L'Europe sociale n'aura pas lieu, F. Denord et A. Schwartz
Éditions Liber/raisons d'agir, 2009, 138p.
Quatrième de couverture: Cet ouvrage propose une relecture critique de l'histoire de la construction européenne. S'appuyant sur une littérature scientifique solide (en histoire, droit, économie.) et des sources variées (archives, journaux, mémoires, essais.), son style vif et son format court le rendent accessible aux non spécialistes. Il fournit ainsi une série d'arguments utiles à ceux qui souhaitent une " autre " Europe.
Le point de départ de l'essai réside dans la volonté de réfuter les récits enchantés qui nourrissent fréquemment les ouvrages de vulgarisation relatifs à l'histoire de l'intégration européenne. Souvent présentés comme de quasi-saints animés de générosité et de courage, Jean Monnet, Robert Schumann ou Paul-Henri Spaak auraient permis la réalisation d'un " rêve " humaniste de paix et de prospérité. Réécrit de cette manière, le passé européen s'exempte de tout enjeu idéologique et, plus largement, de tout élément incommodant : échecs des alternatives non réalisées, influences embarrassantes, personnages troubles, manouvres diplomatiques, etc. C'est la prétendue " pureté " du dessein originel qui autorise alors les regrets quant aux " déviations " ou aux " lacunes " de l'Europe actuelle - absence d'Europe sociale, déficit démocratique. A rebours des fables portant au pinacle les " pères fondateurs ", L'Europe sociale n'aura pas lieu montre que le caractère à la fois libéral et faiblement démocratique de l'Union européenne ne constitue pas une déviation, mais bien un aboutissement du projet initial.
Les auteurs: François Denord est directeur du Centre européen de sociologie et de science politique, directeur de recherche au CNRS et sociologue de formation. Il est auteur de deux livres passionnants, un dictionnaire de 1000 pages sur la pensée de Bourdieu et un essai qui tente d'expliquer comment le pouvoir tient malgré le discrédit et même la nullité de ceux qui m'exerce…
Antoine Schwartz a produit une thèse de doctorat (Univ. Paris-Ouest Nanterre) sur le libéralisme "caméléon", celui du Second Empire. Il est journaliste et s'intéresse à l'évolution de l'UE depuis sa création à nos jours.
Les propos de ce livre tiennent en deux phrases: "Dès l’origine, les fondations néolibérales de l’Union européenne l’ont mené vers une pente qui, depuis, s’est raidie lentement, mais sûrement. Ses chances de survie sont minces." Et la seconde: "Après la Seconde Guerre mondiale, un mouvement européen se forme, uni par une hostilité démesurée à l’égard du communisme et du collectivisme de manière générale. Sans surprise, les États-Unis profitent de cette opportunité pour exercer leur influence sur le Vieux continent et soutiennent les mouvements européens, déjà acquis au libéralisme."
Cette histoire de la construction européenne m'a intéressée pour la comparaison qu'elle inspire avec la construction antérieure du système monétaire. Partant d'une fausse bonne idée, on construit un système qui parait sain et commode. Puis on devient prisonnier du système, les problèmes augmentent, mais on pense trouver les parades. Arrive ensuite la période de désillusion: le système devenant complexe, il n'est plus réformable et on court à la catastrophe. Mais il est difficile d'admettre que tout vient d'une erreur de départ, a priori sans élément qui puisse nous alerter. Pendant des décennies, on a défendu le système, et reconnaître son erreur après avoir été un "père de l'Europe" ou un économiste émérite, ce serait tomber de son piédestal, être responsable d'un désastre et généralement perdre au passage quantité de privilèges.
Cette histoire d'union européenne, après deux guerres mondiales massacrantes, pouvait garantir la paix et on a eu la guerre en Yougoslavie, on a aujourd'hui la guerre en Ukraine et c'est sans compter les multiples guerres extérieures auxquelles nous avons été contraint de participer. L'Europe c'était la prospérité, le plein emploi, le progrès, la démocratie. L'heure est plutôt au chômage de masse, à la délocalisation au profit des pays émergents, au recul technologique, à la puissance politique en berne, à la multiplication des gouvernements conservateurs et autoritaires, à la montée inexorable des eurosceptiques…
L'argent a suivi le même parcours, mais sur des temps plus long, au rythme de siècles et non de décennies. L'argent était un facilitateur des échanges, de l'innovation technique, du progrès social. Mais dès le 4ème siècle avant notre ère quelques fous ont douté de ce fabuleux outil: Aristophane en riait dans sa comédie "Ploutos", Aristote s'inquiétait déjà du poids de la chrématistique par rapport à l'économie réelle (la gestion de la maison, du domaine), Périclès préconisait un changement radical de système politique, l'historien Thucydide consignait dans ses écrits la première arnaque à l'assurance de son temps, et Diogène, ce philosophe fils de banquier "bifurquait" et quittait le domaine paternel pour vivre dans la rue, SDF avant l'heure avec un grande amphore brisée pour abri.
Rien n'y a fait, les puissants qui captaient cet agent fou, les prêtres qui en tiraient profits, les avaricieux qui rêvaient de la richesse de Crésus, rien n'y a fait. Les Aristote et Diogène du moyen âge, de la renaissance, des temps modernes ont juré que l'argent pouvait se réguler, que ce système avait été inspiré par Dieu lui-même. Mais le système n'a cessé d'empirer, de profiter aux Empires et nuire aux petits, de détruire la planète et ses ressources… Il faudra bien le comprendre enfin, démonter le château de cartes européen et ce piège à gogos de l'argent et de l'échange marchand…
Il est fréquent que des intellectuels nous rappellent que les faits sont têtus, que rien ne se comprend si l'on en fait pas la généalogie et pourtant, la construction européenne n'est qu'une succession de négations de la réalité politique, économique, culturelle. S'il y a un parfait exemple d'entreprise humaine qui se soit joué du réel, qui l'ai tordu pour le faire coïncider avec l'idée séduisante du départ, c'est bien l'Europe. Construite par des "Pères" américanophiles inconditionnels, libéraux, oligarchiques, elle ne pouvait évoluer autrement qu'en construisant un mythe acceptable, voire attractif pour les peuples européens. L'Europe a été la promesse du plein emploi, on a eu le chômage de masse ; la promesse de la paix, on est en guerre contre la Russie ; la promesse de la prospérité, on est en crise et en voie d'austérité ; la promesse de démocratie, l'UE est gouvernée par des fonctionnaires non élus et les États virent l'un après l'autre vers l'extrême droite; la promesse d'innovations technologiques, on est à la traîne des USA, de la Chine ; la promesse de liberté, la répression des contestations est de plus en plus violente, etc. Et pour couronner le tout, quiconque ose critiquer ou même s'interroger sue l'UE est qualifié de "souverainiste", joli mot (maître de son destin)) devenu anathème!...
Un ami historien cultivé, intelligent me dit qu'il n'est pas contre l'idée postmonétaire mais que le préalable pour y parvenir c'est de sortir de l'UE. Mais le préalable pour sortir du carcan libéral de l'UE, n'est-il pas l'abolition de l'argent?.... A la lecture du livre de Denord et Schwartz il est légitime de se poser la question…