La casse du siècle, l'hôpital public, Juven, Pierru & Vincent

Édition Raison d'agir, 2019,  pdf 192 pages
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Hopital.jpeg        Selon Emmanuel Macron, les difficultés de l'hôpital ne viendraient pas du manque de moyen financiers, matériels et humains, mais d'un problème d'organisation et d'efficience. Ce déni de réalité flagrant du gouvernement à mis suffisamment en colère les trois auteurs et autrice pour qu'ils produisent ces 192 pages, démontrant que les causes profondes ne viennent pas de l'hôpital lui-même, mais de la politique de santé du gouvernement. J'ai relus ce texte pour tenter d'aller plus loin encore dans les causes et démontrer que c'est une vision purement comptable qui est à l'œuvre et donc une bonne raison de remettre en cause la marchandisation de ce qui devrait être avant tout un bien commun, la santé. L e président Macron est tellement "accroc" à l'argent, à la réussite financière individuelle, qu'il projette sa pathologie sur les professionnels et les usagers, qui seraient "tous addicts à la dépense publique"…

                Commentaires:

p.8: Depuis dix ans, et particulièrement depuis 2015, protestations et cris d'alarmes se multiplient, émanant non seulement des infirmières, des aides-soignantes, des brancardiers, des praticiens mais aussi des directions hospitalières elles-mêmes, fatiguées d'être prises entre le marteau des agences régionales de santé (l'État) et l'enclume professionnelle et syndicale (les soignants).
     Les soignants en questions sont surchargés, à la limite du surmenage voire du burn out, le personnel administratif voit exploser la quantité de formulaires, statistiques, enregistrements d'actes divers. Les malades se sentent délaissés, peu écoutés, parfois harcelés et maltraités. Les métiers du soin sont généralement choisis par passion, rarement pour le salaire (surtout dans l'hôpital public), et être contraint de courir sans cesse après le temps, au point de ne plus pouvoir écouter les plaintes des patients, c'est un véritable gâchis.  Et depuis 1980, chaque gouvernement à concocté un plan pour sauver l'hôpital, qui toujours s'est dégradé.
p.9: On exige la transparence sur les coûts et la qualité des soins, on informatise pour être plus rentable, on instille de la concurrence et de l'émulation entre services, on hiérarchise les établissements, on favorise l'ambulatoire, on révise le management…, et rien ne fonctionne. Et pour cause, l'hôpital n'est ni une industrie lourde, ni un commerce d'épicerie, mais un service.
 p.10: On a supprimé 64 000 lits entre 2003 et 2016 et le taux de lits à temps partiel (moins de 24h) a augmenté de 53%. Le nombre des urgences a doublé (de 10 à 20 millions en 20 ans). Entre 2005 et 2009 l'activité hospitalière a augmentée de 11% et les emplois de 4%. Moralité, le taux d'arrêts maladie au sein du personnel est de 10,2 jours, la moyenne dans l'ensemble des secteurs professionnels de 7,9 jours. Et les budgets se réduisent chaque années un peu plus.
La logique est claire: l'hôpital public coûte à l'État et les établissements privés font du profit. Les actes médicaux sont des actes commerciaux, le temps à faire une toilette, de changer des draps, de prendre une tension se compte en minutes et secondes, tenir la main d'un malade ou faire un brin de causette sont des actes de sabotage…
p.14: Cette lecture, que nous appelons budgétaire, dénonce, derrière la "politique des caisses vides" infligée à l’hôpital, un double mouvement typiquement néolibéral de centralisation autoritaire étatique et de marchandisation qui sacrifie l’égalité d’accès aux soins en la subordonnant à la compétitivité et aux devoirs des États vis-à-vis de leurs créanciers. Ceci dit, il est logique que le partage des divers courants politique français se retrouve au sein de l'hôpital. Il y a donc un pourcentage non définit mais bien réel de gens qui adhèrent à l'esprit marchand, à la compétitivité, à la saine concurrence et qui sont donc prêts à sacrifier l'humain au profit de la logique monétaire.
p.17: L'hôpital supporte le poids des régulations, ou de l’absence de régulation, des compartiments qui l’entourent en amont et en aval, tout particulièrement celui de la médecine de ville et des cliniques, de plus en plus travaillées par des logiques marchandes.  Comment donc mieux soigner à la fois les vies, dans leur double dimension biologique et biographique, et les comptes sociaux ?  Ce qui serait possible dans un monde sans argent est utopique dans un monde marchand. L'innovation ne peut plus être  technologique, numérique, organisationnelle, mais structurelle. Il s'agit de changer le cadre englobe l'hôpital, c’est-à-dire l'État, l'argent, la valeur, le salariat, la marchandise, etc. 

