L'argent, Emile Zola, 1891

A public domain book.

 

RésuméZola: Dix-huitième roman du cycle des Rougon-Macquart et considéré comme une œuvre de maturité de l’écrivain, L’ Argent d’Émile Zola  mêle autant d’éléments naturalistes qu’historiques et développe des thèmes chers à l’auteur. 

      Le héros est Aristide Saccard, frère du ministre Eugène Rougon, qu’on avait déjà vu amasser une fortune colossale dans La Curée. Après une succession de mauvaises affaires, il doit repartir de zéro, mais son ambition est demeurée intacte. Il vend sa luxueuse propriété du parc Monceau afin de régler ses créanciers, puis loue deux étages d’un hôtel particulier à Paris où il installe la Banque Universelle, destinée à financer des projets de mise en valeur du Moyen-Orient. Tout est fait pour attirer petits et moyens épargnants, auxquels on promet des gains faciles et rapides. Les communiqués et articles de presse, les rumeurs savamment dosées font s’envoler les titres de la société. Saccard se retrouve à nouveau au sommet de la gloire et de la puissance. Mais celles-ci sont construites sur du sable, car il ne cesse d’acheter ses propres actions.
       Ce type d'histoires de financiers douteux remplit les colonnes de nos médias modernes et n'apporte guère d'idées neuves. Mais cela permet tout de même de constater qu'entre 1891 date de publication de ce livre et 2025 année de ce commentaire, la situation économique, politique, sociale, environnementale a considérablement changé mais que le système financier s'est modifier quasiment pas, sinon sur le plan technique (la gestion par algorithmes par exemple) et international (mondialisation). Si l'on compare l'évolution de la médecine et de l'économie, dans ces 233 années qui nous séparent de Zola, la "science économique" paraît étonnamment conservatrice. On imagine mal des économistes et des politiques faire en deux décennies ce qu'ils n'ont pas fait en plus de deux siècles. Or, chose nouvelle, l'avenir était prometteur au temps de Zola, c'est un effondrement global que nous apercevons à l'horizon. Le temps nous est trop compté pour espérer quoi que ce soit de l'économie, du marché, de la marchandise ou de la technologie. 
        Pourtant, Zola n'est pas opposé à l'argent, malgré les mystères de la Bourse, la spéculation, la fraude, les liquidations, les krachs. Il croit encore à son incroyable force de vie: «Je ne suis pas de ceux qui déblatèrent contre l'argent, écrivait Zola. Je pars du principe que l'argent bien employé est profitable à l'humanité tout entière.» Les Économistes Atterrés, les tenants de l'économie sociale et solidaire n'ont en somme pas évolué depuis 1891, depuis Zola. Nous pourrions même dire depuis Aristote…
          C'est en ce sens que Zola reste utile: il nous prouve que l'intelligence, la connaissance, l'éthique sociale ne suffit pas. Au mieux, le réformisme aboutit à une évolution de la sémantique, jamais à une évolution qualitative du système. Zola est classé dans la catégorie littéraire des "populistes", tout comme Hugo. Le Larousse définit ce courant ainsi: "Tendance artistique qui s'attache à l'expression de la vie et des sentiments des milieux populaires." Même Wikipédia qualifie le populisme littéraire comme un "courant dont l'idéal est de décrire le peuple de manière réaliste et bienveillante". Nul doute que le capitalisme vieillissant n'a rien changé depuis Zola, sinon les mots dont il abuse…        
         Zola critique l'argent mais ne peut s'en passer, pas plus que l'on peut choisir dans une vie humaine, la naissance et la croissance mais pas la mort!  «C'était bien ce que Mme Caroline avait compris, et elle écoutait Maxime, en approuvant d'un hochement de tête. Ah ! l'argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l'amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l'entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. À cette minute, elle le maudissait, l'exécrait, dans la révolte indignée de sa noblesse et de sa droiture de femme. D'un geste, si elle en avait eu le pouvoir, elle aurait anéanti tout l'argent du monde, comme on écraserait le mal d'un coup de talon, pour sauver la santé de la terre.»
        Un peu plus loin , Zola fait dire à l'un de ses personnages:
 «Nous supprimerons l’argent monnayé... Songez donc que la monnaie métallique n’a aucune place, aucune raison d’être, dans l’État collectiviste. À titre de rémunération, nous le remplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en établissant la moyenne des journées de besogne, dans nos chantiers... Il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise l’exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N’est-ce pas épouvantable, cette possession de l’argent qui accumule les fortunes privées, barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maîtresses souveraines du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de là... Il faut tuer, tuer l’argent !   
     Mais son héros banquier et industriel s'en gausse: "Supprimer l'argent! La bonne folie!" En somme, les mots ont changé, pas les esprits. C'est ce à quoi s'attachent aujourd'hui les postmonétaires: résoudre un problème mental,  les biais cognitifs qui nous contraignent à s'accrocher aux seuls problèmes techniques…    

       

 

Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous, Richard Willkinson

Editions Les petits matins, 2014, 487 pages

Wilkinson.jpegQuatrième de couverture: Pourquoi les Japonais vivent-ils plus longtemps que les Américains ? Pourquoi y a-t-il plus de grossesses chez les adolescentes aux États-Unis qu'en France ? Pourquoi les Suédois ont-ils la taille plus fine que les Grecs ? La réponse est chaque fois : l'inégalité. État de santé, espérance de vie, obésité, santé mentale, taux d'incarcération ou d'homicide, toxicomanie, grossesses précoces, succès ou échecs scolaires, bilan carbone et recyclage des déchets, tous les chiffres vont dans le même sens : l'inégalité des revenus nuit de manière flagrante au bien-être de tous. Conclusion des auteurs : " Ce n'est pas la richesse qui fait le bonheur des sociétés, mais l'égalité des conditions. "
L'auteur: Richard Wilkinson (1943- ) est un épidémiologiste anglais qui travaille depuis des années sur le lien entre conditions sociales et santé. Il a enseigné à l'Université de Nottingham, après des études d'économie, d'histoire, de sociologie. Son travail sur les conséquences médicales des inégalités lui ont valu une renommée internationale.

