Jeunesses engagées, Geoffroy Pleyers, 2014

Soustitre: Altermondialistes, indignés et transition écologique
Texte intégral aux Editions Syllepse 

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       L'auteur a Pleyers.jpegpublié plusieurs livres sur les mouvements alter-mondialistes, certains traduits en Français dont le résumé en PDF de 16 p., publié en 2015 aux éditions Syllepse. Sociologue belge né en 1978, il est chercheur à l'université de Louvain. Spécialiste des mouvements sociaux d'Amérique latine et de la sociologie de la jeunesse, il propose une vison optimiste et bien documentée qui permet de sortir de cette doxa qui voudrait nous faire croire que les jeunes sont inconscients, dépolitisés, individualistes…

p.1: «Si certains en doutaient encore, depuis l’année 2011 les preuves se sont multipliées pour montrer à quel point les jeunes sont des acteurs majeurs de nos sociétés (révolutions arabes, mouvement du 15 mai en Espagne, occupation des places, YoSoy 132 au Mexique, Pussy Riots en Russie, hackers sur internet…). Ils  ont pour cela redéployé les éléments de la culture militante "alter-activistes": une volonté de mettre en œuvre les pratiques d’une démocratie participative ; un engagement qui fait la part belle à la subjectivité, la créativité, la transformation de soi, l’expérience et l’expérienciation...
p.2: «Cette participation politique des jeunes ne se réduit pas à ses aspects les plus visibles et les plus médiatisés. C’est au contraire souvent loin des projecteurs des médias, à l’école dans la famille, leur quartier que la plupart des jeunes s’engagent et deviennent acteurs de leur vie et de leur monde, qu’ils se construisent comme sujets et expérimentent la démocratie… Les jeunes « progressistes » et « engagés » constituent un groupe hétérogène (pratiques nouvelles ou inscription dans les mouvements ou ONG… 
p.3: «Ces mouvements sont un appel à la liberté personnelle contre les logiques du pouvoir et de la production, de la consommation et des médias de masse. Ils privilégient l’apprentissage par l’expérience, par essai et erreur dans des processus d’expérimentation car "Il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en marchant", pour reprendre l’adage zapatiste… Les activistes se donnent pour seule boussole la cohérence entre leurs pratiques et les valeurs qu’ils défendent: "Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde"!...
p.4: «Ces modalités de l’engagement sont ainsi marquées par une plus grande individuation et une distanciation face aux organisations, qui va parfois jusqu’à une réelle méfiance. L’expérience vécue ne peut se déléguer…Ils entendent rester des « électrons libres », des individus gardant leurs distances par rapport à toute association mais se réservant le droit d’interagir comme bon leur semble avec les groupes et les organisations qui leur paraissent temporairement mieux correspondre à leurs idées…Plutôt que dans des organisations formelles, les alter-activistes se mobilisent autour de projets précis et reliés entre eux par des réseaux informels et des affinités personnelles. Régulièrement rebaptisés, ces réseaux s’étendent, se réduisent et se transforment selon le projet qui les guide.»
     Après cette parfaite description de la jeunesse en marche, il est bon de réfléchir à ce que cela implique quant à nos souhaits postmonétaires: Le temps s'accélère de plus en plus et les fractures mentales, jadis visibles sur une ou de plusieurs générations, ne dépassent plus guère la décennie. La génération des 15-20 ans n'est plus la même que la génération des 20-30 ans. Le simple usage du smartphone fait passer pour des dinosaures les plus de 40 ans aux yeux des adolescents. Les jeunes,  nous dit Geoffroy Pleyers, n'ont plus la même culture militante. Ils ne vivent plus en groupes constitués mais en réseau. Ils n'adhèrent plus à un programme mais s'engagent sur un thème précis et en changent au moindre événement. Ils évitent toute étiquette politique et tous les -ismes classiques. Ils ne reconnaissent plus aucun pouvoir, aucune élite. Ils ne font plus grève mais bifurquent. Ils ne s'indignent plus, ils désobéissent. Ils ne votent plus parce qu'ils se veulent démocrates. Ils n'ont plus de grand soir en perspective mais naviguent à vue, avec des zigzags déroutants. Ils se définissent comme "électrons libres… Et pendant ce temps, les "vieux" fondent une ONG, s'acharnent à écrire des statuts et des règlements, s'écharpent sur un logo ou un slogan. Certains de ces "vieux" ont moins de 30 ans, mais n'ont pas l'air d'avoir vu naître le contemporain. On parlera bientôt de la génération de l'année, bien différente de celle de l'an dernier et laissant imaginer celle de l'an prochain avec méfiance…   
        Il n'y a aucune chance pour que les jeunes ralentissent et que les vieux accélèrent. Ce serait contre nature! Il y a donc des passerelles à établir. Un dinosaure de plus de 80 ans comme moi, a une connaissance du passé (surtout des erreurs de ce passé) qui n'est pas livresque mais vécue, et les jeunes en sont friands. En revanche, un jeune de moins de 20 ans n'hésite pas une seconde pour comprendre ce qui peut faire un flop ou le buz, surtout quand il s'agit d'un clip vidéo ou d'une image! C'est peut être la première leçon du texte de Pleyers ! Son texte date d'une petite décennie et sur beaucoup de points, il est déjà dépassé. Des mouvements comme Extinction-rébellion, Soulèvements de la terre, n'existaient pas encore. Les Gilets-jaunes étaient encore sous presse. Rares sont ceux qui se sont demandé comment brusquement a émergé un mouvement sans organisation, sans cadre, sans leader et sans objectif commun, d'où est venue cette idée géniale de détourner une veste de sécurité pour mettre la pagaille, d'où leur est venue cette capacité à durer dans le temps?.... Il y avait pourtant plus de vieux que de jeunes… Serait-ce l'air du temps qui a activé les neurones sans crier gare?...
