
La société contre l'Etat ( Pierre Clastre) et Zomia (James C. Scott)
Pierre Clastre, Éditions de Minuit, 2011, 192 pages (première publication en 1974)
& James C. Scott, Zomia ou l'art ne pas être gouverné
Éditions Points, 2019, 768 pages (première publication en 2009)
J'ai réuni ces deux auteurs dans la même chronique étant donné la proximité de leurs travaux et de leurs analyses.
Pierre Clastre: Anthropologue français (1934-1977) qui s'est spécialisé dans les sociétés sans Etat, principalement en Amérique latine parmi les Guayaki, Guaranis, Chulupis… Son œuvre principale que nous analysons ici a été publiée en 1974. "Victimes d’une tendance naturelle à l’ethnocentrisme, les anthropologues du XIXe siècle ont transmis une image caricaturale des tribus amérindiennes. Ces communautés, analysées à l’aune des valeurs occidentales, sont traditionnellement décrites comme des sociétés morcelées, en situation de guerre quasi permanente, sans État, sans écriture, sans histoire ou sans surplus économique."
Les anthropologues et ethnologues ont longtemps vulgarisé des mythes sur les sociétés dites primitives propre à les consigner dans la catégorie des "sauvages" certainement dans le but de valoriser par comparaison nos sociétés dites modernes et sophistiquées. Le même schéma intellectuel est reproduit dans les débats sur une possible société postmonétaire jugée violente, massacrante et réduite à la caverne et à la bougie, dans le but de préserver la société capitaliste dans la case "modernité". En cela, les études de Pierre Clastres sont considérables (dignes d'être considérées).
"Loin d’être régis par une économie de subsistance, les villages amérindiens subviennent à leurs besoins au-delà même du nécessaire, en travaillant moins de quatre heures par jour – le reste du temps étant consacré à des activités rituelles (chant, mythe, parole, jeux, épreuve initiatique, etc.)."
En somme, ce qui pour ces peuples est un art de vivre a été traduit par les scientifiques occidentaux comme un sous-développement culturel. Le gros travail qui se présente à nous pour convaincre nos contemporains d'une possible "désargence" est de démontrer qu'une société postmonétaire aura sans doute sa part d'ombre, mais que par bien des aspects elle pourrait être enviable: une démocratie enfin réelle, un possible équilibre entre le loisir et l'activité de reproduction matérielle, une équité sociale en acte, une économie raisonnée et respectueuse de la planète et des ses vivants non humains, etc. La lecture de Pierre Clastres peut nous aider à rendre jouissif ce qui jusqu'à présent fait peur et affole. Il ne s'agit pas de prendre pour modèle à reproduire le style de vie politique des Guaranis, de prendre leurs usages comme modèles, mais bien de construire avec nos codes culturels européens une société alliant les avantages des sociétés amérindiennes (la méfiance de tout pouvoir, la gestion démocratique des activités, le respect de l'environnement, l'absence d'échanges marchands, etc.). Il ne s'agit pas de transoformer nos campagnes en forêt amazonienne et nos villes en groupements de huttes, mais bien de changer radicalement les structures actuelles qui nous mènent tout droit vers un effondrement. Il est évident que cette idée que Clastre a développé ne pouvait être du goût des élites intellectuelles, financières et politiques et les travaux de Pierre Clastres ont été dénigrés, au motif que son idéologie clairement anarchiste faussait sa vision des peuples premiers. Comme si la vision capitaliste et marchand n'avait pas faussé la compréhension des "sauvages" depuis Christophe Colomb à nos jours... La conclusion de Clastres a résumé son propos ainsi : « Quand, dans la société primitive, l'économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l'activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c'est que la société n'est plus primitive, c'est qu'elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c'est qu'elle a cessé d'exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c'est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c'est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu'elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d'exploitation. Avant d'être économique, l'aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l'économique est une dérive du politique, l'émergence de l'État détermine l'apparition des classes. »
C'est très clairement ce que les postmonétaires pensent de notre société actuelle: L'économie est devenu un champ autonome aliénant toute production de biens ou services aux seuls intérêts économiques. La société est fracturée entre dominants minoritaires et dominés majoritaires, le pouvoir étant confisqué en tous domaines. Elle est totalement verticale et le fossé entre base et le sommet est définitivement insondable. La seule issue possible est de remettre en cause ce prima économique et d'abolir l'argent, l'échange marchand....
