Entretien Castoriadis et Chris Marker

Entretien Castoriadis et Chris Marker

Vidéo de 1989, transcription PDF de 22p. en accès ici

Castoriadis-portrait.jpegCornélius Castoriadis, 1922-1997, philosophe, économiste et psychanalyste  d'origine grecque, réfugié à Paris en 1937 sous le régime Métaxas, fondateur du groupe "Socialisme ou barbarie". Il entre au PCI (parti communiste tendance Trotski). Il fréquente Georges Bataille, André Breton, Michel Leiris, Edgar Morin, Maurice Nadeau, Jacques Lacan…

                Castoriadis a défendu l'idée d'un monde réel irréductible à un ordre intégralement et définitivement déterminé. Dans un temps où les médias aux ordres du capitalisme nous assènent un dogme néolibéral qui voudrait nous faire croire au célèbre TINA de Thatcher, cet auteur reste utile et rafraichissant. Dans Les carrefours du labyrinthe VI, p.203, (éd. Seuil Seuil, 1999, p. 203 il écrit : « Aucun état de l’être n’est tel qu’il rende impossible l’émergence d’autres déterminations que celles déjà existantes »
Une de ses oeuvres majeure: "L'institution imaginaire de la société", éd. Points, 1975.  Castiriadis-livre-Imaginair.jpegCritique sans concession de la « pensée héritée » sur la politique, la société et l’histoire, en particulier dans sa version marxiste, ce livre inclassable s’est affirmé comme une des œuvres majeures de la seconde moitié du XXe siècle, au carrefour de la politique, de la philosophie, de la psychanalyse et de la réflexion sur la science. Partant de la reconnaissance du rôle des significations imaginaires dans la création de notre monde, l’auteur y défend le projet d’une auto-institution... A lire, pour tous ceux qui ont quelque goût pour l'histoire et la philosophie…

Chris Marker, 1921-2012, producteur français de films documentaires et coréalisateur dans nombres de fictions célèbres aux côtés de Gavras, Resnais, Rouch…

                La lecture de Castoriadis est indispensable pour tenter d'imaginer un changement de système économique et politique. C'est un retour aux source édifiant qui remet bien des choses en place…

Démocratie: Ça veut dire aussi que le peuple exerce lui-même le pouvoir. C’est-à-dire, c’est une démocratie directe… Toute loi est votée par l’assemblée, l’ecclésia, l’assemblée…et non par des représentants du peuple, ce qui s'oppose de facto à un gouvernement centralisé, lequel est indispensable tant qu'il y a le système monétaire.

Les tribunaux ne sont pas composés par des juges professionnels. Les juges sont tirés au sort. Ce qui évite toute tricherie possible… Les magistrats ordinaires sont tirés au sort (principe démocratique), ceux qui doivent avoir des compétences particulières sont élus (principe aristocratique)Il est intéressant de constater que deux systèmes opposés peuvent coexister en fonction de situations particulières.   

Chez les modernes, l'idée de la démocratie représentative va de pair avec ce qu'il faut bien appeler "une aliénation et une expropriation du pouvoir". Élire un député, c'est lui abandonner tout pouvoir pendant cinq ans et limiter le pouvoir du peuple au seul vote. La seule constitution grecque de l'antiquité qui ait été retrouvée, celle d'Athènes, précise bien qu'il n'y a pas d'autre État que le peuple. La référence à la cité (Sparte, Athènes…) n'est qu'une mention géographique, jamais une représentation politique… En somme, la monarchie est une régression par rapport à la Constitution athénienne et nous ne sommes pas encore sortis de la monarchie!… L'État de ce fait est devenu un Léviathan (un monstre marin qui dévore tous ceux qui passent à sa portée!)

La délation: Nous avons encore la conception que la loi, ce n'est pas nous mais des politiques, les lois du Roi. Nous sommes donc objectivement en situation se servage. De ce fait nous ne dénonçons pas un contrevenant à la loi (c'est mal vu) parce que la loi n'est pas "notre loi".        Il en va de la Loi comme de la fabrication de la loi: cela ne peut fonctionner que si la loi est la nôtre et pas celle d'un État ou d'un prince… Le seul problème c'est que ce qui se pouvait faire à Athènes avec une population de 30 000 âmes, moins les femmes, les ilotes et les esclaves (donc 15 à 20 000 citoyens actifs) ne fonctionne plus à 60 millions de citoyens comme en France. D'où la nécessité de fragmenter les instances de pouvoir en mini sociétés fédérées. Faute de quoi, la politique n'a plus aucun sens.

