Le droit à la paresse, Paul Lafargue

1881, Éd. Altiplano, 96 pages
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Lafargue.jpegPaul Lafargue, 1842-1911, journaliste, économiste, homme politique socialiste et anticolonialiste, fait rare à son époque. Ce pamphlet est le résultat de "l'étrange folie"  ressentie par  Lafargue  en voyant l'amour que  la classe ouvrière porte au travail, aux conditions particulièrement rudes à l'époque. Pour lui, le travail est "la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique". A ce titre, il intéressera les Postmonétaires convaincu que le salariat est un fameux piège dont nous pouvons et devons sortir…
      Paul Lafargue a voulu par cet ouvrage démythifier le travail et son statut de valeur. Il introduit son texte par une citation d'Adolphe Thiers: «Je veux rendre toute puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme : “Jouis”.»
    Face à un tel état d'esprit, on comprend que Lafargue ait eu du mal à publier ses écrits et qu'il ait fait quelques séjours en prison pour  participation à des manifestations et des réunions interdites!

Commentaires:
p.5: La bourgeoisie en lutte contre la noblesse arbora le libre examen et l'athéisme; triomphante, elle changea de ton et d'allure. Aujourd'hui elle entend étayer de la religion sa suprématie économique et politique…
p.6: Les socialistes révolutionnaires ont aujourd'hui à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l'action, les préjugés semés par la classe régnante.
      Rien n'a changé: la bourgeoisie du 21° siècle, même celle qui se dit militante, écologiste, anticapitaliste, s'appuiera sur les oligarchies dominantes pour conserver ses privilèges, ses vacances aux Seychelles et ses résidences secondaires. Et le peuple les excusera tant ils sont intoxiqués par la réussite individuelle, l'auto entreprenariat d'eux-mêmes, la concurrence libre et non faussée. Lafargue a rédigé cette introduction en 1883 depuis la prison de Sainte Pélagie (prison qui se trouvait jusqu'en 1899 à l'angle de la rue du Puits de l'Ermite près du Jardin des Plantes à Paris).

p.9: Une étrange folie possède les classes ouvrières…, celle de l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales et l'individu et de sa progéniture. C'est toujours vrai en 2024, les burnouts, les dépressions , les accidents du travail, les troubles du sommeil ne cessent d'augmenter.
p.11: Quand, dans notre Europe civilisée, on veut retrouver une trace de beauté native de l’homme, il faut l’aller chercher chez les nations où les préjugés économiques n’ont pas encore déraciné la haine du travail. Là en revanche, il n'y a plus en Europe de pays n'ayant pas déraciné la haine du travail. Il faut aller chercher beaucoup plus loin…
p.14:  Jéhovah, le dieu barbu et rébarbatif, donna à ses adorateurs le suprême exemple de la paresse idéale ; après six jours de travail, il se reposa pour l’éternité… Les prêtres l'on vite oublié au profit du verdict post-éden: "tu travailleras à la sueur de ton front et ta femme (en travail) accouchera dans la douleur…"
p.15-16: Il est extrêmement dangereux dans un état commercial de laisser trainer l'idée [que l'ouvrier puisse être libre et indépendant] quand les sept huitièmes de la population n'ont que peu ou pas de propriété.  Mais rien n'y fait et aujourd'hui encore, la plupart des syndicats ouvriers défendent le droit au travail quand il était fait, au mieux, pour la défense du droit du travail!
p.17: Douze heures de travail par jour, voilà l’idéal des philanthropes et des moralistes du XVIIIe siècle. Que nous avons dépassé ce nec plus ultra ! Nous avons inventé la semaine de 35 heures, c'est un progrès social, largement contourné pour beaucoup de salariés (et pas seulement ouvriers) contraint pour survivre de ne pas compter les heures…
Les ateliers modernes sont devenus des maisons de correction où l’on incarcère les masses ouvrières, où l’on condamne aux travaux forcés… Le diable est dans le détail : un travail de salarié est toujours un "travail forcé" puisque l'on est obligé d'avoir de l'argent pour simplement exister. C'est surtout vrai quand il s'agit de métiers inintéressants, fatigants, répétitifs, voire avilissants… En somme, les révolutionnaires de 1848 ont applaudi à la loi limitant les travaux forcés à un maximum de 12h par jour!  Merci Paul de nous le rappeler en 2024!...