                Pour Wilkinson, le stress et la violence générés par les inégalités affectent tous les membres de la société, même les riches et les plus privilégiés. C'est un angle de réflexion qui tranche avec les analyses classiques étudiant les classes défavorisées ou privilégiées. Il ne s'agit plus d'opposer les classes sociales mais de s'interroger sur le système économique et social qui les affecte toutes. En ce sens, il rejoint la réflexion des postmonétaires, à la différence près qu'il se contente de proposer une réforme, d'une amélioration du système existant. C'est dommage, mais ses études donnent aux postmonétaires, sans qu'il semble s'en rendre compte,  un étayage conséquent.
       Les inégalités de revenus entrainent des maladies, la drogue, la délinquance, la défiance, le nombre de grossesses chez les adolescentes, etc. L'enrichissement d'un pays, dont a priori on se félicite, s'accompagne partout d'une détérioration de la santé sociale, physique et psychique si seuls les riches deviennent plus riches. A revenu moyen identique, une population marquée par les inégalités souffre nettement plus qu'une population égalitaire. Les inégalités n'affectent pas que les pauvres: même la santé des plus aisés est plus fragile dans une société inégalitaire.
        Une étude d'Emmanuel Todd sur l'espérance de vie comparée des Américains et des Russes montre que les courbes des deux pays se sont croisées. L'Amérique nettement meilleure en terme d'espérance de vie est passée en dessous de celle de la Russie et ce renversement correspond exactement à des périodes de croissance et décroissance des inégalités.
        La recherche de Wilkinson est partie du constat d'un paradoxe: Entre les pays riches, les différences de revenu moyen (PIB par tête) ne semblent avoir aucun effet sur la santé: la Grèce fait aussi bien que les États-Unis! Les différences de revenus jouent à l'intérieur du pays, mais pas entre les pays. Dans les quartiers les plus pauvres de Paris, l'espérance de vie est de 5 à 8 ans inférieure à celle des quartiers les plus riches. L'explication du paradoxe, c'est que ce qui compte n'est pas le revenu mais le revenu relatif. Un Américain pauvre est plus riche qu'un paysan gabonais mais le premier est bien plus en souffrance que le second.
       On peut d'emblée en tirer la conclusion que le système monétaire étant structurellement producteur d'inégalités sociales, il rend malade quel que soit ses réussites et son taux de croissance. La richesse nationale perçue partout comme un progrès social est en réalité un recul global de la santé. Cette étude étant mondiale, on ne peut rendre responsable de ce fait ni les individus, ni les systèmes politiques, ni la culture, mais bien l'argent par nature créateur d'inégalités. Or aucun pays, aucun système, même ceux qui bénéficient de la réputation indéboulonnable de pays de cocagne comme les pays scandinaves, n'échappe à cette loi d'airain: le système marchand et son outil argent nuisent à la santé, au point d'être responsables de milliers de mort chaque jour! Comment peut-on encore croire à un "capitalisme à visage humain" après un tel constat, c'est un mystère, surtout quand le "découvreur" de cet état de fait, persiste lui-même à rechercher une égalité de revenu sans s'attaquer à l'argent ou une meilleure répartition.
       Wilkinson admet que "tous les problèmes, ceux qui sont plus graves au bas de l’échelle, sont plus lourds quand les inégalités s’accroissent…"
       Il suffit en réalité de comparer, dans cette optique, deux pays, l'un très riche, l'autre très pauvre, pour le constater. D'un côté le Bhoutan (PIB/personne en 2023: 3 $) et la France (3 049 $). Les plus pauvre du Bhoutan doivent être largement en dessous du seuil de pauvreté quand les plus pauvres des Français sont mille fois plus riches et pourtant, ce sont ceux du Bhoutan qui sont en meilleure santé, au sens de l'OMS: "La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité."
       La causalité entre l'argent disponible et la santé est sans cesse remis en cause par nos détracteurs au motif que "l'argent ne fait pas le bonheur" et que "une vie simple et modeste garantit une bonne qualité de vie"… Mais, si on écarte les inégalités, l'argent, la marchandise, le capitalisme, comment expliquer que les États-Unis aient une espérance de vie plus basse que la plupart des autres pays développés, plus de prisonniers, plus de violence, plus de naissances chez les adolescentes…?
       Au mieux, on nous dit que c'est le capitalisme qui est en cause et qu'il faut voter à gauche! Certes, le néolibéralisme n'a pas arrangé la santé des gens, mais alors pourquoi le même phénomène se retrouve sous n'importe quel régime politique existant, du plus libéral au plus communiste, du plus démocratique au plus autoritaire?... Quand on ne veut pas voir, on ne voit pas et Wilkinson n'y changera rien "s'il ne vire pas postmonétaire!..."
        Quant au progrès social, culturel et technologique, force est de constater qu'il a été visible et rapide dans quantités de pays sans jamais avoir rendu les gens plus heureux et en meilleure santé. S'il y a un progrès enviable, il est ailleurs, vraisemblablement dans une société fondée sur d'autres paradigmes que ceux qui sont en usage aujourd'hui… Une révolution "copernicienne" s'impose. Alors pourquoi pas une société sans argent, Monsieur Wilkinson… C'est d'autant plus étonnant que vous concluez dans une interview du Nouvel Obs du 20.10.2013: Les hommes politiques veulent tous créer une société sans classes, mais vous ne pouvez pas faire cela sans réduire les inégalités de revenus…"
      Comment réduire les inégalités de revenu avec un système monétaire fondé sur la valeur relative de l'argent? Et comment sortir de la logique de cette "relativité de l'argent" dans un système marchand soumis à la concurrence, à la recherche de profits, à la nécessaire croissance de son chiffre d'affaire? Il faudrait que la rémunération soit égalitaire (tous le même salaire), ce qui revient à payer le laboureur aussi cher que le médecin spécialisé, ce qui serait totalement injuste. Un passage de l'égalité des revenus à l'équité serait plus judicieux (à chacun selon ses besoins). Mais que veut dire une société équitable qui soit en perpétuelle concurrence et recherche de profits? C'est ni plus ni moins la quadrature du cercle. Au 13° siècle, un moine franciscain, féru d'économie et conseiller de tous les marchands de Narbonne et Béziers, s'était posé la question cornélienne: "Peut-il y avoir un prix juste…" C'est du même ordre. Il n'y a pas de prix juste hors de transactions entre deux amis, pas trois, et pas sur des sommes quelque peu conséquentes. C'est comme l'héritage qui régulièrement divise des familles jusque là solidaires et pleines d'empathie…
         Ce n'est pas par hasard si Wilkinson fait remarquer que la France grave le mot égalité en tout lieu et que les français sont pourtant les champions toutes catégories de la consommation d'antidépresseurs! Ce n'est pas par hasard si les Japonais, qui ont la culture zen et le théâtre No, aient des taux record de suicides d'adolescent.
      Au lieu d'imaginer une société non marchande, Wilkinson pense à une meilleure gestion des impôts, à des subventions favorisants l'économie sociale et solidaire, à des taxes sur les plus hauts salaires… Et pourtant, après avoir classé cet éminent scientifique dans la catégorie des gens intéressants, j'aurai tendance à lui attribuer une petite place dans celle du "pas suspendu de la cigogne". Mais l'homme est né en 1943 et a donc 81 ans, ce qui est un peu tard pour changer un fusil d'épaule… L'arthrose mentale l'en empêche, avec tout le respect que nous lui devons pour ce livre considérable…                             

Note sur la suppression générale des partis politiques, Simne Weil

Écrits de Londres, 1943,
Editions L'Alchimiste,  2023,  
Texte intégram en PDF ici 9 pages 

Weil-Simone.jpegQuatrième de couverture: Dans ce pamphlet contre la politique moderne écrit en 1943, Simone Weil démonte ainsi les illusions et montre la vérité crue, encore aujourd'hui d'une terrible actualité : «Dans ce que nous nommons de ce nom [démocratie], jamais le peuple n'a l'occasion ni le moyen d'exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique ; et tout ce qui échappe aux intérêts particuliers est livré aux passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées.» Et de continuer en démontrant que les partis visent à leur propre survie et non au bien commun : «Dès lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il s'ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. [...] La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière.»
L'auteureNée en 1909, Simone Weil fut élève de l'École Normale Supérieure, disciple du philosophe Alain, et agrégée de philosophie en 1931. D'abord enseignante en lycée, elle abandonne un temps sa carrière et travaille comme ouvrière, entre autres chez Renault. Militante syndicale et proche des milieux anarchistes, elle s'engage dans les Brigades internationales en 1936 et, malgré son dégoût de la guerre, part se battre en Espagne. Mais elle en revient désillusionnée. Elle quitte la France en 1942 pour New York et, enfin, Londres, où elle rejoint la résistance gaulliste pour la France Libre. Atteinte de la tuberculose, elle meurt le 24 août 1943 au sanatorium d’Ashford (Angleterre), âgée seulement de 34 ans. Son œuvre est considérée comme l'une des plus marquantes du XXe siècle.

      Ce court texte sur les partis politiques reste d'une étonnante actualité et intéressera les Postmonétaires. Partant d'un sujet apparemment anodin, l'analyse qu'en fait Simone Weil montre que le système monétaire du capitalisme a imprégné les mentalités jusque dans le fonctionnement de ces partis. Nous répétons sans cesse que le problème actuel est systémique et qu'à ce titre, toute réponse devra être, elle aussi, systémique. Abolir l'argent implique inévitablement d'abolir le système des partis politiques… 

      «Le mot parti est pris ici dans la signification qu'il a sur le continent européen. Le même mot dans les pays anglo-saxons désigne une réalité tout autre. [...] Il y a dans les partis anglo-saxons un élément de jeu, de sport, qui ne peut exister que dans une institution d'origine aristocratique; tout est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne. L'idée de parti n'entrait pas dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter.»
      Ceci dit, les partis des principaux pays se sont normalisés et ce que dit Simone Weil des partis politique français peut s'appliquer aujourd'hui au monde anglo-saxon et même au-delà.
       «Le parti, c'était d'abord seulement un lieu de libre discussion. [Simone Weil fait référence au club des jacobins ayant viré sous la terreur en parti totalitaire.] Les luttes des factions sous la Terreur furent gouvernées par la pensée si bien formulée par Tomski [Mikhaïl Tomski, 1880-1936, révolutionnaire et homme politique russe] : « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison. » Ainsi sur le continent d'Europe le totalitarisme est le péché originel des partis. [...] Le fait qu'ils existent n'est nullement un motif de les conserver. [...]  Ne sont-ils pas du mal à l'état pur ou presque ? S'ils sont du mal, ils ne peuvent produire que du mal...»
      Le problème est posé, et bien que relatant des faits datant de 1789 et commentés par la philosophe en 1943, il se pose dans les quasi-mêmes termes aujourd'hui. C'est ce qui fait tout l'intérêt de ce court texte. 
      «Mais il faut d'abord reconnaître quel est le critère du bien. Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l'utilité publique.»  Simone Weil nous rappelle que le bien répond à des critères, au nombre très limité, de valeurs et d'importances différentes. Ce qui est bien dans une institution (la République, l'État, les assemblée des représentants du peuple…)  est indépendant du groupe qui s'en réclame et ne peut ni légitimer un mal ni se croire légitime en l'exerçant.       Simone commence bien: face à un parti, une institution, un gouvernement, la fonction, la représentativité, l'élection n'exonèrent en rien d'exercer le mal et non le bien. D'emblée elle pose la question, par exemple, de la violence d'État: la légitimité d'une élection peut-elle justifier d'amputer, d'éborgner, de gazer des manifestants dans la rue?       