James C. Scott, (1936-2024) anthropologue et enseignant en sciences politiques à l'université de Yale, spécialiste de l'Asie du Sud-Est, et accessoirement éleveur de moutons dans une ferme du Connecticut. Influencé par Clastres et aussi anarchiste que lui, Scott s'est particulièrement intéressé à des peuples vivant dans une région isolée à cheval sur plusieurs États ((Chine, Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam).
Scott a donné à ce territoire indéfini, sans unité ethnique, le nom de Zomia. Sa seule cohérence est d'avoir de tous temps regroupé des populations en but avec Etats environnants. Cette région montagneuse, peu accessible et sans richesses particulières a servi de zone-refuge. A la longue ces gens ont développé un système social sans pouvoir, ni politique, ni économique, ni patriarcal, une tradition de résistance à toute forme étatique, à tout pouvoir. Comme Pierre James C. Scott a découvert dans cette région des gens (dits sauvages) qui ont tout fait pour "empêcher les chefs d'être chefs et les États de gouverner".En faisant de cette région et de ces peuples le miroir inversé de notrecivilisation destructrice et sûre d’elle-même, il a produit une histoire anarchiste qui fascine et intrigue, mais surtout qui dérange. Vivre sans État est pour l'Occident de l'impensé et donc de l'impensable. Le système économique et marchand étant intimement lié à un État, quelque soit la forme politique qu'il peut prendre, les postmonétaires qui, en imaginant remettre en cause le système économique mettent en danger l'État ne pouvaient éviter de s'intéresser à Pierre Clastres et James Scott !
En somme, la Zomia de Scott est une immense ZAD! Les gouvernements ont tout fait pour fixer ces populations, les annexer, les soumettre. Les premières dynasties chinoises, birmanes Thaïs... ont échoué, les colonisateurs français et hollandais ont échoué, les États nations décolonisés ont tentés de les mettre au travail selon les normes modernes avec un succès plus que relatif. L'absence de frontières de la Zomia permet de se déplacer rapidement en cas de problème. Tout lieu d'activité productive, de résidence, de marché est temporaire ! On peut se demander si Hakim Bey ne s'en est pas inspiré pour inventer ses TAZ !
Scott fait un parallèle intéressant entre les peuples de la Zomia et les Juifs, les Cosaques, les Berbères, les Tsiganes, les esclaves Marrons ou les Amérindiens cachés au plus profond de la forêt. Chacun d'eux a développé des pratiques sociales originales et sans pourvoir d'État. Les peuples de la Zomia et selon les ethnies (Hmong, Miao, Wa, Tai, Karènes, Akha, etc), ont refusé l'écriture au profit de l'oralité, l'agriculture au profit de la cueillette, pour certains le matriarcat plutôt que le patriarcat, presque tous réservant le commerce aux seuls échanges avec les peuples de la plaine. Ils ne sont pas pour autant sans culture. Les histoires et les généalogies qu'ils bricolent leur permettent d'entretenir des rapports souples et flexibles à la culture et de les ajuster aux circonstances.
La Zomia n'est plus vraiment autonome, et à force de grignotages constants, ils ont été contraints d'accepter la tutelle étatique. Mais ils ont gardé cette culture, comme les Gens du voyage chez nous gardent la langue Romanés, le goût de la caravane et du nomadisme, des rituels qui leur sont propres, des règles sociales qui n'ont rien à voir avec la doxa occidentale. Il n'est pas étonnant qu'on ait ressenti le besoin de les affubler de ce ridicule qualificatif de "gens du voyage" qu'ils soient Roms, Manouches, Gitans, Sintés ou Yéniches…, nomades ou sédentarisés!…
Pour les Postmonétaires qui souhaitent échapper à la dictature de l'argent, au pourvoir de l'État, qui veulent changer les règles en changeant de paradigme, l'histoire du peuple de la Zomia, comme celle peuple des "gens du voyages", peuvent être source d'inspiration… C'est en tous les cas la preuve "matérielle" comme disent les enquêteurs de police, que la société occidentale, capitaliste, marchande, n'est pas la fin de l'Histoire, qu'il s'agit en tous point de conventions sociales qui ont pu être toutes autres ailleurs ou en d'autres temps…
Pour approfondir un peu le sujet, le pdf de Jacques Berguerand, édité par la Boite à idée (2015), est mis en annexe à ce commentaire. Voir ici et en prime un débat avec Scott Voir ici