p.18: Et si les douleurs du travail forcé, si les tortures de la faim se sont abattues sur le prolétariat, plus nombreuses que les sauterelles de la Bible, c’est lui qui les a appelées. Il en va de même aujourd'hui pour la consommation forcée à laquelle nous nous sommes collectivement soumis quand une simple objection à la consommation aurait pu mettre à bas le capitalisme depuis longtemps. Si nos dépenses étaient réduites au strict nécessaire, la moitié des usines polluantes et anthropophages seraient fermées
Ce travail, qu’en juin 1848 les ouvriers réclamaient les armes à la main, ils l’ont imposé à leurs familles.  De leurs propres mains, ils ont démoli leur foyer domestique ; de leurs propres mains, ils ont tari le lait de leurs femmes; les malheureuses, enceintes et allaitant leurs bébés, ont dû aller dans les mines et les manufactures tendre l’échine et épuiser leurs nerfs; de leurs propres mains, ils ont brisé la vie et la vigueur de leurs enfants. – Honte aux prolétaires!  Il faut croire que le piège capitaliste est particulièrement compétitif puisqu'il perdure au-delà du 20° siècle et qu'on nous le ressert encore…
p.24: Villermé observait que les forçats des bagnes ne travaillaient que 10 heures, les esclaves des Antilles, 9 heures en moyenne quand il y avait des manufactures qui imposaient16 heures par jour (une heure et demi en moins pour le repas).  Ô lugubre présent du Dieu Progrès de la bourgeoisie…  Les économistes du temps de Lafargue répétaient aux ouvriers, "travaillez pour augmenter la fortune sociale", ce qui vaut bien le "travaillez plus pour gagner plus" de Sarkozy, La remarque de Macron au chômeur "qu'il suffit de traverser la rue pour en trouver du travail…"
p.27: Parce que, prêtant l’oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent l’organisme social.   Lafargue avait tout compris: le fonctionnement de l'économie capitaliste, le rôle de ses grands prêtres et de leurs thuriféraires, la naïveté des prolétaires qui croient au ruissellement de la fortune comme les enfants croient au père Noël, à la surproduction qui invite à la surconsommation et par suite à l'extractivisme fou…
Ce qui n'empêche pas Lafargue d'être "raisonnablement antisémite", c'était aussi dans l'air du temps: "Tant que le fabricant a du crédit, il lâche la bride à la rage du travail, il emprunte et emprunte encore pour fournir la matière première aux ouvriers. Il fait produire, sans réfléchir que le marché s’engorge et que, si ses marchandises n’arrivent pas à la vente, ses billets viendront à l’échéance. Acculé, il va implorer le juif, il se jette à ses pieds, lui offre son sang, son honneur. «Un petit peu d’or ferait mieux mon affaire, répond le Rothschild, vous avez 20 000 paires de bas en magasin, ils valent vingt sous, je les prends à quatre sous. » Les bas obtenus, le juif les vend six et huit sous, et empoche les frétillantes pièces de cent sous. Enfin la débâcle arrive et les magasins dégorgent; on jette alors tant de marchandises par la fenêtre, qu’on ne sait comment elles sont entrées par la porte. C’est par centaines de millions que se chiffre la valeur des marchandises détruites…" 
On a là, la suite logique des événements. Le capitalisme n'est qu'une suite de crises, mais comme ces crises créent la fortune de quelques uns, il rebondit. Le système était bon puisqu'il a été capable de produire les Trente Glorieuses. Il aura fallu attendre 2020 et la fin de la croissance pour que quelques économistes réalisent que les Trente glorieuses n'étaient qu'une anomalie dans le déroulement normal du capitalisme, un simple effet de rebond après la deuxième guerre mondiale, cette "destruction créatrice" façon Schumpeter!
p.33:  Mais convaincre le prolétariat que la parole qu’on lui a inoculée est perverse, que le travail effréné auquel il s’est livré dès le commencement du siècle est le plus terrible fléau qui ait jamais frappé l’humanité, que le travail ne deviendra un condiment de plaisir de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social que lorsqu’il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour, est une tâche ardue au-dessus de mes forces. Comme il est aujourd'hui au-dessus de nos forces de convaincre le peuple que le salariat est le piège le plus aliénant qui soit, qu'il n'est obligé que par l'existence de l'argent, lequel n'est une convention sociale qui pourrait être toute autre… Déjà en son temps, Lafargue avait calculé que trois heures de travail par jour suffirait à produire ce qui nous est nécessaire. Au-delà, c'est du vol organisé par les plus riches…
p.35: Un poète grec du temps de Cicéron, Antipatros, chantait ainsi l’invention du moulin à eau (pour la mouture du grain) qui allait émanciper les femmes esclaves et ramener l’âge d’or : «Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement!» Voilà 2 000 ans que la technologie libère peu à peu les humains de corvée inutiles et qu'une minorité transforme cette libération en esclavage pour s'enrichir éhontément. Quand donc les humains comprendront-ils que la seule possibilité de réaliser des profits financiers suffit à annihiler tout progrès social? "La machine libératrice continue à se transformer en instrument d'asservissement des hommes libres…"  La question aujourd'hui est de comprendre comment et pourquoi les humains ont de moins en moins de temps libre alors qu'ils sont de plus en plus libérés par les machines. La machine à laver le linge ou l'ordinateur fait à l'évidence gagner du temps, et nous en avons de moins en moins. Qu'en faisons-nous?... Plus nous sommes maîtres du temps, plus nous en perdons. Comme disait Boris Vian "y'a quelque chose qui cloche là-dedans, j'y retourne immédiatement…"       
p.38: Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s’est laissé endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s’est précipitée en aveugle dans le travail et l’abstinence, la classe capitaliste s’est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l’improductivité et à la surconsommation. Cette remarque de Lafargue est intéressante en ce sens qu'elle nous montre le côté irréversible de la course au temps. Si les capitalistes du 19° étaient condamnés à la paresse et à la jouissance, nos milliardaires modernes sont généralement surbookés et frustrés au point de se perdre dans des jouissances factices et vénales mais coûteuses… La classe bourgeoise aspirant toujours à entrer dans le cercle supérieur aussi restreint soit-ils en font de même. Le prolétaire qui ne rêve plus que d'être considéré comme bourgeois copie la bourgeoisie avec les plaisirs factices à sa mesure. C'est ainsi que les citoyens se sont volontairement réduits à l'état "d'agent économiques"….
