps à des mouvements d'institutionnalisation impulsée d'en haut.  Ce qui a été le cas lors de la convention citoyenne sur le climat  de 2022, où le cadre posé par le gouvernement a permis de confiner les participants à la convention à un simple rôle consultatif tout en affirmant qu'ils seraient largement entendus dans leurs conclusions… Il semblerait qu'une instance délibérative devrait au préalable poser le cadre des débats par les gens qui vivent les débats et non par un pouvoir supérieur, lequel peut avoir un avis sur le cadre mais en aucun cas le dernier mot (surtout quand ce pouvoir supérieur est incarné par une personnalité "jupitérienne"! Mais ces pratiques "à la mode" sont l’objet d’un processus de standardisation à l’échelle nationale et internationale. Qu’il s’agisse des jurys de citoyens, du budget participatif, des sondages délibératifs ou des conférences de consensus, ces formes institutionnelles sont aujourd’hui largement codifiées et éprouvées, jusqu’à faire l’objet parfois d’un copyright de la part de leurs inventeurs.  Un copyright, donc de l'argent. Même la démocratie est susceptible de marchandisation! Les spécialistes de ces procédures se sont ainsi autoproclamés "seuls habilités" à les animer…  

La gestion des conflits constitue l’un des objectifs prioritaires de la participation. […] La participation est pensée ainsi comme une alternative possible au conflit ouvert ou au contentieux judiciaire…comme une « concession procédurale » faite par le gouvernement à la suite de conflits importants qu'il faut désamorcer… On peut même dire que la délibération est la goupille de sécurité des grenades sociales! L'auteur se demande s'il ne s'agit pas de procédures totalement artificielles, détachées de toute réalité et portée effectives. Les résultats de la convention citoyenne de 2022 ont certainement répondu à sa question… Elle a été à l'évidence, comme le prévoyait Blondiaux, une imposture démocratique!

Blondiaux persiste cependant à croire possible  une discussion qui tolère les formes d’expression les plus conflictuelles et les « moins civiles » en soulignant que « parfois seule l’intensité de l’opposition peut abattre les barrières du statu quo » et forcer les groupes dominants à écouter…

Il cite deux auteurs (Fung et Wright) « les diverses forme de délibération participative seront généralement incapables d’engendrer les bénéfices anticipés par leurs partisans en l’absence de contre-pouvoirs substantiels." Le mot est lâché: contre pouvoir! Aucune instante démocratique, délibérative, ne peut se passer d'un contre pouvoir, qu'il s'agisse d'une instance gouvernementale ou d'une assemblée de citoyens. Or, notre cadre politique actuel a été conçu pour protéger tout pouvoir étatisé contre un quelconque pouvoir de la "populace"! Gracchus Babeuf n'a pas été guillotiné pour rien! Le peuple, transformé en populace, ne peut espérer que des miettes de contre-pouvoir arrachées dans la lutte à l'occasion d'une exception momentanée dans le rapport de force.  Et quand il y a débat sur les règles du débat, le dernier mot est toujours aux organisateurs pas aux participants…

Il reste par ailleurs une arme suprême à la disposition de ceux auxquels ces pseudo-consultations sont destinées : l’indifférence, la désertion, le refus d’entrer dans le jeu. Qui l'eu cru! Cet enseignant de Science Po prônerait-il le pas de côté, la bifurcation, l'objection de conscience, la désertion?... L’expérience des conseils de quartier du XXe arrondissement a montré que le retrait offrait une solution aux citoyens tirés au sort, convaincus de l’inanité de leur rôle. Nul hasard non plus si les groupes absents de ces enceintes sont ceux qui se savent le moins armés pour s’y faire entendre (les jeunes, les catégories populaires, les personnes d’origine étrangère).   

…Il est même possible de formuler l’hypothèse selon laquelle ces dispositifs n’ont de chance d’exister politiquement que s’il existe un conflit préalable ou que s’ils parviennent à susciter par eux-mêmes de la conflictualisation. Conclusion: l’existence d’une controverse ou d’un conflit préalable garantit en effet une participation minimale du public. Si les postmonétaires n'arrivent pas à susciter eux-mêmes une controverse médiatisée, ils n'auront jamais la parole. S'ils n'arrivent pas à structurer la controverse, à la normatiser, ils seront anonymisés. S'ils n'arrivent pas à susciter une mobilisation suffisante, un conflit suffisant, cela n'aura aucun impact sur le monde politique. Merci professeur Blondiaux pour ces trois conseils: créer la controverse, la mener sur la place publique, rechercher le soutien d'une mobilisation massive. Ce programme colle assez bien avec l'idée de création d'une ONG!  

En favorisant le travail en petits groupes, en recherchant systématiquement leur cohésion, en accompagnant la parole de chacun, ces procédures contribuent très fortement à abaisser les coûts sociaux de la prise de parole politique. […] Plus généralement, il faut se demander si l’institutionnalisation de la participation ne peut pas constituer, sous certaines conditions, un point d’appui pour les revendications des plus faibles.  En deux phrases le problème stratégique est posé: le travail en petit groupe, c'est l'archipel des mouvements postmonétaires, c'est nos réunions zoom. La participation, c'est ce que Marc Chinal et son équipe font lors des élections, mais cela reste du domaine "des plus faibles": îlots même pas fédérés en archipel, participations anecdotiques à des consultations nationales, parole inaudible pour l'instant….

 Cette condition, c’est le plus souvent l’intervention d’un tiers garant, d’un pouvoir arbitral et neutre, placé à équidistance entre les différents acteurs en présence, autonome par rapport au décideur et capable de faire respecter les règles du jeu de la concertation.  Le tiers garant était jadis prioritairement constitué par les médias, lesquels sont aujourd'hui totalement colonisés par les puissances d'argent. Seuls résistent encore les médias libres qui ne survivent que des dons des abonnés et subissent les calomnies et les procès baillons. La question reste bien de trouver les moyens de moBlondiaux-2.jpegnter sur le devant de la scène sans recevoir trop de tomates!... Reste à se trouver des tiers audibles suffisamment autonomes pour contrecarrer l'asymétrie des pouvoirs et légitimer notre parole…

Pour aller plus loin on peut lire le livre de Blondiaux, "Le nouvel esprit de la démocratie", éd. Le Seuil, 2008,  112 p.:  Une nouvelle demande de participation se fait jour dans les démocraties. Sous des formes variées (blogs, forums, journalisme participatif, conférences de consensus, concertations…), elle exprime une insatisfaction à l’égard de la démocratie représentative comme de ses médiations traditionnelles. Comment donner corps à ce « nouvel esprit de la démocratie » sans succomber aux faux-semblants d’une rhétorique de la proximité ? Comment faire vivre cet impératif de participation des citoyens sans sortir du cadre de la démocratie...