Emanciper le travail, Bernard Friot

Editions la Dispute, 2014

Friot.jpegQuatrième de couverture: Le modèle capitaliste du travail conduit à notre perte: il est urgent de prendre la mesure des dynamiques porteuses d'émancipation. Bernard Friot, dans ces entretiens, décrit le conflit social depuis 1945 comme un affrontement entre deux façons contradictoires d'attribuer une valeur économique au travail. Pour le capital, seul un travail soumis aux propriétaires lucratifs et au marché du travail produit de la valeur. Mais les luttes syndicales et les initiatives populaires ont institué au contraire, grâce à la socialisation du salaire, une reconnaissance du travail tout autre, fondée sur le salaire à vie, sur la propriété d'usage des entreprises par les salariés, sur un investissement libéré des prêteurs, sur une autre mesure de la valeur que le temps. Cet ouvrage nous montre comment nous inventons, depuis plus de soixante ans un travail libéré de l'emprise capitaliste. Nos entretiens sont l'occasion de présenter simplement cette analyse, de répondre aux objections et de proposer une démarche d'émancipation concrète. Il m'a semblé important, à moi qui ai vécu avec tant d'autres dans ma chair la maltraitance de l'emploi et du chômage de contribuer à cet ouvrage de combat. Nous pouvons sauver notre peau. (Patrick Zech)

Quelques passages du livre nous éclairent sur la posture Friot:  
        « Le désamour à l’égard du travail vient de ce que le système capitaliste en a fait. »
     Le travail n’a pas attendu le capitalisme pour être critiquable, surtout quand il est "forcé". Si la religion s’est employée à le justifier par des injonctions divines et une moralisation de la soumission, c'est bien parce que tout les travailleurs ne partaient pas au travail de gaité de coeur! Le discours sur la beauté du travail, depuis fort longtemps a servi à faire  passer la pilule!  La fréquentation des archives anciennes peut nous convaincre que les discours sur les joies du travail, sur “la belle ouvrage” d’antan, ne sont que des fables pour enfants de laboureurs. L’histoire ne retient généralement que le témoignage des vainqueurs, en l'occurrence, le récit des patrons. Cependant, le chercheur qui s’aventure dans les archives telles que les délibérations consulaires, les comptes rendus des bureaux de bienfaisances, les contrats d’apprentissage passés devant notaires, etc., découvre vite l’envers du décor. Le contemporain, c’est bien la prise de conscience que la vie est plus importante que le travail, qu’après la résolution des contraintes qui nous sont imposées par les nécessités vitales,  l’épanouissement individuel et collectif est plus jouissif que de "gagner sa vie".
    « Il faut réinventer une valeur non capitaliste du travail. Ce qui nous empêche de travailler aujourd’hui, c’est la pratique capitaliste de la valeur. Je pense à ceux et à celles qui ne peuvent donner leur mesure parce qu’ils se heurtent au marché du travail, parce qu’ils font un sale boulot pour mettre en valeur le capital de l’actionnaire, parce qu’ils vont, traînant les pieds, faire un travail qui leur plaît mais que le management capitaliste pourrit. »
         
