Le pouvoir de la monnaie, J.Couppey-Souberan, P. Delandre, A. Sersiron

     

Éditions LLL, janvier 2024, 320p.

Couppey-Del-Sersiron.jpegQuatrième de couverture: On ne changera pas la société en changeant seulement la monnaie, mais on ne la changera pas non plus sans changer la monnaie : tout grand changement sociétal va de pair avec un changement monétaire. La bifurcation écologique et sociale devra donc s’appuyer sur une bifurcation monétaire, adaptant la monnaie aux défis de notre temps pour mobiliser sa puissance de transformation.

Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Conseillère scientifique à l'Institut Veblen pour les réformes économiques. Pierre Delandre est cadre dans la haute fonction publique au sein d'une banque centrale de l'Eurosystème. Augustin Sersiron est diplômé de l'ESSEC, docteur en sciences économiques et en philosophie politique.

Sur l'excellent site "BLAST", Salomé Saqué a présenté ce livre en présence d'Augustin Sersiron, l'un des auteurs. [Voir]

                Depuis Aristote au IV° siècle avant J.-C., jusqu'à nos jours, les économistes ont tenté de changer la monnaie pour régler les problèmes sociaux qu'il engendre. Deux millénaires et demi de tentatives n'ont donc pas suffit à tirer les leçons de ces échecs successifs. Le grand stratège athénien Périclès le prévoyait  déjà: «Si on veut obtenir quelques chose que l'on n'a jamais eu, il faut faire quelque chose que l'on n'a jamais fait. » Nous pourrions par exemple admettre que le système argent n'est pas réformable et qu'il faut l'abolir pour enfin construire une société de liberté, d'équité, de fraternité… Car, en fin de compte, c'est bien cette bonne vieille devise qui alimente fondamentalement tous nos espoirs…

"La monnaie est un enjeu essentiel qui structure toute la société. C'est l'institution la plus importante avec l'État, qui intervient dans tous les domaines de la société. L'argent innerve toute la société et quand on manque de monnaie tout va mal et quand elle est abondante, tout va bien…."    Ça commence très bien en expliquant que la monnaie impact tout ce qui fait nos vies individuelles et collectives et que tout va mal, mais d'entrée, on comprend qu'elle est incontournable, avec la seule réserve qu'elle ne manque pas…  

" Il ne faut pas avoir sur la monnaie une vision purement instrumentale, technique, comme un simple objet qui va faciliter les échanges. C'est une institution collective, c'est le pouvoir souverain qui définit l'unité de compte sans laquelle on ne sait pas évaluer les biens. Sans argent comment déterminer la valeur comparative d'un livre et d'une boite de sardine?" De nouveau, la même faille logique que soulignait Aristophane dans sa tragédie Ploutos réapparaît: 1°) Si une institution qui crée de la monnaie se dit collective, elle ne peut être de pouvoir du seul souverain. C'est même l'inverse: celui qui crée la monnaie a le pouvoir sur celui qui doit la gagner. Un système monétaire ne pourrait être démocratique qu'à la condition que toute décision quant à l'outil facilitateur de l'échange soit décidé par tous, par voix référendaire. 2°) Si effectivement on tient absolument à donner une valeur d'échange au livre et à la boite de sardine, il faut évidemment un créateur de monnaie, un mode de fonctionnement des échanges, une instance qui décide de la méthode d'évaluation de la monnaie. C'est la première limite à la démocratie directe, au pouvoir du peuple. C'est aussi la deuxième limite, celle de l'accès aux livres et aux sardines, en clair à la culture et à la survie alimentaire pour tous ceux qui manquent de monnaie, c'est à dire le plus grand nombre. 