                Notre idéal républicain procède entièrement de la notion de volonté générale due à Rousseau. [...] On dit que peu de livres ont eu autant d'influence que le Contrat Social. Mais en fait tout s'est passé et se passe encore comme s'il n'avait jamais été lu. Rousseau partait de deux évidences. L'une, que la raison discerne et choisit la justice et l'utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L'autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. [...] C'est uniquement en vertu d'un raisonnement de ce genre qu'on admet que le consensus universel indique la vérité. 
    La volonté générale faisait si peur aux premiers révolutionnaires de 1789, qu'ils ont suivi comme un seul homme le discours de l'abbé Emmanuel-Joseph Sieyès, prêtre révolutionnaire, mais bourgeois de droite, fils d'un receveur des droits royaux (percepteur des taxes et impôts) et maître de Poste (relais de diligences). Le 7 septembre 1789, il déclarait dans son célèbre discours: «Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants.» Il s'agissait donc de nommer des représentants pour éviter la "catastrophe" d'une démocratie et le risque d'être soumis à la "volonté générale". C'est grâce à l'abbé Sieyès que l'on nous qualifie d'antidémocrates si on ne vote pas pour un député ou un président!… 
      «Une constitution démocratique est bonne si d'abord elle accomplit dans le peuple cet état d'équilibre, et si ensuite seulement elle fait en sorte que les vouloirs du peuple soient exécutés. 
    Voilà bien une vérité mal partagée aujourd'hui. Quand même le gouvernement ne reconnaît pas la nécessité de se conformer à ses propres lois, quand il passe au-dessus des représentants du peuple à grands coups de 49.3 et même au-dessus de l'opinion de 75% de la population sur une réforme (celle des retraites par exemple), quand une juste revendication aboutit à la dissolution de l'organisation populaire qui la soutient, au motif fallacieux que ce serait de "l'éco-terrorisme", on est légitimement en droit de douter de la légitimité de ce gouvernement. A certaines conditions (qui là sont bien réunies), le peuple a plus de chances qu'aucune autre entité, d'être conforme à la justice.     
    «Il y a plusieurs conditions indispensables pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale. Deux doivent particulièrement retenir l'attention. L'une est qu'au moment où le peuple prend conscience d'un de ses vouloirs et l'exprime, il n'y ait aucune espèce de passion collective. Quand il y a passion collective dans un pays, il y a probabilité pour que n'importe quelle volonté particulière soit plus proche de la justice et de la raison que la volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature.»
      La passion collective est latente dans notre société pourtant moderne, car elle est alimentée par plusieurs choses: un risque d'effondrement de tout le système, ce qui est le cas sur le plan environnemental, écologique, financier, social, médical, politique, etc. ; un gouvernement qui nie ce risque et, tout au contraire, prend des décisions qui vont augmenter le risque en dépit des alertes constantes que lui adressent les scientifiques ; un peuple qui étouffe et ne peut le dire sans risquer, a minima, un "procès bâillon" (le terme est bien choisi pour un étouffement). Il faut croire que ce gouvernement est tout autant dans la passion collective, tant il semble cramponné à une idéologie et à la défense à tout prix d'une minuscule classe ploutocratique. Les deux passions, gouvernementale et populaire, sont peut être un symptôme typique d'une fin de cycle et ce, jusqu'à la caricature que Simone Weil n'aurait même jamais pu imaginer…       «La seconde condition est que le peuple ait à exprimer son vouloir à l'égard des problèmes de la vie publique, et non pas à faire seulement un choix de personnes. Encore moins un choix de collectivités irresponsables. [...]  Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n'avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie. [...] L'usage même des mots de démocratie et de république oblige à examiner avec une attention extrême les deux problèmes que voici : Comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple de France la possibilité d'exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ? Comment empêcher, au moment où le peuple est interrogé, qu'il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ? Si on ne pense pas à ces deux points, il est inutile de parler de légitimité républicaine.»
      On peut critiquer certains points des thèses développées par Simone Weil dans ses écrits, contester quelques prises de positions politiques particulières, aimer ou pas son style et son parcours, mais reconnaissons qu'en 1943, elle avait déjà quelques longueurs d'avance sur nos politiciens, chroniqueurs médiatiques, élites intellectuelles "mainstream". Elle manifeste une lucidité, voire des intuitions prémonitoires remarquables! Si dame Simone était là aujourd'hui, pour commenter ce qui a été fait des cahiers de doléances du temps des Gilets jaunes, ce qui reste de la belle Convention citoyenne sur le climat après relecture du gouvernement, elle serait montée au créneau et nous aurait pondu quelques belles tirades! 
    «Des solutions ne sont pas faciles à concevoir. Mais il est évident, après examen attentif, que toute solution impliquerait d'abord la suppression des partis politiques. Pour apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice, du bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères essentiels. On peut en énumérer trois : Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l'unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration.»
     Après la brève introduction explicative, Simone Weil passe directement à la question des partis politiques qu'elle va descendre en flammes avec des arguments sans doute hasardeux à son époque mais d'une cruelle actualité aujourd'hui.   
 «Le destin de tout parti politique est, 1° de développer des passions collectives, 2° de ne pouvoir échapper à un devenir totalitaire, 3° d'opérer systématiquement un retournement de la fin au moyen.»    
     Vieille question philosophique qui vient sans cesse "polluer" nos débats sur une société postmonétaire… Nous posons la question centrale des fins en demandant pourquoi nous devons tant produire, tant consommer, pourquoi vaut-il mieux vendre que donner, pourquoi salarier une activité choisie et épanouissante, pourquoi accepter un argent qui crée mécaniquement des inégalités cruelles. Mais la plupart de nos contradicteurs tentent de nous ramener à des faits: les humains sont comme ci ou comme ça, la nature humaine induit la concurrence, la loi du plus fort, personne ne travaille sans salaire, les super-riches existent depuis le temps de Crésus et rien n'y changera, etc. Tant que les gens refuseront de se poser la question des fins, l'idée d'un monde sans argent restera "sous le boisseau", bien cachée dans la "case utopie".
                «Un parti est en principe un instrument pour servir une certaine conception du bien public. [...] Cela est vrai sans exception et presque sans différence de degrés. Les partis les plus inconsistants et les plus strictement organisés sont égaux par le vague de la doctrine. Aucun homme, si profondément qu'il ait étudié la politique, ne serait capable d'un exposé précis et clair relativement à la doctrine d'aucun parti, y compris, le cas échéant, le sien propre.  L'expression : « Doctrine d'un parti politique» ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification.» 
      Chacun des partis politiques, de l'extrême droite à l'extrême gauche, se targue pourtant d'avoir une doctrine claire et qu'il suffit de lire leur programme et leur charte pour la découvrir. Et pourtant, il est devenu normal de se défendre de toute idéologie, car les gens de gauche qualifient d'idéologie tout ce qui les heurte dans les programmes de droite et vice et versa. Même les chroniqueurs politique se défendent de toute idéologie et revendiquent une neutralité, une objectivité, comme si toute éducation n'était pas suspendue à une certaine vision de l'homme (donc une idéologie).  
      Il faudra bien admettre que nulle parole, nul projet de société ne peut échapper à l'élaboration des fondements théoriques qui les sous-tendent. Opter pour le droit du sol ou le droit du sang, pour un gouvernement central ou pour une fédération, pour une démocratie directe ou une démocratie représentative nous rattache immédiatement à une école de pensée singulière… Pourquoi les partis politiques cachent-ils leur philosophie derrière des programmes au plus près des faits, de la réalité prosaïque, sinon pour justement éviter le risque que leurs militants et leurs électeurs ne commencent à réfléchir sérieusement?» Simone Weil a raison,  «les partis développent des passions collectives en leur sein et à l'extérieur de leur structure…
      «Le parti se trouve en fait, par l'effet de l'absence de pensée, dans un état continuel d'impuissance qu'il attribue toujours à l'insuffisance du pouvoir dont il dispose. Serait-il maître absolu du pays, les nécessités internationales imposent des limites étroites. Ainsi la tendance essentielle des partis est totalitaire, non seulement relativement à une nation, mais relativement au globe terrestre. C'est précisément parce que la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité, qu'elle impose la recherche de la puissance totale.» 
      Simone aborde là, une deuxième constante des partis politique: Un parti politique ne peut échapper à un devenir totalitaire. Cette affirmation brutale peut sembler choquante à "l'encarté d'un parti", pire encore à ses militants actifs et dévoués, totalement impossible à entendre pour ses cadres et dirigeants. Il fallait le "culot" de Simone pour oser de tels propos.  Il n'en reste pas moins qu'un parti politique n'a pas le même sens s'il est entendu par un minimum de gens ou défendu par une armée de militants. Même le microcosme des "désargentistes" et autres militants pour un monde "postmonétaire" n'échappent pas à cet axiome: s'ils croient que leur idée est bonne, ils veulent la diffuser. S'ils veulent la diffuser, elle doit être entendable et pour ce, ils doivent devenir médiatiques. 
    Les gens, quand ils s'intéressent à un parti, se contentent d'en désirer la croissance; mais comme une chose qui ne comporte aucune limite. S'il y a trois membres de plus cette année que l'an dernier, ou si la collecte a rapporté cent francs de plus, ils sont contents. Mais ils désirent que cela continue indéfiniment dans la même direction. Jamais ils ne concevraient que leur parti puisse avoir en aucun cas trop de membres, trop d'électeurs, trop d'argent. Le tempérament révolutionnaire mène à concevoir la totalité...  La croissance matérielle du parti devient l'unique critère par, rapport auquel se définissent en toutes choses le bien et le mal. [...] Il s'ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s'exerce en fait. Elle s'étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur si l'accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis.