p.44: …c’est ainsi que les forts de Paris et de Lyon n’ont pas été construits pour défendre la ville contre l’étranger, mais pour l’écraser en cas de révolte.  Lafargue parlait de la révolte des canuts de Lyon en 1831, de celle de mars 1871 à Paris, dite "Révolution du travail" et début de la Commune. Nous pouvons presque dire la même chose aujourd'hui en pensant à la répression des manifestations, des protestations contre les méga-bassines mutilant quantités de citoyens et la longue liste des réformes judiciaires permettant des gardes à vue abusives, des perquisitions inutiles, des réponses policières de plus en  plus disproportionnées… Rien ne change vraiment, sinon dans la forme, du moins sur le fond. Et si rien ne change vraiment, c'est qu'il faut changer d'objectif et de stratégie. L'abolition de l'argent et l'échange marchand ferait peut-être bien l'affaire, question changement!... Et quand une miette est accordée aux plus pauvres par le capitalisme, c'est uniquement pour alimenter le marché, en incitant les masses à dépenser intégralement leur salaire selon les besoins de l'industrie…
p.48: à Lyon, au lieu de laisser à la fibre soyeuse sa simplicité et sa souplesse naturelle, on la surcharge de sels minéraux qui, en lui ajoutant du poids, la rendent friable et de peu d’usage. Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence. Tiens donc!... L'obsolescence programmée existait donc déjà à l'époque de Lafargue, même si l'expression n'avait pas encore été inventée. Sans garantie, l'expression obsolescence programmée aurait été inventée par Bernard London, un agent immobilier New-yorkais en 1932, et vulgarisée en 1950 par un designer américain. Ce sont les décroissants qui s'en sont emparés dans les années 1980 comme argument choc de leurs thèses…  
p.53: Lafargue cite un manufacturiers alsacien qui, en 1860, expliquait qu'une réduction du temps de travail de 12 à 11h par jour et l'arrêt le samedi à 14h, n'avait pas augmenté le coût de la production, et que bien au contraires, la productivité avait augmenté. Il n'a visiblement pas convaincu ses homologues industriels! La réforme des 35 heures par semaine sous Jospin en 2000 a soulevé le même débat, les mêmes réticences et toujours avec les mêmes arguments. Faute de faire de l'Histoire, on se condamne à la répéter… Sarkozy n'avait toujours pas ouvert son livre d'Histoire pour faire du travailler plus pour gagner plus le slogan phare de sa campagne en 2007!
p.60: Les rentiers, les capitalistes, tout les premiers, se rallieront au parti populaire, une fois convaincus que, loin de leur vouloir du mal, on veut au contraire les débarrasser du travail de surconsommation et de gaspillage dont ils ont été accablés dès leur naissance… Rien n'est plus difficile à prévoir que l'avenir, Lafargue nous le montre dans cette phrase. Le temps a passé, les rentiers capitalistes sont plus riches et plus nombreux, mais ne se sont pas ralliés, n'ont toujours pas compris que leur système n'était pas pérenne…
Mais les ouvriers, employés et autres exploités non plus n'ont pas encore compris que ce n'est pas le travail en tant qu'activité humaine qui est critiquable, mais seulement le salariat. Or, comment supprimer le salariat sinon en supprimant l'argent? Lafargue ne pouvait non plus le percevoir en cette fin de 19° siècle: Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail, qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers… La classe ouvrière défile encore en réclamant "plus de pouvoir d'achat et d'emplois" et quiconque s'en étonne passe encore pour un ennemi du peuple, au mieux pour un utopiste Bobo. Et la vieille terre ne frémit pas d'allégresse!...

Conclusion:
       Il est bon de relire Paul Lafargue avec le recul d'un siècle et plus. Le désuet de l'ancien se mêle à la permanence du moderne sans cesse renouvelé et c'est une leçon, au sens pédagogique du terme (pas étonnant puisque lecture et leçon viennent tous deux du latin lectio).
     Il est bon aussi de relire ce texte en se demandant comment pendant si longtemps, le terme de paresse et dont Lafargue fait un droit, a été pris dans le sens péjoratif de "dégoût de toute activité". C'est à n'y pas douter une manœuvre pour discréditer toute critique de l'exploitation par le salariat. Pourtant Lafargue n'a pas réellement fait recette avec son "droit à la paresse". Le poids des mots est parfois cruel. La Novlang s'étend rudement perfectionnée depuis, il est bon d'être attentif à la langue du 19ème siècle afin de ne pas refaire les mêmes erreurs dans le choix de nos mots, slogans, concepts, métaphores et autres véhicules de la pensée….