"La monnaie, c'est un moyen partagé par tous, accepté par chacun. Il suffit d'aller dans un pays ayant une autre monnaie pour comprendre que sans ce consensus sur la valeur de l'euro, payer en roupie est pour nous très compliqué, on n'a plus aucun repère. L'argent c'est un langage commun, une capacité de coordination extraordinaire. On entre dans une épicerie, on pose 2€ sur la table, on repart avec un objet, sans le moindre autre échange avec l'épicier que celui de l'échange marchand. C'est extrêmement puissant et structure tout, y compris le marché.     La monnaie, c'est le choix d'un grand argentier (roi, ministre ou banquier), vis-à-vis duquel le peuple et les individus qui le compose n'ont rien à dire, pas plus que l'on a décidé que le mot "table" serait associé à un plateau posé sur quatre pieds. Quand les auteurs expliquent que toute relation humaine est médiatisée par la monnaie, qu'elle supprime tout affect entre vendeur et acheteur, on peut légitimement se demander si cette institution collective est adaptée à une espèce qui, depuis des milliers d'années, a fait de sa relation à l'autre sa spécificité!

" Le seul problème, c'est qu'une part de cet argent en circulation part dans la pure spéculation et constitue des bulles qui à la longue ne demandent qu'à éclater. Si on achète un appartement ancien, il n'y a pas de création de richesse puisque l'appartement a déjà été payé, sauf si le prix de l'immobilier augmente et que la banque est obligée de faire des crédits de plus en plus importants pour les nouveaux acheteurs. […] Le problème réside dans le fait que l'argent n'est créé que pour financer des projets dégageant assez de rentabilité pour rembourser l'emprunt. […] "La monnaie convient très bien aux activités industrielles et marchandes mais n'est pas adaptée au monde non marchand."     Tout est dit en trois petites phrases, ce qui prouve les compétences intellectuelles des auteurs, mais prouve aussi que leur formation d'économistes a transformé ces compétences en "biais cognitif". Comment se fait-il que l'argent produise des profits sans qu'il y ait création de richesse? Comment réparer les dégâts sociaux et environnementaux s'ils représentent un coût financier et non un bénéfice? Comment laisser une place au monde non marchand (la famille, le soin, la préservation de la nature, la culture, etc.) si la monnaie ne lui convient pas?  

"Tout ce qui est indispensable, pour des raisons écologiques, sanitaires, sociales ou autres, mais non rentable, ne peut être financé par des prêts à intérêts. A la fin des Trente glorieuses et avec l'arrivée du néolibéralisme, l'État s'est désengagé de son rôle social et à confié le financement non lucratif au privé, ce qui ne peut fonctionner. C'est le triangle infernal des finances publiques: les dépenses sont contraintes et les déficits ne peuvent dépasser 3% du PIB. On est contraint aussi au niveau des recettes fiscales et la dette s'accroit (elle ne devrait pas dépasser 60% du PIB alors qu'on en est à 110%) ce qui justifie les "cures d'austérité". La dette nous oblige à dépendre des marchés financiers et l'État y perd une part de son pouvoir. Nous préconisons de sortir de la dette les dépenses non rentables mais indispensables (des subventions plutôt que des prêts).

                Les choses les plus essentiels ne peuvent être financées par des prêts à intérêt. C'est exactement ce que dit la Charia, scrupuleusement observée par le Qatar et l'Arabie Saoudite…, sauf en ce qui concerne l'argent et l'échange marchand! La question préalable à un changement de monnaie, c'est de savoir si une monnaie peut être verte, si un prix peu être juste, si une redistribution des richesses peut être équitable. Or, personne en 25 siècles n'a pu répondre positivement à ces questions. Quand un serpent se mord la queue, la seule issue c'est de changer de méthode, pas de l'aménager! Sortir les dépenses sociales de la dette, c'est exactement l'esprit du CNR, de Bernard Friot aujourd'hui. C'est encore refaire ce qui a toujours raté… C'est faire fi de toute logique historique. A chaque fois que dans l'Histoire un État a tenté de séparer la sphère marchande et spéculative de la sphère publique et sociale, les tenants du capital ont peu à peu rogné ces acquis sociaux jusqu'à en faire des coquilles vides. Refaire la même chose, avec le même outil financier, c'est pure folie.