P6: «Loin de se limiter à la contestation du néolibéralisme et de l’austérité, ils représentent des lieux forts de socialisation, des possibilités d’échange et des occasions de fête. Les participants misent sur une organisation autonome et participative, sur la répartition des tâches et l’implication de chacun… L’organisation du mouvement se doit de refléter ses valeurs: organisation horizontale, participation du plus grand nombre, délégation limitée, rotation des tâches, respect de la diversité, etc.
P.7: L'auteur cite Lilian Mathieu: "Le leader est fréquemment tiraillé entre son désir de partager sa charge et la crainte que ce partage réduise son influence ou sa marge de manœuvre, dans le même temps qu’il s’expose aux critiques d’une base parfois prompte à critiquer son autonomisation mais pas toujours disponible à assumer les tâches militantes les plus lourdes ou ingrates".
     On a dans cette citation la description de ce qui advient sans trompette ni tambour et ce qui reste dans les cerveaux suite à des siècles de formatage. En chacun de nous, jeune ou vieux, révolutionnaire ou réformiste, de droite ou de gauche, cohabitent des scories du passé et des fulgurances futuristes. C'est le propre des changements de cycles, de périodes, de fermeture d'une parenthèse accompagnée par l'ouverture d'une autre parenthèse sur une autre période. Le travail de chacun de nous est de trier l'ancien et le nouveau, de mettre à jour des nouveautés et d'enterrer les dogmes anciens. Dans l'histoire humaine, ce n'est pas une situation fréquente et entre la fermeture d'une parenthèse et l'ouverture de la suivante, ce peut être un temps long et douloureux. Michel Maffesoli en parle très bien  (voir)
     Plaçant l’autonomie au cœur de leurs projets, ces espaces d’expérience se situent résolument en dehors de la politique institutionnelle, à la fois pour en éviter les relations de pouvoir et parce que ces acteurs estiment que la capacité de changer les choses ne relève pas essentiellement du pouvoir politique et institutionnel. . Il en découle une grande créativité et un certain renouveau de la pensée sociale et politique. Mais en évitant des débats importants et en se centrant sur des logiques d’anti-pouvoir, ces acteurs ont-ils choisi un moyen efficace pour parvenir aux changements qu’ils souhaitent ?
        L'auteur marque là une limite bien connue que nous appelons "le pas suspendu de la cigogne" et qui est bien  partagée par les jeunes et les vieux. Il pose la question de l'efficacité hors du modèle général dont nous héritons, sans se demander si les méthodes de ceux qui font vivre de l'intérieur le dit modèle ont une quelconque efficacité. Ne nous mènent-ils pas au contraire vers un effondrement global? A minima, une grande majorité avoue aujourd'hui qu'un changement de Constitution est devenu nécessaire. Pourquoi est-ce si difficile de changer un seul alinéa d'un seul article comme s'il fallait graver le changement dans le marbre et au burin, sans retour en arrière possible, sans amendement ultérieur? Sans doute parce que les Institutions ont une force d'inertie telles qu'elles ne se réforment jamais de l'intérieur mais par les attaques des barbares (d'idées venues d'ailleurs et qui ne nous parlent pas!): Réformer une église, une grande administration, des habitudes de travail, des modes alimentaires, changer l'esprit d'une armée, obtenir une liberté encore bridée, etc., rien de tout cela ne se fait de l'intérieur. Les jeunes le comprennent plus facilement car ils sont "par nature" moins formatés par le temps. Il est deux fois plus difficile de renverser une habitude de dix ans que de  vingt, de vingt que quarante, quasi impossible pour une habitude de quatre vingt ans!
          L'auteur insiste: Dans quelle mesure peuvent-ils se passer de relais politiques pour parvenir à des transformations sociales concrètes, moins éphémères et d’une certaine ampleur ? Tout est dit: sans les partis politiques, pas de pouvoir de changement, comme si les partis politiques étaient en capacité de changer quoique ce soit ? Cela ferait rire Simone Veil qui nous a prouvé le contraire dans ses écrits de Londres en 1940! Les stratégies jeunes seraient donc condamnées à l'éphémère, aux conflits locaux… C'est oublier un peu vite l'urgence des combats, ne serait-ce que sur le plan environnemental, qui peuvent faire émerger des mouvements totalement disruptifs, bien mieux que les partis. Les "Soulèvements de la terre" ont été dissous par un gouvernement puissant et autoritaire, et n'ont pas cessé leurs activités un seul jour en se mutant en  "Amis des soulèvements de la terre".  De quel côté est l'efficacité?.
P. 8: La connivence entre l'élite économique (du secteur bancaire en particulier) et l'élite politique s'est également retrouvée au cœur de l’indignation et des mobilisations citoyennes en Islande. Mais cela n'a rien changé au système qui tôt ou tard retombera dans les dérives anciennes. En revanche, les quelques élèves d'ingénieurs qui, après obtention de leur diplôment bifurquent vers de l'artisanat, du maraîchage, de l'apiculture, sont en train d'ébranler les systèmes éducatifs les plus rigides… Les capitalistes se prennent dans leurs propres pièges: ils ont tout fait pour que le salariat devienne "flexible", les travailleurs devenus flexibles désertent le marché… Les économistes étaient confortablement établis en deux camps opposés, orthodoxes et hétérodoxes, vite dépassés par les économistes atterrés, eux-mêmes ringardisés par des écoles de pensée remettant tout en cause depuis peu, de l'argent à l'État en passant par le salariat et la marchandise.
p. 11: De nombreux "activistes de la transition" clament fièrement qu'ils n'en restent pas aux discours et développent des alternatives concrètes. Mais s’ils espèrent « changer le système », c’est sur le long terme, à partir du niveau local et de la multiplication de conversions individuelles. Le passage d'une transformation de soi ou d'un changement social dans un groupe limité vers une transformation sociale à plus grande échelle reste souvent un angle mort de ces pratiques, notamment parce que beaucoup de ces groupes rechignent à s'engager dans des coordinations plus larges et plus institutionnalisées…. Le long terme dans une situation d'urgence, cela paraît tout autant utopique que de croire à un changement global venant d'une simple Amap.