Bernard Friot est aussi bon qu'intelligent, mais ce qu'il dit sur les joies du travail est pour le moins partiel.  S'ile est évident que l'on peut donner toute sa mesure en cultivant un champ, en façonnant une cruche ou en enseignant la grammaire à des enfants, j'ai beaucoup de mal à trouver quelqu'épanouissement à livrer des pizzas sur un vélo ou à ramasser les poubelles pendant quarante ans de sa vie. Le titre du livre à lui seul pose problème: qui doit-on émanciper? Le travail ou le travailleur?  
Le travail-tripalium vient de l’argent qui transforme nos activités en travail, travail auquel on adjoint le terme de valeur pour faire croire qu’il est moralisable (c'est le même dévoiement linguistique que l’industrie verte, la croissance soutenable, le développement durable….)
«  Ce n’est pas ce que font les retraités, leur travail concret, le contenu de leurs activités qui décide s’il y a travail ou non : c’est la validation sociale de cette activité et des valeurs d’usage qu’elle produit »
     Voilà le mot est lâché: c'est le travail abstrait qui doit être émancipé, pas le travail concret des retraités, des femmes au foyer, des bénévoles... D'où vient cette distinction entre travail concret et abstrait sinon l'argent? Faire du ménage est concret chez soi, abstrait si on est payé pour le faire chez les autres... Le problème n'est même pas entre ces deux catégorie il est entre les "travaux forcés" et les travaux choisis librement. Nous avons tous l'obligation de travailler pour payer au moins ce qui nous est indispensable (pour manger, boire, se loger, de chauffer, s'habiller, se soigner). Imaginons que nous ayons un libre accès à ces besoins. Qui accepterait de faire faire une vie durant des boulots inutiles, salissants, dégradants, pour une misère, et pour le bénéfice des plus riches? La seule véritable émancipation, c'est de supprimer l'échange marchand et donc l'argent. De facto, il n'y aurait plus ni salariat, ni esclavage, ni salaires de misères. En revanche, les gens accepteraient de faire ce qui est nécessaire pour le bien commun, dans la joie et la bonne humeur. Trois heures par jour suffirait amplement!....  
         La notion de “validation sociale” semble nécessaire à Bernard Friot pour justifier d’une valeur qui donnerait droit à quelque chose. Cette formulation réintroduit donc la notion d’échange : salaire contre travail, retraite contre validation sociale, revenu d’existence contre quelque chose (c’est sans doute pour cela que Friot ne parle pas de revenu inconditionnel comme la plupart de ses partisans mais de cotisation à vie).
     «  C’est parce qu’il y a de l’emploi qu’il y a du chômage »
     Et c'est parce qu'il y a le mariage qu'il y a le divorce, parce qu'il y a la naissaince qu'il y a la mort... Voilà qui méritait d’être dit ! Mais cette affirmation ressemble à un sophisme. S'il y a du chômage, ce n'est pas parce qu'il y a emploi car rien n'empêche théoriquement de créer le plein emploi. C'est ce qu'à fait le communiste soviétique, le travail pour tous, qu'on soit à l'usine ou au goulag. S'il y a du chômage, c'est en raison du profit, objectif ultime du système monétaire. Le salaire à vie, induit l'argent, l'argent induit le profit, le profit induit le chômage. Aucun système monétisé ne pourra sortir de ce piège.     
«  Remplacer le salaire lié à l’emploi par une cotisation à vie (liée à la qualification) représenterait 60% du PIB » C'est encore un échange monétaire que nous propose Friot : un revenu d’existence contre une qualification. Le SDF, le handicapé, le vieillard, l'enfant, ne sont certes pas oubliés par Friot, on peut toujours inventer des cotisations pour eux. Mais on retombe une fois de plus sur la hiérarchie de valeur quant aux qualifications, comme d'autres veulent l'établir sur l'utilité, sur la puissance de travail, sur les risques pris… Et quand bien même, l'écart des cotisations ne seraient que de un à quatre, c'est déjà une inégalité sociale qui n'est pas plus justifiable que celle des  salaires  patron/ouvrier, à moins de croire encore à la notion très bourgeoise, voire aristocratique, du mérite! Les non-méritants n'ont qu’à aller se faire voir dans l’enfer néo-capitaliste de Friot !
     «  La classe ouvrière doit se construire contre la maîtrise de la valeur économique par une classe dirigeante, et devenir maîtresse de cette valeur et classe dirigeante à son tour. » 
      C'est preque  ce que nous disons quand nous parlons de redonner aux usagers  la maitrise de leurs usages. Sauf qu'il y a un monde entre la valeur économique  et les usages. La valeur économique se condense sur quelques-uns, quels que soient les garde-fous que l'on pose. Les usages se partagent, se complètent, et s'ils s'opposent ce n'est pas nécessairement aux dépend d'un autre. A moins d'imaginer l'inimaginable: un système où la valeur économique serait maîtrisée à part égale par l'éboueur et Bernard Arnaud. C'est oublier le rapport de force entre ces deux personnages, c'est imaginer égalitaire une course entre un jeune sportif et un paraplégique, c'est croire au Père Noël. 
      «  Avec la cotisation, c’est en tant que producteurs que nous serons citoyens. La citoyenneté articulera étroitement la production des biens marchands et celle des services publics puisqu’elles relèveront d’un même financement et seront le fait de personnes payées par les mêmes caisses » 
     