Il y avait à Athènes une disposition extraordinaire, qui s’appelait "graphé paranomôn" (accusation d’illégalité): avec cette procédure, le peuple pouvait faire appel de ses propres décisions devant une autre section de lui-même. Il faut imaginer qu’un jour, il y a l’ecclésia, le peuple et un habile orateur qui entraînent les gens dans un moment passionnel à voter quelque chose et ça devient une loi.  C’est un des risques de la démocratieUn citoyen va devant un tribunal qui est tiré au sort et composé de 1 501 citoyens, qui, lui, délibère dans le calme et qui dit : « Chris Marker, Castoriadis a entraîné le peuple à voter une loi qui est illégitime, il faut le condamner. » On le condamne et la loi est annulée de ce fait… Avec un tel système, non seulement le réforme des retraites aurait été annulée mais, en plus, Macron aurait été condamné! Nous avons aujourd'hui l'illusion d'un savoir absolu en politique. Ca vient de loin (Hegel, Marx, Platon…), mais c'est une erreur, les anciens Grecs le savaient…

Nous avons l'idée que des gens possèdent une science politique (d'ailleurs enseignée dans une école spéciale)  et acceptons donc des spécialistes et un peuple qui ne peut s'autogouverner. Or ces deux idées sont fausses parce que la politique est une question d'opinions et de jugements. Encore faut-il que le peuple soit éduqué, d'où l'énorme importance que les Grecs accordaient à ce qu'ils appelaient la "paideia", l'élevage, l'éducation des jeunes! Tout enfant arrivé à l'âge de 18 ans devait faire deux ans de "ephèbéia" (un stage militaire et d'éducation civique pour apprendre à réfléchir aux différents choix possibles).

L'éducation politique, c'est comme la nage, on apprend en se jetant à l'eau!

Les révolutions ont été des moments d'extase (voir les conseils ouvriers, réunions de citoyens, les sections municipales…) puis cela retombe dans la routine… et avec la routine, la fin de l'histoire, la fin de l'éducation populaire à la politique.

Il n'y a pas de vérité incarné par le parti ni révélée par un Dieu. C'est cela l'origine de la philosophie. Il y a aussi des fausses questions (Qu'est-ce que l'être?) et des bonnes questions (qu'est-ce que je dois penser?)  Si les Grecs ont créé quelque chose, c’est la liberté. La liberté de penser et la liberté d’agir. Et la philosophie, c’est cette liberté dans le domaine de la pensée.

Même si on en fait [en se réfère aux esclaves] des citoyens libres s’ils ne peuvent pas se gouverner eux-mêmes ils seront des esclaves des politiciens des démagogues, des chefs de partis, des capitalistes… Aristote dit: "si nous avions des machines à tisser nous n'aurions pas besoin d'esclaves…" En somme, mieux vaut quelques machines, quelques esclaves énergétiques comme dit Jancovici, c'est toujours mieux que nos immigrés sous-payés ou la délocalisation de nos usines au Bangladesh!    

                Hubris: mot grec irremplaçable: "orgueil" c'est trop faible, "outrance" c'est incomplet, "désordre" c'est un euphémisme… Les Grecs sont libres, créent la liberté et savent en même temps qu’il y a des limites. Mais ces limites ne sont jamais fixées.  Quand on va trop loin, c’est "l’hubris"… Celui-là est abimé (jeté dans l'abime, détruit). La catastrophe (fin heureuse ou malheureuse de l'épisode) fait tout aussi partie du monde grec que la création.

 Xénophane: (V° av JC): «Si les Éthiopiens avaient des dieux, ces dieux seraient noirs. Si les chevaux avaient un dieu, ce dieu serait un cheval. » Chaque société est création de la société!  A rappeler à chaque fois qu'un quidam imagine une société mondiale postmonétaire qui se doterait d'une unique constitution, de règles identiques partout. Ce ne serait plus une société mais un tas informe de peuples. Question toute bête qui s'est posée dans le choix d'un logo de l'ONG Que le logo puisse coller à toutes les cultures c'est bien. Qu'il rappelle une culture particulière, un groupe spécifique, cela exclut tous les autres. Un logo discriminant ne peut être universel CQFD!

La Révolution de Clisthène: 508-506  Clisthène déclare que la division politique de l'Attique, c'est autre chose que la division professionnelle ou géographique. Il se contente de limiter le pouvoir de l'Aristocratie, de redistribuer politiquement la population pour qu'elle soit équilibrée. Ça ne vous rappelle rien?...

La Guerre du Péloponnèse: Guerre entre Sparte et Athènes. Les démocrates de toute cité défendent les Athéniens, les aristocrates de toute cité défendent les Spartiates. Une "guerre civile". Dans ce combat nous dit Thucydide, les mots ont perdu leurs sens. Quand les Athéniens gagnaient ils mettaient le Démos au pouvoir, quand les Spartiates gagnaient, ils remplaçaient le demos par l'oligoi (la minorité aristocratique).  Les mêmes mots étaient utilisés par les deux parties contraires pour dire en apparence la même chose et en vérité des choses tout à fait contraires. Ça vous rappelle rien ça ? Tout le monde est démocrate, mais tout le monde est oligarque, tout le monde est pour le bien commun. Et à la fin (en 404), le démos a cessé de savoir décider et finalement c'est la catastrophe…, c'est l'hubris comme dans l'épisode de la dissolution de l'Assemblée par Macron et l'élection d'une assemblée ingouvernable… Rien n'a changé sous le soleil de Périclès ou de Macron…, faute de savoir jusqu'où on peut aller. «Passées les bornes, il n'y a plus de limites…»