" Les changements de type de société entraînent toujours des réformes monétaires."

                Ce qu'affirme là Augustin Sersiron est-il réversible? Une réforme monétaire peut-elle changer le type de société au point de réduire les fractures structurelles de l'argent. Il semble en être convaincu, malgré les écrits de Xenophon (426-355), de Saint Thomas d'Aquin (1225-1274), d'Ibn Khaldoun (1332-1406), Jean-Baptiste Say (1767-1832), de Karl Marx (1818-1883), de Joseph Stiglitz (1943-)… qui tous ont dénoncés en leurs temps et lieux les ravages de l'économie marchande… 

"La dernière grande évolution est celle qui a détaché la masse monétaire d'un équivalent en matière (stock d'or qui donne la limite de la quantité de monnaie que l'on peut émettre), signe d'une société entièrement tournée vers l'avenir (puisque la monnaie aujourd'hui représente un stock de richesse future). "

                Cette société contemporaine est à ce point "tournée vers l'avenir" qu'elle a engendré l'éco-anxiété et la collapsologie! Il faut être totalement déconnecté de la réalité concrète pour penser des lendemains qui chantent et des progrès constants toujours orientés vers un mieux-être! Les économistes ressemblent de plus en plus aux algorithmes qu'ils ont concoctés…, intelligents certes, mais artificiels! Les accords de Bretton Wood, cette "dernière grande évolution", ont certes changé la société mais en mal. Ils ont permis des progrès évident certes, mais dans ceux de l'explosion des inégalités sociales, du nombre des seuils irréversibles franchis sur les questions environnementales, dans ma prise de conscience d'un possible effondrement global, etc. Bretton Wood était un changement de convention sociale, pourquoi l'abolition de l'argent ne pourrait-elle pas être une autre convention sociale, cette fois orienté vers un réel progrès global? 

 "Les banques centrales sont prises dans des contradictions de plus en plus compliquées: elles rémunèrent les réserves des banques pour lutter contre l'inflation à 4%  ce qui coûte 142 milliards d'euros par an de subventions aux banques. L'économie est tournée exclusivement vers l'accumulation capitaliste. C'est ce qu'avait déjà vu Aristote: La monnaie n'est qu'un intermédiaire des échanges. […] L'argent doit faire de l'argent, c'est la condition de tout, y compris de la création monétaire elle-même. C'est la logique capitaliste…"

                Soit!  La logique capitaliste n'est pas qu'une logique marchande, l'argent n'a de sens que s'il fait de l'argent. Or toute logique finit tôt ou tard par montrer ses limites. La logique biblique imaginait la terre plate et le soleil tournant d'Est en Ouest. C'était une évidence expérimentale, jusqu'à ce que Pythagore fasse une autre expérience prouvant que la terre était sphérique. Copernic change tout en expliquant que la terre tourne autour du soleil, ce qui change toute la conception du monde. Newton a élaboré une théorie qui paraissait parfaite jusqu'à ce qu'Einstein y introduise le principe de la relativité. Il n'y a plus que les économistes pour penser certains aspects des théories monétaires comme immuables depuis Xénophon. Nos trois auteurs font un excellent constat des enjeux de notre temps, mais continuent à voir la monnaie comme au temps de Xenophon. Le capitalisme fait partie de la logique marchande et abattre le capitalisme ne changera rien si l'argent n'est pas abattu dans le même temps, n'en déplaise à les amis de Gauche!  

"Le projet de société actuel touche un peu ses limites dans beaucoup de domaines, notamment écologique, et il faut une vraie bifurcation monétaire pour pouvoir faire la bifurcation sociale et écologique."