  Dit comme cela, on comprend que certains soient séduits par le "système Friot. Mais ce qui a été possible en 1945 avec le CNR, c'est vrai. Mais la tenance est plutôt au détricotage des acquis du CNR qu'à leur prolongation. Et tout ça parce que le CNR a cru, comme Bernard, que l'on pouvait domestiquer l'argent. Or, si on peut arrêter un feu, on ne peut arrêter l'eau quand elle a décidé de passer outre nos beaux barrages. De même, deux milles ans de pratique monétaire n'ont pas réussi à domestiquer l'argent. Rien ni personne ne peut l'empêcher de se concentrer sur une minuscule ploutocratie, ni la dictature du prolétariat, ni la répartition, ni la redistribution. Tout a étét essayé, l'argebt a toujours gagné!  
On ne peut douter de l'humanité de Friot, de sa générosité, de son empathie naturelle pour les plus faibles. Mais, partiellement, il reste mentalement colonisé par l'idéologie capitaliste. Le producteur de biens ou de services aura toujours prise sur le non-producteur.  Exit les marginaux, les paresseux, les handicapés, les maladroits.  Une société monétarisée est toujours exclusive.  
     Doit-on émanciper le salariat ou l'abolir? Émanciper les travailleurs ou abolir le patronat? On voit bien que la proposition d'abolir l'argent est la seule qui émancipe à la fois l'humanité, bien au-delà de tous ses particularismes, qui libère de l'utilité sociale, qui affranchit de la plus grosse part des dominations. L'erreur de Friot fait immanquablement penser à Einstein: "On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré !"
      Comment dissocier finances et profits financiers? Profits financiers et inégalités? Inégalités et violences? Violence et perdants? Perdants et revanches? Revanches et recherche maladive de pouvoir? Pouvoir et profits financiers?... Il est des cercles vicieux qui ne peuvent être rendus vertueux quelles que soient les bonnes intentions et le génie des réformateurs. S'il y a bien un parangon du cercle vicieux, c'est bien l'argent! Tant que nous associerons le travail et sa rémunération, tant que nous ne consentirons pas à envisager les activités humaines autrement que sous leur forme de tripalum, nous ne ferons que penser une société émancipatrice avec les modes de pensée du capitalisme. Les idées les plus fausses peuvent sembler les meilleures…          
     L’émancipation de l’homme sera effective quand les outils de l’oppression seront devenus obsolètes et le plus bel outil inventé est bel et bien l’outil monétaire. Ses indéniables qualités de convertisseur universel ont fait oublier qu’il était idéal pour rassembler des armées, pour déguiser l’esclavage en salariat, pour hiérarchiser les hommes en même temps que les objets. Les lecteurs de Proudhon m’objecteront que notre illustre ancêtre avait inventé une banque du peuple, un crédit mutuel, et n'a jamais remis en cause l’usage de la monnaie. Mais critiquer Proudhon sur ce point, c’est un anachronisme, comme dénigrer Copernic au motif qu’il n’a pas vu ce que le télescope Hubble montre si bien. Michel Serres nous a seriné que nous ne voyons pas venir le contemporain et il avait raison, au moins sur ce point. Nous avons aujourd’hui tous les moyens techniques de nous passer du capitalisme et de sa monnaie de singe, de gérer les ressources et leur répartition, ne serait-ce que par le numérique. La modernité n’est plus aux hiérarchies induites par la valeur, mais aux réseaux. Elle n’est plus à la propriété, même sous forme de salaires, mais à l’usage et au contrôle des usages par les usagers. Bernard Friot, c’est bien, mais c’est déjà dépassé, déjà hors du contemporain…