      La croissance infinie, inscrite dans la bible, érigée en dogme par le capitalisme,  Simone Weil la connaît bien.  Cela conduit à justifier les moyens agis par la fin annoncée, à privilégier l'efficacité plutôt que la vérité. Une injonction aux origines si anciennes n'est pas anodine. Elle formate durablement les esprits et modèle les agissements, et pousse même à les avouer, à les proclamer comme un bien…
     «Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice. La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière. Hitler a très bien vu que la propagande est toujours une tentative d'asservissement des esprits. Tous les partis font de la propagande. Celui qui n'en ferait pas disparaîtrait du fait que les autres en font. Tous avouent qu'ils font de la propagande. Aucun n'est audacieux dans le mensonge au point d'affirmer qu'il entreprend l'éducation du public, qu'il forme le jugement du peuple. Les partis parlent, il est vrai, d'éducation à l'égard de ceux qui sont venus à eux, sympathisants, jeunes, nouveaux adhérents. Ce mot est un mensonge. Il s'agit d'un dressage pour préparer l'emprise bien plus rigoureuse exercée par le parti sur la pensée de ses membres.  
    Tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice, faire de la propagande, persuader au lieu d'illuminer, et pire, camoufler cela sous les termes d'éducation, d'information, d'émancipation, cela ne semble pas très moral et pourtant le choix se pose en termes cornéliens: je triche ou je perds. Et quand il s'agit honnêtement et sincèrement d'œuvrer pour le bien public, comment ne pas céder à cette nécessité de cacher la vérité? N'est-ce pas ce que l'on fait souvent avec un jeune enfant qui ne peut entendre comment il a été conçu sans quelques gênes? Les pauvres gens exploités et asservis par la propagande des adversaires de classe ne sont-ils pas en position de faiblesse autant qu'un enfant?... N'est-ce pas un manquement à l'honneur que de les laisser dans l'ignorance ou de les assommer d'une vérité aussi crue que neuve?...
       «En revanche on trouve tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu'un dise : "Comme conservateur" ou  "Comme socialiste, je pense que..." Cela, il est vrai, n'est pas propre aux partis. On ne rougit pas non plus de dire : " Comme Français, je pense que... ", "Comme catholique, je pense que..."  Si on reconnaît qu'il y a une vérité, il n'est permis de penser que ce qui est vrai. On pense alors telle chose, non parce qu'on se trouve être en fait Français, ou catholique, ou socialiste, mais parce que la lumière irrésistible de l'évidence oblige à penser ainsi et non autrement. S'il n'y a pas évidence, s'il y a doute, il est alors évident que dans l'état de connaissances dont on dispose la question est douteuse.»  
     Si la vérité est si souvent indicible, c'est certainement parce qu'on la mélange à l'hypothèse qui, par définition est sujette à débat. A moins de pouvoir affirmer qu'une vérité est universelle, toute idée est relative, pure hypothèse. Et encore, l'hypothèse la plus universelle, la plus conforme au réel et à l'expérience de tous comme le théorème d'Euclide peut être remis en cause par un savant, inconnu du grand public en son temps, qui nous invente une géométrie non euclidienne (Johann Carl Friedrich Gauss, surnommé "le prince de la géométrie", 1777-1855, mathématicien allemand). Mais peu importe qu'Euclide soit indépassable ou pas, il y a des vérités "plus ou moins" démontrables et donc lieu à débat. Et ce que croit Simone Weil c'est que le débat est au moins aussi important que la vérité en ce sens que la vérité de l'un est peut être meilleure que celle de quelques millions d'autres. C'est d'ailleurs ce qui a amené Camus à réfuter l'idée d'une démocratie s'appuyant sur la loi de la majorité au profit d'une démocratie qui serait "la défense des minorités". Il n'en reste pas moins que le choix d'une "propagande" plutôt que le débat autour de plusieurs vérités est un risque permanent de totalitarisme, voire d'erreur ou d'approximation persistante (celle d'Euclide a duré la bagatelle de 21 siècles!).
    «Mais alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis. Un homme qui n'a pas pris la résolution de fidélité exclusive à la lumière intérieure installe le mensonge au centre même de l'âme. Les ténèbres intérieures en sont la punition. On tenterait vainement de s'en tirer par la distinction entre la liberté intérieure et la discipline extérieure. Car il faut alors mentir au public, envers qui tout candidat, tout élu, a une obligation particulière de vérité. Si je m'apprête à dire, au nom de mon parti, des choses que j'estime contraires à la vérité et à la justice, vais-je l'indiquer dans un avertissement préalable ? Si je ne le fais pas, je mens. De ces trois formes de mensonge — au parti, au public, à soi-même — la première est de loin la moins mauvaise.»appartenance
      Cette idée que le pire des formes de mensonges, c'est celui que l'on se fait à soi-même est logique. Ce mensonge à soi peut être conscient, et c'est machiavélique, ou inconscient, et cela ne présage rien de bon quant à la qualité intellectuelle du chef de parti. 
    «Mais si l'appartenance à un parti contraint, en tout cas, au mensonge, l'existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal. Il était fréquent de voir dans des annonces de réunion : M. X. exposera le point de vue communiste (sur le problème qui est l'objet de la réunion). M. Y. exposera le point de vue socialiste. M. Z. exposera le point de vue radical. Comment ces malheureux s'y prenaient-ils pour connaître le point de vue qu'ils devaient exposer ? Qui pouvaient-ils consulter ? Quel oracle ?  La collectivité socialiste ne réside en aucun individu. Mais comme ils étaient honnêtes, ils se mettaient d'abord dans un état mental spécial, un état semblable à celui où les avait mis si souvent l'atmosphère des milieux communiste, socialiste, radical. Si, s'étant mis dans cet état, on se laisse aller à ses réactions, on produit naturellement un langage conforme aux « points de vue » communiste, socialiste, radical. A condition, bien entendu, de s'interdire rigoureusement tout effort d'attention en vue de discerner la justice et la vérité. Si on accomplissait un tel effort, on risquerait — comble d'horreur — d'exprimer un « point de vue personnel ». 
     Cette analyse de la vérité, du mensonge, dans la doctrine d'un parti (par essence partisan) pose un problème de fond qui appelle un autre fonctionnement que celui du parti politique. En effet, si l'intelligence humaine individuelle est prise dans des tensions morales de cet ordre à chaque fois qu'elle veut faire la moindre "éducation populaire", très vite il n'y aura même plus d'éducation populaire possible. Il y a des alternatives aux partis politiques, d'autres formes d'assemblées, de débats, d'apprentissages que ceux dont nous sommes coutumiers dans les partis, quels qu'ils soient. Pour qu'enfin la politique ne soit pas perçue comme l'arène de tous les débats truqués en vue d'intérêts privés, il nous faut inventer une autre forme de politique uniquement centrée sur la Res publica, la vérité et l'intérêt de tous, majorité pensante et minorité agissante comprises! Il faut en sus éviter comme la peste que la chose publique soit l'apanage de spécialistes. C'est seulement à ce prix que la gestion de la polis (la ville) et à fortiori d'un pays,  soit confiée au démos (le peuple), alors légitimement composé de politis (citoyens).               
       «Quand Ponce Pilate a demandé au Christ: "Qu'est-ce que la vérité ?" le Christ n'a pas répondu. Il avait répondu d'avance en disant : "Je suis venu porter témoignage pour la vérité." La vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l'esprit d'une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité. [...]. Mais comment désirer la vérité sans rien savoir d'elle ? C'est là le mystère des mystères. C'est en désirant la vérité à vide et sans tenter d'en deviner d'avance le contenu qu'on reçoit la lumière.» 
       "Je suis venu porter témoignage pour la vérité..." Quel homme politique peut dire une telle chose sans rire de lui-même ou sans se discréditer?  Une "pensée pensante" ne peut voir la société capitaliste courir à si vive allure vers son propre anéantissement, voir à quel point les profits font des dégâts et les dégâts des profits, sans remettre en cause tout le système marchand dont découlent les inégalités, l'extinction de la biodiversité, le réchauffement de la planète, les risques de guerres, de famines et de maladies qui s'en suivent. Toute "pensée" pensant ainsi serait aussitôt amenée à abandonner l'humanité à son sort et de surcroît à s'en laver les mains! La faculté humaine n'est pas capable simultanément de deux soucis: la conformité à la norme et la nécessité de changer le système global, et bien au-delà de la seule politique, ce que Simone Weil ne pouvait entrevoir en 1943!  
       « Des pénalités qui atteignent presque tout — la carrière, les sentiments, l'amitié, la réputation, la partie extérieure de l'honneur, parfois même la vie de famille. Le parti communiste a porté le système à sa perfection. Même chez celui qui intérieurement ne cède pas, l'existence de pénalités fausse inévitablement le discernement. Car s'il veut réagir contre l'emprise du parti, cette volonté de réaction est elle-même un mobile étranger à la vérité et dont il faut se méfier. Mais cette méfiance aussi; et ainsi de suite. L'attention véritable est un état tellement difficile à l'homme, tellement violent, que tout trouble personnel de la sensibilité suffit à y faire obstacle. Il en résulte l'obligation impérieuse de protéger autant qu'on peut la faculté de discernement qu'on porte en soi-même contre le tumulte des espérances et des craintes personnelles. Si un homme fait des calculs numériques très complexes en sachant qu'il sera fouetté toutes les fois qu'il obtiendra comme résultat un nombre pair, sa situation est très difficile. Quelque chose dans la partie charnelle de l'âme le poussera à donner un petit coup de pouce aux calculs pour obtenir toujours un nombre impair. En voulant réagir il risquera de trouver un nombre pair même là où il n'en faut pas. Prise dans cette oscillation, son attention n'est plus intacte. Si les calculs sont complexes au point d'exiger de sa part la plénitude de l'attention, il est inévitable qu'il se trompe très souvent. Il ne servira à rien qu'il soit très intelligent, très courageux, très soucieux de vérité. Que doit-il faire ?»
       Voilà une démonstration de l'état du monde, un peu longue mais qui explique bien mieux que la plupart des discours contemporains les raisons de l'écoanxiété de masse, de la désaffection de la politique et de ses acmés électorales, les millions de jeunes qui "bifurquent" et deviennent maraichers avec un bac+8, qui refusent de procréer, ou qui se réfugie dans un carpe diem consumériste et jouisseur sans même y croire vraiment, des innombrables burn out évitant le conflit, ces révoltes stériles et donc violentes, etc. Une part de plus importante de la société se refusera toujours à prendre le risque d'une erreur si la conséquence est d'en être fouetter. Comment "l'attention" peut-elle rester intacte en cette fin de cycle civilisationnel, face à un tel risque d'effondrement total?...  