                En somme, il faut créer une monnaie juste, équitable, bien redistribuée, sans enjeux de profit, sans dettes, uniquement vouée aux subventions. Un ersatz de monnaie comme il y a du "canada dry qui a le gout, la couleur, l'odeur, les bulles de la bière mais qui n'est pas de la bière! Si les alcooliques peuvent boire de la bière sans alcool et sans plaisir, les capitalistes peuvent-ils créer une monnaie sans profit et sans puissance? On peut en douter. Il faut pour réaliser un tel projet que l'ensemble de la société, capitalistes compris (du patron de multinationale au petit boursicoteur actionnaire). C'est soit un projet révolutionnaire qui entraînera autant de luttes et de désordres que celle de 1789, soit un projet totalement utopique vu le rapport de force entre le capital et les États, entre les États et les peuples.

"Le nombre de secteurs impossibles à financer dans le cadre actuel est considérable: les millions de  passoires thermique, les milliers de ponts routiers jugés dangereux, l'hôpital en semi coma, l'école en déshérence, les villes devenues monstrueuses et problématiques, les 100 000 logements sociaux qui manquent, etc., exige une monnaie spéciale, hors marchandisation."

                La seule chose dans l'Histoire qui ait remplacé la monnaie pour réaliser des travaux d'intérêt public, c'est la corvée du Moyen-âge qui permettait de faire des routes, des ponts sans bourse déliée et encore au seul sujet des salaires. Quand il fallait construire un pont, la main d'œuvre était gratuite mais pas les outils, ni les matériaux, ni les professions qualifiées (tailleur de pierre, architecte…). A l'époque moderne le travail des prisonniers, comme dans le bagne du 19° et 20° siècle, ne sert que des entreprises privées, pas l'intérêt commun. L'abolition de la monnaie supprimerait définitivement le salariat (remplacé par l'accès libre au bien et services) et développerait le bénévolat déjà si conséquent malgré l'argent.

"L'idée ce serait qu'on aurait un "institut d'émission monétaire", au besoin logée dans la banque centrale, qui aurait sa monnaie propre et qui financerait les grands travaux indispensables et les besoins sociaux pour les plus précaires.  Pour y arriver il faut des outils de régulation, de délégations locales, de relations avec le secteur marchand (exception faite pour des entreprises privée n'ayant pas les moyens de se mettre en conformité vis-à-vis de la pollution, les cimenteries par exemple). Cette monnaie socialisée qui se mélangera à la monnaie classique peut provoquer de l'inflation, sauf si on prévoit en même temps un système de reflux, de destruction de cette monnaie s'il y en a trop. Les traités européens n'ont pas prévu ce schéma et le vide juridique permettrait cette monnaie sans changer les traités. Le QE n'est pas dans le traité, correspond bien à une aide de la BCE, mais a pu être mis en place par milliers de milliards."

                S'il y  a bien entendu quelques moyens d'améliorer l'argent sans sortir du capitalisme, il est évident que fondamentalement la recherche effrénée du profit, la concurrence entre producteurs et entre distributeurs, les sommes folles engrangées par la pure spéculation, les inégalités qui vont en découler, tout cela  continuera comme avant. Il ne s'agit pas de dépasser le capitalisme mais de le rendre légèrement moins intolérable. Quand Aurélien Barrau, devant un parterre de scientifique de l'Université de Liège, déclare que nous avons plus besoin d'artistes que d'ingénieurs pour sortir de la crise systémique en cours, pour faire face sérieusement à l'effondrement global, non pas à venir mais en cours, il pensait peut être à toutes les solutions techniques qui sont mises en avant pour ne pas voir la réalité. Là, on est en plein dedans. A une question systémique, ces trois auteurs pourtant hautement diplômés, ne trouvent qu'une réponse analytique, en silo, uniquement centrée sur la seule économie, joliment habillée de bons sentiments et de croyances politiques….

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Nous pouvons remercier ces trois éminents économistes de nous avoir donné, à leur insu, nombre d'éléments de critique, non plus du capitalisme qui n'est qu'un avatar du même système monétaire, mais du pivot autour duquel tourne tout, les problèmes et les réponses qui s'imposent… A ce titre, ils méritent d'être classés dans la catégorie des livres intéressants à lire bien qu'ils radotent les mêmes poncifs,  qui déjà avaient cours dans l'antique Athènes de Solon…