p.19: Un colosse aux pieds d'argile: Un peu d'histoire: 

p.25: La Libération pose les premières pierres de cette médecine moderne car leurs leaders, Robert Debré et Eugène Aujaleu, sont alors conseillers du ministre communiste de la Santé publique François Billoux…  Celui-ci fait de l’hôpital un service public ouvert à l’ensemble de la population et donc aussi aux assurés sociaux des classes moyennes et supérieures, dits «payants».
p.26: La réforme Robert Debré est adoptée par ordonnances et permet la création des centres hospitaliers universitaires (CHU) et l’instauration du temps plein hospitalier. La reconfiguration des études médicales sont, en effet, révolutionnaires en ce sens qu'elle sépare définitivement la médecine de ville (libérale) et la médecine hospitalière (publique).  Le contraire de ce que fait le libéralisme actuel. Nombre de problèmes actuels trouvent leur source dans ce grand partage…
p.30:  Longtemps embryonnaire, la Direction des hôpitaux du ministère de la Santé voit son périmètre s’élargir tandis qu’elle est dotée de moyens matériels, humains et d’expertise en hausse. […] La logique gestionnaire pointe: la «rationalisation» du parc hospitalier est la mission attribuée à la nouvelle carte sanitaire. on élabore et expérimente des modalités de financement des établissements alternatives au prix de journée, dont l’effet inflationniste est de plus en plus dénoncé. Alignés pendant la période des Trente Glorieuses, les intérêts de l’État, ceux des groupes professionnels et ceux des industriels de la santé commencent à diverger. La priorité pour le pouvoir politique devient la maîtrise des dépenses de santé, lesquelles constituent les revenus des industriels…
p.33: En 1996 sont créées les agences régionales de l’hospitalisation (ARH) afin de mieux coordonner l’action des différents échelons de l’État hospitalier. Elles sont intégrées en 2009 dans les agencesrégionales de santé (ARS), dont le concept a été élaboré dès le début des années 1990 par la commission Soubie du Commissariat général du Plan, lieu pivot de la réflexion technocratique.[…] Arrachés aux logiques locales, les hôpitaux deviennent partie prenante d’une politique nationale mise en œuvre par les ARS et dominée par les objectifs budgétaires.
p. 38: Les vrais objectifs se cachent derrière la défense des usagers: «Si  on regroupe, c’est parce qu’il est dangereux qu’un chirurgien ne réalise pas x interventions par mois ou qu’une maternité pratique moins de 300 accouchements par an.» Le mantra « Big is beautiful» s’empare du secteur de la santé… Partout où cela a été fait, les fusions se sont soldés par des fiascos retentissants… Moralité, seule une sortie du système monétaire et de ses contraintes  peut redonner aux usagers la maîtrise de leurs usages (c'est vrai pour les patients comme pour les soignants).
p.41: Le virage ambulatoire: Agnès Buzyn, en a fait l’axe directeur de sa réforme, baptisée «Ma santé 2022 ». […] La France a découvert les «déserts médicaux » au tournant du siècle. Pourtant, l’inégalité de répartition des médecins sur le territoire est une propriété structurelle du système de soins français en raison de la sanctuarisation de la liberté d’installation, un médecin étant automatiquement conventionné quel que soit le lieu où il s’installe.    Les auteurs soulignent un paradoxe : plus ça va, plus la population a besoin de soins et moins il en a les moyens financiers (médecine avec dépassements d'honoraires) et éloignement des centres de soins (déserts médicaux). Les plus pauvres ne peuvent se permettre d'aller dans le privé. Le public est de plus en plus dans le social, le privé de plus en plus dans la rentabilité, dans les profits. Au sujet des dépassements d'honoraires, une petite opération faite en clinique privée pour une question d'urgence m'a coûté 450€ de dépassements non remboursés, ni par la sécurité sociale, ni par la mutuelle. Le chirugien a pris soin sur sa facture de déclarer devoir payer une assurance obligatoire de 1 650€  mensuelle.  La rotation monétaire marche ici à plein!      
p.42: L’inégalité de répartition des médecins sur le territoire est une propriété structurelle du système de soins français en raison de la sanctuarisation de la liberté d’installation, un médecin étant automatiquement conventionné quel que soit le lieu où il s’installe. Ce qui a provoqué la création de "déserts médicaux", phénomène nouveau qui apparait dès le début du siècle. Sans argent, les différents corps de métiers du soin auraient vite fait de mutualiser leurs charges, de se répartir sur le territoire en fonction des besoins et non de la rentabilité, de pratiquer une médecine holistique et non analytique, d'organiser une communication entre soignants et soignés sans commune mesure avec l'actuel "Doctolib" (incapacité de trouver une réponse à un cas d'urgence, rendez-vous parfois très longs à obtenir, etc.
p.60: Dans ces entreprises de rationalisation, la part dite «relationnelle» du travail avec le patient se trouve dévalorisée, voire exclue de la définition de la charge de travail… Les aménagements gestionnaires tendent à méconnaître la dimension proprement humaine…mais aussi technique (une pénurie de linge, un ascenseur en panne, une pharmacie en retard, un ordinateur trop lent, un tensiomètre déréglé…), c'est imprévisible mais c'est du temps perdu… C'est oublier que certains soins impliquent de variations d'un patient à l'autre et ne peuvent faire l'objet d'une standardisation. >
p.68: La dernière enquête "Conditions de travail" conduite par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail montre à cet égard que les situations de tensions avec les patients se multiplient dans la fonction publique hospitalière (60,3 % en 2016, contre 55,3 % en 2013) et que ce pourcentage est le plus important tous secteurs confondus.