                 «Il en est exactement ainsi des partis politiques. Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu'il est impossible d'intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le jeu. Quiconque s'intéresse à la chose publique désire s'y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis.»
       C'était simple en 1943 où l'ennemi était le nazisme dont personne ne croyait vraiment qu'il allait dominer le monde. C'est sérieusement plus difficile quand le risque est l'extinction de la vie sur terre et que personne ne connaît encore quelle peut être la solution raisonnable. Même les plus militants, les plus résolument optimistes, sont tenaillés par le sentiment d'impuissance. Il est plus simple de changer de parti ou de stratégie que d'abolir le capitalisme, l'argent, la démocratie représentative, l'extractivisme, le productivisme, la concurrence, l'échange marchand, et quelques dizaines d'autres choses de ce genre, tout en même temps, avant même avoir un récit cohérent qui serve de boussole, et si peu d'alternatives cohérentes qui servent de rames. Aussi, ceux qui restent soucieux du bien public, restent attachés au parti, au mouvement, au collectif, à l'association, au courant de pensée qui, à défaut d'apporter des réponses, offre au moins le sentiment d'appartenance à quelque chose qui nous dépasse…    
       «En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public. Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l'étendue d'un pays, pas un esprit ne donne son attention à l'effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité. Il en résulte que — sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites — il n'est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité. Si on confiait au diable l'organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux. Il faut avouer que le mécanisme d'oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l'histoire par l'Église catholique dans sa lutte contre l'hérésie. Un converti qui entre dans l'Église — ou un fidèle qui délibère avec lui-même et résout d'y demeurer — a aperçu dans le dogme du vrai et du bien. Mais en franchissant le seuil il professe du même coup n'être pas frappé par les "anathema sit", c'est-à-dire accepter en bloc tous les articles dits "de foi stricte" ».
    "Anathéma sit" était la formule latine qui, dans les Conciles de l'Église catholique romaine, annonçait qu'une idée était déclarée non-canonique: "Si quelqu'un dit…, qu'il soit anathème!" Quiconque aujourd'hui qu'il est pour l'abolition de l'argent: Anathéma sit…!  S'il conteste une COP, Anathéma sit…! S'il dénigre une politique économique ou environnementale, ou refuse une taxe qu'il juge inique: Anathéma sit…! S'il se bat contre une méga-bassine, un projet inutile et imposé, l'introduction de la 6G: Anathéma sit…! "Que celui qui dit la vérité soit exécuté" chantait Guy Béart…  Après l'église catholique, c'est le néolibéralisme qui a le plus parfaitement instauré une inquisition, cette fois non par la question et le bûcher, mais par la novlangue, la marchandisation intégrale et les médias aux ordres…   Saint Thomas, déjà, ne soutenait ses affirmations que par l'autorité de l'Église, à l'exclusion de tout autre argument. Car, disait-il, il n'en faut pas davantage pour ceux qui l'acceptent; et aucun argument ne persuaderait ceux qui la refusent.
       «Ainsi la lumière intérieure de l'évidence, cette faculté de discernement accordée d'en haut à l'âme humaine comme réponse au désir de vérité, est mise au rebut, condamnée aux tâches serviles, comme de faire des additions, exclue de toutes les recherches relatives à la destinée spirituelle de l'homme. Le mobile de la pensée n'est plus le désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité avec un enseignement établi d'avance. [...]  Ironie tragique, le mouvement de révolte contre l'étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle qu'il a poursuivi l'œuvre d'étouffement des esprits.»
     Il est normal que l'économie marchande ait séduit l'Église et qu'en retour, le capitalisme ait soutenu l'Église. La même ambition totalitaire anime ces deux Institutions. Le va et vient permanent des idées et des innovations de l'une à l'autre a été constant. La fabrique du consentement inventée par l'église avec son développement de la morale de l'obéissance a été intériorisée par la morale républicaine jusqu'à nous faire aimer le salariat contre tout bon sens et toute logique, toujours au nom de l'obéissance à un dogme. Il est normal aussi que les partis politiques de gauche, les syndicats aient conforté les masses prolétaires dans l'idée d'un travail émancipateur, d'une productivité préparatrice du paradis sur terre, de la nécessité pour le peuple d'être représenté pour éviter l'anarchie, pour faire croire aux plus pauvres, privés même de travail, que la richesse ruisselait par nature! Il n'y a pas pire mensonge puisque celui-ci subsiste encore, en dépit du bon sens et de la plus simple observation. 
      «La Réforme et l'humanisme de la Renaissance, double produit de cette révolte, ont largement contribué à susciter, après trois siècles de maturation, l'esprit de 1789. Il en est résulté après un certain délai notre démocratie fondée sur le jeu des partis, dont chacun est une petite Église profane armée de la menace d'excommunication. L'influence des partis a contaminé toute la vie mentale de notre époque. Un homme qui adhère à un parti a vraisemblablement aperçu dans l'action et la propagande de ce parti des choses qui lui ont paru justes et bonnes. Mais il n'a jamais étudié la position du parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le parti, il accepte des positions qu'il ignore. Ainsi il soumet sa pensée à l'autorité du parti. Quand, peu à peu, il connaîtra ces positions, il les admettra sans examen. Si un homme disait, en demandant sa carte de membre : "Je suis d'accord avec le parti sur tel, tel, tel point; je n'ai pas étudié ses autres positions et je réserve entièrement mon opinion tant que je n'en aurai pas fait l'étude ", on le prierait sans doute de repasser plus tard.»
       Il est difficile de ne pas faire le parallèle entre ce passage sur les églises et les partis, tout autant dogmatiques les uns que les autres. On y accepte, pour y rentrer comme y rester, l'intégralité du "paquet cadeau", de la doctrine, du catéchisme. Et dans les deux cas, la rupture est toujours difficile, voire considérée par celui qui part comme un divorce rarement "à l'amiable". Il faut savoir accepter que l'on se soit trompé d'église ou de parti, qu'on fasse le deuil des espérances attendue et des relations sociales qu'on y avait nouées. Quitter le Parti Communiste est aussi difficile que de quitter l'église romaine. Dans certains partis d'extrême droite ou gauche, c'est aussi difficile que de quitter une secte. C'est tellement plus confortable de ne pas penser!...   
     «Quant au troisième caractère des partis, à savoir qu'ils sont des machines à fabriquer de la passion collective, il est si visible qu'il n'a pas à être établi. La passion collective est l'unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l'âme de chaque membre. [...]  La conclusion, c'est que l'institution des partis semble bien constituer du mal à peu près sans mélange. Ils sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. La suppression des partis serait du bien presque pur.» 
      La passion collective que suscite les partis politiques est flagrante, tant à l'intérieur des partis qu'à l'extérieur. Avec plusieurs décennies d'observation des activités de différents partis, je peux même prendre le pari que cette passion collective s'est continuellement aggravée au fur et à mesure que la doctrine sous jacente de ces partis devenait de plus en plus floue. Et surtout, l'évolution des pratiques et des actions de ces partis ont pour la plupart évolué dans le sens opposé à celui du départ sans que la doctrine officielle soit modifiée, ce qui ajoute au trouble et à la passion. Le Parti Socialiste actuel s'est "droitisé" en acceptant la loi du marché sans changer la doctrine sociale. Le Rassemblement National s'est "gauchisé" sans rien changer à ses dogmes nationalistes, racistes, et fascisants. Et on peut en dire autant de la plupart des autres partis. Un peu de fluidité dans les partis politiques serait la bienvenue, sous réserve que la doctrine évolue aussi et que cette évolution soit le résultat d'un véritable débat avec l'ensemble des membres et non au sein d'un seul comité directeur, d'un bureau de l'exécutif…    
      «Quand on fréquente amicalement celui qui dirige telle revue, ceux qui y écrivent souvent, quand on y écrit soi-même, on sait qu'on est en contact avec le milieu de cette revue. Mais on ne sait pas soi-même si on en fait partie; il n'y a pas de distinction nette entre le dedans et le dehors. Plus loin, il y a ceux qui lisent la revue et connaissent un ou deux de ceux qui y écrivent. Plus loin, les lecteurs réguliers qui y puisent une inspiration. Plus loin, les lecteurs occasionnels. Mais personne ne songerait à penser ou à dire : "En tant que lié à telle revue, je pense que..." Quand des collaborateurs à une revue se présentent aux élections, il doit leur être interdit de se réclamer de la revue. Il doit être interdit à la revue de leur donner une investiture, ou d'aider directement ou indirectement leur candidature, ou même d'en faire mention. Tout groupe "d'amis" de telle revue devrait être interdit. Si une revue empêche ses collaborateurs, sous peine de rupture, de collaborer à d'autres publications quelles qu'elles soient, elle doit être supprimée dès que le fait est prouvé.
      Là, Simone Weil fait directement allusion aux médias (presse et édition) et le problème s'est maintenant étendu aux médias libres en ligne, aux réseaux sociaux  et autres think tanks qui ne se privent pas de se revendiquer d'un parti, d'un mouvement, d'un courant de pensée et de soutenir une candidature politique non en leur nom propre mais au non de leur collectif,  bien entendu sans demander l'avis de l'ensemble des membres du collectif…