Conclusion: Le caractère performatif et transformateur de l’engagement des alter-activistes lie d’ailleurs intimement la construction de soi et l’engagement dans l’espace public : en s'affirmant comme sujet, l'individu devient acteur de sa vie et en se transformant lui-même, il transforme le monde. Ce n'est même pas vrai quand le militant de base a l'étoffe d'un Gandhi, d'un Luther  King, d'un Desmond Tutu. Les jeunes qui, par leur talent, arrivent à s'imposer dans les cercles du pouvoir soulèvent sans doute l'enthousiasmes de leurs pairs mais ne font pas bouger d'un poil les élites, Gréta Thunberg en a fait l'expérience à l'ONU et ailleurs.   Il n'y a donc aucun espoir de voire des stratégies classiques aboutir à un quelconques résultat. C'est en ce sens que les changements d'optique des jeunes générations sont à réfléchir.
p.14: Ces jeunes activistes créent des espaces permettant davantage de participation et tablent sur la transformation du monde par une multitude d’alternatives centrées sur l’expérience, la participation, la vie quotidienne, les mouvements locaux et le changement de soi-même. Pour changer le monde, il faut que les mentalités changent, que d'autres structures sociales soient inventées. Il faut des expériences et de la réflexion sur ces expériences. Mais il faut aussi un récit qui donne envie de s'engager dans l'inconnu, un symbole qui mobilise (une Bastille à prendre), un événement catalyseur qui nous y pousse (un effondrement global ferait l'affaire), une synergie au-delà des partis et des idéologies, et quelques petites choses encore pour passer de l'idée aux actes, du local au global, du capitalisme à une société non marchande, su salariat forcé aux activités choisies,  etc.

      Décidément Geoffrey Pleyers n'en est pas encore au "pas suspendu de la cigogne", mais bon à être classé parmi les "Conseils de lecture"…