p.79: De l'autonomisation à la faillite
p.81: Si un hôpital se distingue à maints égards d'une entreprise, il partage désormais avec elle le foisonnement d'une bureaucratie managériale, ainsi que la nécessité de considérer comme réel le risque de faillite, c’est-à-dire la contrepartie morale de la responsabilité individuelle en régime capitalistique… Cette entité financière fonctionnant par dotation, est devenue dépendante de sa "production" et de sa productivité, libre d'emprunter sur les marchés financiers; un acteur économique non pas seulement rationnel mais calculateur et investisseur. Pour cela, il a fallut faire de l'hôpital une source de valeur économique, de profits, de retours sur investissements. Comment renverser la tendance sinon en supprimant ces catégories de valeur, de profits, de rentabilité sinon en sortant totalement du système monétaire et marchand? Comment imaginer une telle sortie du système sans commencer par abolir ce qui lui est indispensable et qui induit mécaniquement ces effets pervers, l'argent?
p.88: La désormais bien connue «tarification à l’activité», aussi appelée «T2A», coalise progressivement les critiques et devient l’emblème d’un hôpital transformé en entreprise….  C’est ainsi que des activités deviennent, pour la première fois à l’hôpital public, rentables, et d’autres trop coûteuses et pénalisantes pour les comptes de l’établissement… Si un service dans un hôpital est déficitaire, ce n’est pas parce que le budget n’est pas assez élevé, mais parce que le service n’est pas assez productif…. La T2A a entraîné la constitution de "patients rentables" et de "patients non rentables". C'est exactement le même processus qui s'est imposé dans le domaine pharmaceutique: il y a des médicaments rentables et d'autres non, des maladies attractives et d'autres orphelines, des patients rentables (dont la consommation de médicaments est "durable") et non rentables (qui sont guéris trop rapidement). Que les patients représentent "un marché", c'est bien ce que l'on entend par "marchandisation", laquelle devrait être combattue avec la dernière énergie et non pas aménagée (comme cela s'entend quand on parle de "marchandisation raisonnée", ce qui est le type même de l'oxymore…
p.92: Parmi la multitude de chiffres mobilisés pour alerter sur la situation financière des hôpitaux, celui de l’endettement est probablement l’un des plus médiatisés. Dans son rapport de 2014, la Cour des comptes indique que son niveau a triplé en l’espace de dix ans, passant de 9 milliards d’euros en 2002 à 30 milliards en 2013. Depuis, ces chiffres ont explosé! Et l'épisode de la Covid 19 qui aurait pu remettre en cause la financiarisation des hôpitaux l'a au contraire accentuée…, quoiqu'il en coûte!...    
p.94: L’impact de l’endettement (toxique ou non) est aujourd’hui accablant pour les établissements: alors qu’ils supportent le poids des investissements, les intérêts qu’ils paient minent leur capacité de fonctionnement…  Un spécialiste des affaires financières hospitalières expliquait ainsi en 2015 que « 2,5 milliards d’euros sur les 3,5 milliards d’autofinancement dégagés annuellement sont aujourd’hui destinés à l’amortissement de la dette».
p.95: Le manque de moyens d’autofinancement est aussi ce qui a conduit un grand nombre d’hôpitaux à s’engager dans des partenariats public-privé (PPP).
p.97: Si, chaque année, entre 300 et 400 hôpitaux sont en situation de déficit, depuis le début des années 2010, ce sont surtout 40 établissements qui concentrent la moitié du déficit total. Les origines du déficit annuel ne sont jamais bien éloignées des problèmes relatifs à l’endettement que nous venons d’exposer: les taux d’intérêt, les conséquences de ce manque de moyens sur l’organisation quotidienne des soins, le recours à l’intérim comme solution de court terme.