«Bien entendu il y aura des partis clandestins. Mais leurs membres auront mauvaise conscience. Ils ne pourront plus faire profession publique de servilité d'esprit. Ils ne pourront faire aucune propagande au nom du parti.» 
      L'idée de partis politiques clandestins est amusante plus que réaliste. Néanmoins, il y aurait peut être une sorte de laïcisation de toute association politique à inventer. Une laïcisation qui concernerait les philosophies, croyances, idéologies dont chacun pourrait se réclamer sans l'imposer aux autres. 
     «
D'une manière générale [...]  on se dit : si c'était si simple, pourquoi est-ce que cela n'aurait pas été fait depuis longtemps ? Pourtant, généralement, les grandes choses sont faciles et simples. Celle-ci étendrait sa vertu d'assainissement bien au-delà des affaires publiques. Car l'esprit de parti en était arrivé à tout contaminer. Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige du pouvoir. On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position "pour" ou "contre" une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre.»
      L'idée moderne, qui n'existait pas du temps de Simone Weil, de rassembler des groupes tirés  au sort, donc sans préjuger de leurs opinions, croyances et doctrines, de les informer au point de les rendre experts d'une question qu'ils n'ont pas choisie mais qui impacte tous les citoyens d'un territoire, a fait ses preuves et remplacerait aisément les partis politiques. La cohabitation de plusieurs doctrines et philosophies sur un même sujet ne serait plus un obstacle mais une richesse… 
      «Quand Einstein vint en France, tous les gens des milieux plus ou moins intellectuels, y compris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour et contre. Toute pensée scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré regrettable, de l'esprit de parti. Il y a d'ailleurs dans ces milieux des tendances, des coteries, à l'état plus ou moins cristallisé. Dans l'art et la littérature, c'est bien plus visible encore. Cubisme et surréalisme ont été des espèces de partis. Pour avoir un nom, il est utile d'être entouré d'une bande d'admirateurs animés de l'esprit de parti. [...] Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée des enfants qu'en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit :  "Êtes-vous d'accord ou non ? Développez vos arguments." A l'examen les malheureux, devant avoir fini leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq minutes à se demander s'ils sont d'accord. Et il serait si facile de leur dire : "Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l'esprit." Presque partout — et même souvent pour des problèmes purement techniques — l'opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s'est substituée à l'obligation de la pensée. C'est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée. Il est douteux qu'on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques.»
     C'est là une logique qui découle directement de l'esprit marchand où la valeur n'a de sens que quantitatif. La rédaction sur un sujet imposé et sous la forme thèse-antithèse-synthèse est faite pour sélectionner, non les plus intelligents, mais les plus conformes à la doxa du moment. Une thèse totalement inédite présentée devant un panel d'universitaires risque fort de n'être pas validée quand elle démontre que l'impétrant a dépassé les capacités des maîtres! 
       Ce texte est à méditer au moment où se pose des questions aussi urgentes et criciales que l'extintion de masse de notre espèce. S'il faut l'adapter au style et circonstances du moment, sur le fond, et  quelque soit l'option stratégique ou philosophique que l'on prendra, sortir de "l'esprit de parti" est une nécessité vitale.... 