L'hubris est philosophiquement une notion importante, inconnue du christianisme qui ne reconnaît que le péché (faire le contraire de ce que dit la loi divine). Pour les Grecs les Dieux n'ont rien dit. On décide seul. Ils n'ont rien dit après l'an 404 av. J.-C., la fin de la démocratie, le début de l'hubris, la décadence!…

La cité (polis)  que nous avons remplacé par l'État, ou la cité, les allemands n'ont que l'État  (pas de traduction de polis = cité). Si on prend l'admirable discours de Périclès (l'Epitaphe), si à chaque fois que l'on remplace le mot Polis par l'État, on a un discours fasciste. Si on le remplace par la cité (ou mieux par le peuple de la ville) ce même discours est démocratique.  Pour Périclès, parler de la "polis" c'est parler des athéniens, pas d'un supposé État ! Mourir pour les athéniens, ce n'est pas la même chose que mourir pour l'État!... Mais on n'a pas tout compris des Grecs, ni leur démocratie, ni la souveraineté de leur peuple. On a inventé une "tragédie grecque" qui n'a jamais existé en temps que style théâtral. Il ne peut y avoir que de la tragédie chez les Athéniens! La tragédie est une institution qui fonctionne, c’est-à-dire qui rappelle que l'hubris est toujours possible. Pour qu'il y ait des individus, il faut que la collectivité bouge. Et pour que la collectivité bouge, il faut que les individus commencent à devenir différents. L'homme différent, opposé,  contestataire, c'est ça l'individu !

                Dommage que les Grecs anciens se soient laissé convertir au christianisme, lequel leur a fait perdre cette notion d'individu puisqu'il fallait s'identifier à des règles pour être bon chrétien. Les évangiles, dont beaucoup ont été écrits en grec et par des Grecs, sont tantôt porteurs de l'individu, de la personne humaine indépendante de sa collectivité (influence démocratique) et tantôt porteur de la soumission à la règle, au monarque, au patron, au dépend de toute individualité. Les Grecs n'ont pas préparé le christianisme comme le dit l'Église, ils ont gardé une part de leur philosophie malgré l'Église ! Mais malgré tout,  le peuple grec est obsédé par le fait qu’on peut faire trop parce que c’est ça sa tendance naturelle et c’est ce qu’il fait toujours.

                Les Occidentaux européens n'ont rien compris à la théogonie d'Hésiode: au départ il y a le chaos. Le chaos c’est le vide, en son sens originel. Et puis c’est aussi le chaos au sens où nous le disons, c’est à dire le fantastique mélange de tout. Il y a un fond indicible du monde chaotique sur lequel règne une seule loi, celle qu’on appelle l’anankè, la nécessité.  C’est de cette nécessité que vient la genèse des êtres, vers là aussi va leur destruction parce qu’ils doivent apparaître et disparaître les uns après les autres pour payer la rançon de leur injustice. C'est un peu pessimiste (le mieux étant de ne pas naître et si on est né, de mourir au plus vite…). Même l'ordre (le Cosmos) repose sur un chaos fondamental. Comment des Grecs, pétris de cette culture, ont-ils pu adhérer à l'Europe des Germains, et  s'accrocher à ses règles et dogmes, à ses memoranda iniques?  Ça reste un mystère…, ou l'incroyable réussite de la puissance publicitaire de l'Europe capitaliste, capable de leur faire oublier l'ananké!

                Contre la tendance des être humains vers l’hubris, il faut une loi et cette loi, c'est la création de la collectivité, pas  la création de quelqu'un. Les Grecs n'ont ni prophètes, ni livres sacrés. Ils ont juste des poètes, des philosophes, des législateurs. Même les Dieux les plus importants (Zeus, Jupiter, poséidon, Hadès) ont eu recours au tirage au sort pour se partager leur empire. Quand les Grecs sont devenus indépendant de l'Ottoman, ils n'avaient pas de mot pour désigner l'État. Ils ont donc copié les normes européennes. Faute d'avoir le mot État, ils ont choisi celui de kratos, qui ne voulait pas dire à l'époque état mais désignait le fait d'être le plus fort. Du coup, ils ont perdu leur sens démocratique!...

                Donc, en résumé, nous vivons sur une culture à la fois "judéo-chrétienne" et "gréco-romaine": deux oxymores dramatiques! Les mots ont été détournés de leur sens comme dans Orwell, et depuis si longtemps qu'on ne peut plus se comprendre et que les Big-Brother ont un pouvoir insensé. Quand nous parlons de démocratie, on entend "pouvoir du peuple" puisqu'on traduit kratos par pouvoir. La démocratie ne veut rien dire d'autre que le peuple (démos), c’est-à-dire l'ensemble des habitants de la cité, est le plus fort…  Quatre siècles d'occupation ottomane n'ont pas réussi à soumettre les Grecs, mais dix ans de gouvernance par la Troïka germanique, oui! Tout ça pour une mauvaise compréhension des mots demos et ktratos...