p.103: Technophilie hospitalière:
p.105: Un marché de start-up et d’autres opérateurs privés investit massivement le secteur de la santé et vise l’hôpital pour y développer des innovations techniques et numériques. Porté par des acteurs divers (pouvoirs publics, entreprises privées, cadres hospitaliers, professionnels de santé, usagers), ce régime technophile aujourd’hui à l’œuvre structure la logique des réformes et s’en imprègne.
p.109: Emblématique de ce paradigme, le rapport publié en 2017 par le think tank libéral Fondapol : libérer l’innovation, fait des innovations une des clés de la rénovation de l’hôpital; 
Les start-up au secours de l’hôpital? C’est en substance ce que promeuvent les auteurs de ce rapport, mais également les tutelles que sont l’Assurance maladie et le ministère de la Santé. Tous présentent l’innovation comme un gisement d’outils permettant de faire face à la crise organisationnelle de l’hôpital. Nous sommes face à des pénuries de médicaments aussi courants que le doliprane et on se veut à la pointe du progrès technologique… On a parfois des pénuries de Stents et on lance un plan de recherche sur un nouveau type de matériels vasculaires… Et tout cela n'est pas fait au nom d'une meilleur santé des citoyens mais au nom d'une stratégie politique industrielle et nationale…
p.116: La ministre de la Santé Marisol Touraine déclarait également en 2016 : «Déjà, les objets connectés permettent à chacun de suivre sa température, sa tension. Le verre connecté, qui vous est présenté lors de cette journée, permet aux personnes âgées de vérifier leur hydratation. Demain, le textile connecté offrira la possibilité de visualiser et de surveiller son cœur. La douleur dans la poitrine ne sera plus le premier signe de l’infarctus: c’est le smartphone qui le détectera le premier. L’horizon des possibles ne cesse d’être repoussé….., à l'inverse des seuils d'irréversibilité des ressources en métaux et terres rares. Quand donc les politiques prendront la mesure de l'urgence et des priorités, entre le verre connecté et le réchauffement climatique? Les hôpitaux publics ne boudent pas les solutions technologiques et risque de ce fait d'être rattrapés par les problèmes qu'ils n'ont eu le temps (ou le courage) de voir…

p.157: Conclusion: une politique à inventer.   Une crise permanente, sans fin, n’est plus une crise. Constater la permanence de la crise hospitalière nous renvoie au fait que l’hôpital, parce qu’il est une institution au cœur du pacte républicain et de l’État social, est un révélateur, au sens photographique du terme, des tensions et des contradictions sociales.
Critiquer la logique du profit et des business-plans à l’hôpital n’équivaut pas à nier l’enjeu démocratique d’un usage responsable de l’argent public.  …  L’hôpital est un lieu où la sociologie des professions répond à un ordre économique et social bien défini. La grande majorité des médecins et des chirurgiens sont des hommes, avec de bons salaires, quand la très grande majorité des infirmières et des aides-soignantes sont des femmes, mal payées.  … Le sexisme et le harcèlement sexuel à l’hôpital ne témoignent pas uniquement d’agissements individuels, elles sont la marque d’une domination genrée systémique, en grande partie due au pouvoir étendu des hommes médecins et le plus souvent couverte par les directions redoutant de voir l’«image» de leur hôpital ternie…  

Conclusion postmonétaire: Cette belle démonstration de nos trois auteurs aboutissent à une conclusion sans envergure ni ambition. Ce n'est pas un manque d'analyse, d'imagination ou de compréhension du problème, mais juste une donnée de base à laquelle ils n'ont visiblement pas pensé. Il n'y a aucune raison pour que les politiques, les gestionnaires, les grands patrons de la santé deviennent soudainement vertueux. Ce ne sont pas eux qui sont en cause mais une simple logique systémique. Ce n'est plus un système qu'il faille changer mais le système entier.  Passer d'une économie marchande à une autre forme de contrat social fondé sur l'accès sans condition aux biens et services, de la concurrence à l'entraide, de la guerre économique au partage, de la propriété privée des infrastructures et des connaissances à la propriété d'usage et à l'open source, de la hiérarchie aux réseaux, donc d'une société capitaliste à une société postmonétaire est la seule issue, ce livre sans en avoir visiblement conscience en est la démonstration.
       Il serait temps de faire un travail de prospective pour démontrer les possibilités et les avantages que présenterait une politique de santé non monétaire, non contrainte de réaliser des profits. S'il y a un domaine où il est clair que l'argent empêche bien plus qu'il ne permet, c'est bien celui de la santé. Techniquement il est possible d'organiser un efficace maillage territorial pour éliminer tout désert médical, de gérer de puissantes unités de soins,  hautement technologisée mais sans perdre de vue que l'ultime besoin est la vie et le bien être dans la naissance comme dans la mort. Ceux qui prétendent que sans argent il n'y aurait plus de scanner et d'IRM n'ont rien compris à ce que serait une économie basée sur les ressources et sans argent. Il est encore temps de les convaincre…