Révolution et contre-révolution au XXI° siècle, André Tosel

Éditions de la Sorbonne, 2009, 432 pages
PDF Open Book 2019 en accès libre

Tosel.jpegCe texte est un des chapitres de la 3ème partie du livre collectif  réalisé sous la direction d'Olivier Bloch.
Olivier Bloch: (1930-2021) philosophe, professeur émérite à la Sorbonne,
André Tosel: (1941-2017) professeur de Philosophie à Nice-Sophia-Antipolis où il a dirigé le Centre de recherches d’histoire des idées.
«L’émergence de ce que l’on nomme mondialisation n’est rien d’autre que la troisième phase d’un processus aussi ancien que le mode de production capitaliste. Cette phase a commencé dans les années 1975 et elle exige l’extension du capitalisme à tout le globe, une fois achevées et vaincues les diverses tentatives qui, au xxe siècle, avaient essayé d’exploiter la brèche d’octobre 1917.»
    Il est intéressant d'ouvrir cette réflexion par l'idée d'un cycle, qu'on peut aussi nommer période ou parenthèse, ce qui autorise à penser également le capitalisme comme un cycle, avec un commencement daté plus ou moins au début de la révolution industrielle anglaise, et une fin encore incertaine mais inéluctable. Un cycle n'est jamais qu'une période entre deux parenthèses, l'une qui s'ouvre, l'autre qui se ferme. On voit mal au nom de quoi le capitalisme et sa mondialisation échapperait au fonctionnement des cycles. A moins de croire, encore et contre toute évidence, au TINA de Magereth Thatcher.
     «Le capitalisme mondialisé a réussi à imposer son hégémonie aux classes et couches sociales subalternes du monde entier en accréditant la conception libérale-libériste du monde fondée sur l’individualisme possessif.»
     C'est cette hégémonie qui empêche nos contemporains, les élites intellectuelles autant que les prolétaires, de prendre conscience du changement de cycle, de la période moderne à la période postmoderne, de la période monétaire à la période postmonétaire, de sentir que nous sommes, pour un court instant encore, dans la période moderne et presque entrés dans la postmodernité. C'est ce qui permet à André Tosel de constater  "le démantèlement des services publics et sociaux, la réduction drastique des emplois industriels et le chômage structural" et que  "l’État de droit ayant pour objectif de remplacer l’État social devenu trop coûteux pour les classes dirigeantes économico-politiques".
    «L’idée de démocratie sociale ne peut se substituer à celle de démocratie représentative de marché. L’âge des révolutions politiques est achevé
    L'évolution de la politique française en cette fin d'année 2024 est symptomatique. D'un côté, le gouvernement brasse de l'air pour afficher un semblant de pouvoir, de l'autre, le peuple et les mouvements de gauches persistent à demander des réformes à ce gouvernement impuissant
     «Et pourtant il n’a fallu qu’une dizaine d’années pour que cette conception libérale-libériste du monde commence à montrer ses failles.[…]  Il semble possible à nouveau que ces contradictions puissent faire système et se condensent dans la perspective d’une résolution révolutionnaire inédite…»
      J'aimerai bien le croire mais, ayant vécu de près la crise grecque dès son début en 2010, rien ne mesemble moins sûr.  Il me semble qu'à la fin du capitalisme,  le peuple restera confiné dans des stratégies de survie, leur ôtant ainsi toutes capacités révolutionnaires. La Grèce des années 2010-2020 nous l'a bien montré. Il y a toujours un exemple, dans un Etat ou l'autre, de résilience, de sursaut réformiste qui repousse le problème de fond de quelques années.  Seule la chute mondiale du capitalisme mondialisé pourra sortir une majorité de citoyens de la servitude volontaire et la contraindre, une fois de plus par instinct de survie, à une révolution systémique (ou copernicienne si l'on veut)
     «Mais il ne s’agit que d’un possible sur lequel pèsent de lourds obstacles qu’il convient de penser adéquatement pour pouvoir les vaincre...
    C'est d'autant plus vrai que nous sommes prisonniers d'un cercle vicieux: rien ne sera résolu sans un changement radical de système et de ses paradigmes, opter pour d'autres paradigmes paraît trop colossal pour être crédible.
…pour que la possibilité de la révolution devienne une possibilité réelle, pas seulement formelle, il faut que la révolution devienne objet de désir des multitudes…" 
       Pour être un objet de désir, il faut que la révolution se dessine correctement et nous n'avons pas les outils adéquats. Tous ceux que nous possédons viennent du vieux monde et ne sont pas adapté au nouveau monde! Nous sommes contraints de nous appuyer sur un passé dépassé et d'imaginer un lendemain utopique (au sens de "non encore déterminé"). Ce qui peut intéresser, motiver, enthousiasmer, c'est sans doute la proposition concrète de bâtir un monde possible. Rappelons qu'étymologiquement enthousiasmer est formé sur le verbe ἐνθουσιάζω, "être inspiré " le préfixe ἐν, "dans", le mot  θεός "dieu" étant inclus dans le verbe. Enthousiasmer les foules, c'est leur offrir une "inspiration digne des Dieux ". C'est peut être en leur donnant, ici et maintenant, mille possibilités de bifurquer, d'inventer des stratégies nouvelles, de retrouver la maîtrise de leurs usages…, ce que les postmonétaires généralement s'efforcent de faire.
    «Le résultat de cette guerre permanente, chaude ou froide, a été une terreur structurelle qui a conduit le pouvoir à traiter ses adversaires réels ou imaginaires sur le mode colonialiste.»
   Pour l'instant nos plus brillants intellectuels nous ont invités à "décoloniser nos imaginaires" mais sans les outils pour ce faire. Pourtant, nous avons des exemples du passé qui peuvent nous y aider: l'abolition de l'esclavage, du patriarcat, du travail des enfants, de la censure des idées ont suivi le même parcours du combattant que ce que nous préconisons, l'abolition de l'argent, de l'échange marchand, de la valeur comptable…
     «La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores de la féodalité qui attachaient l’homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le froid  "paiement comptant" ».
    Il est de bon ton de critiquer la bourgeoisie bouffeuse de prolétaires, insolente et tyrannique. Et du coup on a oublié en effet qu'elle a été révolutionnaire. C'est peut-être un avertissement pour ceux qui rêvent d'un mouvement de masse, de la convergence des luttes. C'est peut-être de la classe moyenne, actuellement majoritairement bourgeoise, que viendra la révolution. Le capitalisme lui a donné quantité d'armes sous-employée. En outre, la classe ploutocratique qui est au-dessus est de plus en plus minoritaire et inconsciente du réel auquel elle n'a pas eu à se confronter. En revanche la classe qui est en dessous de la bourgeoisie, ouvriers, employés, à la limite de la pauvreté, ne rêve depuis des décennies que d'accéder à la bourgeoisie dont elle a fait son modèle de progrès social. Si la bourgeoisie se révolte, le peuple, même devenu "populace" à force de coups bas, la suivra et nous comprendrons alors que nous n'étions à genoux que pour la simple raison de croire trop puissants les milliardaires et leurs chiens de garde politiques, médiatiques, industriels. Mais ce mode de pensée me semble découlé du mythe de l'Histoire qui se répète. C'est peut-être la première fois dans l'histoire de l'humanité que l'on trouve d'authentiques "révolutionnaires" dans la grande bourgeoisie, dans la classe moyenne-basse, dans la classe dite populaire. Les "bifurcateurs" qui viennent des jeunes et des vieux, des diplomés de grandes écoles et des ouvriers peu diplomés, issus des campagnes comme des villes. C'est un milieu transversal, ce qui est original. Et s'il y a une lutte des classes c'est essentiellement entre une classe moderne bien ancrée dans les vieux modes de pensée, et la classe postmoderne aux modes de pensée hétérogènes et balbutiants. 
    « Le procès de production est par-delà le bien et le mal, il est absolu en son concept et cet absolutisme se traduit par son manque absolu de pitié. Il est impitoyable, ne respecte rien ni personne, à l’exception de sa loi qui se manifeste dans l’indéfini de la recherche du taux de profit financier le plus élevé.»
    Et le seul moyen de stopper net ce procès de production, c'est de le priver de son sang, de son fluide vital: l'argent, le profit… Si l'argent a été le pivot autour duquel s'est construit toute la nébuleuse capitaliste, il est pensable que l'absence (ou abolition) d'argent soit un nouveau pivot qui mette en synergie les envies, les rages, les rêves, les innovations d'une révolution copernicienne.
   «Tout peut être liquidé comme l’ont été les deux mouvements antisystèmes, le mouvement ouvrier et le mouvement anticolonial pour l’indépendance nationale.»
    La remarque est judicieuse. Les mouvements  ouvriers et écologistes se sont bien rassemblé sous le slogan "Fin du mois, fin du monde" ! Ces deux types de contestations les grands oubliés du capitalisme et ne font guère dévier le système sinon dans des marges très restreintes. Pourtant, le nombre des seuils environnementaux irréversibles qui ont déjà été franchis (7 sur 9) et le seuil de pauvreté est dépassé par de plus en plus de monde, y compris par ces travailleurs que l'on dit pauvres. Il reste cependant le piège suprême de la transition. Ecologique ou prolétarienne, la transition qui tente de passer en douceur du capitalisme à autre chose est le meilleur moyen d'éviter la révolution. La douceur est "capitalo-compatible".
    Les alternatives locales forment un autre type de danger, celui de confondre la marge et la page. Les alternatives fleurissent depuis le Moyen-âge sans avoir rien changé sinon pour quelques malheureux exclus, à la marge. Et quand bien même elles seraient héroïques et séduisantes (genre Emmaüs ou les Restos du cœur) elles sont toujours moins impactantes que le capitalisme. On croit facilement être révolutionnaire tout en s'échinant à «gérer vertueusement les misères les plus intolérables en s'imaginant que cela relève d'une politique humaine ou progressiste.» (Une splendide phrase du "Manifeste pour les produits de haute nécessité" lors du soulèvement aux Antilles françaises  de 2012). Les alternatives sont à faire parce qu'il y a nécessité, urgence, mais surtout pas à prendre pour des solutions. Tout bon capitaliste se réjouit quand une belle alternative perdure, se développe, s'enracine dans nos procès coutumiers. C'est pour le capitalisme un excellent soin palliatif!... 
     «Comment construire un projet capable de transformer l’ordre de la société si cette société peut éviter d’être remise en cause par la multitude de désirs antagonistes, si elle détruit préventivement toutes les formes d’action collective posant la question du système ?» 
    André Tosel se pose la question, c'est déjà bien et suffisemmant rare pour être remarqué. La plupart de nos contemporains, même militants, faute de n'avoir jamais entendu la moindre explication sur le fonctionnement des systèmes complexes, comme la société, l'économie, l'écologie, prennent les problèmes un par un, par catégorie, et ignorent les interactions entre tous ces éléments disparates...
     «La question de la révolution est celle de savoir si les masses atomisées et impuissantes peuvent conquérir un degré effectif de puissance d’agir et de penser. Or, la situation actuelle est pour l’instant aporétique.» (Aporétique: situation où aucune solution apparaisse malgré nos capacités de raisonnement NDLR).
     Le capitalisme ne cesse de nous mettre devant des choix impossibles: la liberté ou la sécurité, perdre sa vie ou la gagner, être empathique mais en compétition… La liste des injonctions paradoxales inventées par le capitalisme est infinie, et c'est cela une situation aporétique. 
     «Comment penser la possible émergence d’aspirants révolutionnaires dans une situation anthropologique où les individus des classes subalternes sont pris dans le dilemme suivant : ou bien être voués à l’impuissance, au degré minimal de liberté et de sécurité, ou bien se réfugier dans des communautés imaginaires supposées apporter un peu de liberté et de sécurité au prix de violences autodestructrices ? Si le capitalisme liquide transforme jusqu’aux modes de transformation eux-mêmes, peut-on et comment transformer l’idée révolutionnaire elle-même ? On ne peut répondre à cette question qu’en prenant en compte la totalité de la condition ontologique actuelle, en la réfléchissant comme celle de la guerre puisque désormais la guerre globale est devenue notre horizon…»
   On ne fera émerger des aspirants révolutionnaires qu'en reliant collectivement l'une à l'autre chacune des situations aporétiques qu'ils auront individuellement rencontrées, jusqu'à ce qu'en émerge la cause première… On fera émerger le désir de révolution quand on aura éradiqué les slogans tels que  "Fin du monde, fin du mois, même combat",  lequel légitime la lutte pour le pouvoir d'achat. "Fin de l'argent pour éviter la fin du monde et les fins de mois"  serait tout de même plus "enthousiasment"!....

            Si les co-auteurs du livre dirigé par Olivier Bloch sont de la même teneur, tout n'est pas encore perdu… Il semble nécessaire que ce livre dans son intégralité soit trouvé et commenté. Il est probable qu'il soit de la même veine.

 

La guerre du Péloponnèse, Thucydide, 410av. J.-C.

Éd. Gallimard/Folio classique. 2000, 928 pages

Thucydide.jpeg                Thucydide d'Athènes vécut la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) comme citoyen, comme général, comme exilé (en 424) qui ne revint dans sa patrie qu'après sa défaite, enfin comme historien qui dit avoir perçu dès l'origine que ce conflit entre deux coalitions dirigées respectivement par Athènes et Sparte serait l'événement majeur de l'époque. Thucydide est le créateur de la raison historique. Comme la raison grecque en général, la raison historique est fille de la cité. Elle est fille aussi du gigantesque essor intellectuel qui soulève la Grèce du V° siècle, avec la médecine hippocratique, l'enseignement des sophistes, et l'activité des orateurs, singulièrement Périclès. L'histoire politique se modèle, chez Thucydide, sur cette création majeure du V° siècle qu'est la tragédie athénienne. Athènes connaît, comme les héros tragiques, la grandeur et la chute. Thucydide est l'historien de la raison et de la déraison dans l'histoire, il est le peintre de la tragédie d'Athènes. 
          Thucydide est contemporain de Périclès (de 30 ans son aîné) et l'a suivi dans la guerre du Péloponnèse. C'est donc un témoin oculaire de cet épisode. Il est considéré comme l'un des premiers historiens au sens moderne du terme. Contrairement aux habitudes de l'époque, il n'écrit pas pour chanter la gloire d'un roi ou  d'un héros, mais pour saisir le sens caché et la cohérence des faits. Il est donc utile pour éviter les anachronismes et autres lectures mythologiques de l'histoire ancienne. C'est dans la somme de 12 tomes sur la guerre du Péloponnèse que l'on découvre les discours de Périclès, l'analyse politique de la guerre entre les aristocrates (les propriétaires terriens) et les démocrates (le peuple vivant de son travail).
        Il est difficile de transposer les propos de Thucydide et de Périclès tant le contexte sociopolitique était différent du nôtre, mais force est de reconnaître qu'ils font encore sens aujourd'hui. Quelques citations le montrent:   

Périclès: « L'État démocratique doit s'appliquer à servir le plus grand nombre ; procurer l'égalité de tous devant la loi ; faire découler la liberté des citoyens de la liberté publique. Il doit venir en aide à la faiblesse et appeler au premier rang le mérite. L'harmonieux équilibre entre l'intérêt de l'État et les intérêts des individus qui le composent assure l'essor politique, économique, intellectuel et artistique de la cité, en protégeant l'État contre l'égoïsme individuel et l'individu, grâce à la Constitution, contre l'arbitraire de l'État »Reconnaissons que cette phrase pourrait encore servir d'introduction à une Constitution du XXI° siècle.Thucydide-portrait.jpeg

Thucydide: « Quant aux actions accomplies au cours de cette guerre, j'ai évité de prendre mes informations du premier venu et de me fier à mes impressions personnelles. Tant au sujet des faits dont j'ai moi-même été témoin que pour ceux qui m'ont été rapportés par autrui, j'ai procédé chaque fois à des vérifications aussi scrupuleuses que possible. Ce ne fut pas un travail facile, car il se trouvait dans chaque cas que les témoins d'un même événement en donnaient des relations discordantes, variant selon les sympathies qu'ils éprouvaient pour l'un ou l'autre camp ou selon leur mémoire »
        Plus moderne encore, Thucydide tient des propos qui pourraient être tenu par un journaliste indépendant critiquant aujourd'hui les journalistes des grands médias mainstream, privés de toute capacité d'investigation par les médias dominants. Ces antiques intellectuels montrent par leur grande actualité que l'on peut changer de configuration politique, de système économique, d'époque, de culture, de niveau scientifique sans pour autant changer le mode de vie et de pensée des citoyens. Les postmonétaires, pour cette raison, ne cherchent pas à "convaincre" leurs contemporains, ne réclament rien aux puissants et aux dirigeants politiques, ne suivent aucune lutte particulière mais s'intéressent à toutes, parlent du système et proposent d'en changer. Vingt quatre siècles sont passés sans que ces brillants esprits n'aient été entendus, et la nature humaine n'a guère changé ailleurs qu'à la marge.
        Pour bien comprendre le saut mental à effectuer pour se débarrasser de cet encombrant outil argent, il serait bon de lire, ou relire dans cet esprit, les textes du Romain Cicéron, du Grec Xenophon….

Périclès: «Si on veut obtenir quelque chose que l'on n'a jamais eu, il faut tenter quelque chose que l'on n'a jamais fait.»
        Depuis plus de 3 000 ans, on n'a plus jamais imaginé une société sans argent, sinon dans des petites communautés isolées, dans des contrées sauvages. Dans aucune nation dite civilisée, on n'a songé que cette convention sociale gérant les flux de matières et services pouvait être amonétaire. Il est peut-être temps de s'autoriser à tenter ce qui n'a plus été fait depuis le néolithique, une mise en accès direct et sans condition pour que chacun y trouve le moyen de subvenir à ses besoins essentiels. Depuis des millénaires on cherche et espére la liberté, l'égalité, la fraternité, on cherche à changer la nature humaineostrakon.jpeg, on s'acharne à soigner ce qui nous tue... Tentons l'impossible ! Si Périclès le disait déjà sur l'agora d'Athènes, avec les moyens intellectuels et technologiques que nous avons, croire encore que c'est impossible relève d'un pessimisme pathologique ! Périclès aujourd'hui voterait certainement "postmonétaire",  non plus avec son "ostrakon" (morceau de poterie sur lequel on gravait son nom avant de voter. Sur celui-ci, il est inscrit: "Périclès [fils de] Xanthippe"), mais avec un bulletin de vote paier ou numérique !
         Ce qu'aujourd'hui je retiens de la lecture de ces illustres prédécesseurs, c'est que toutes les tares du capitalisme que l'on dénonce aujourd'hui sont déja racontées par l'historien Thucydide: la concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains de quelques-uns, les fraudes, arnaques et mafias en tout genre, la guerre économique qui se transforme inévitablement en guerre militaire, l'impuissance des élites à imaginer un cadre autre que celui qui les a formatées, la démocratie dénaturée par des manoeuvres politiciennes, etc. Périclès a raison, il faut faire quelque chose que l'on n'ait jamais faite. 

          Périclès aurait certainement été séduit par les amicales injonctions d'Albert Einstein : 
« Apprendre d’hier, vivre pour aujourd’hui, espérer pour demain. L’important est de ne pas arrêter de questionner. »