Note sur la suppression générale des partis politiques, Simne Weil
Écrits de Londres, 1943,
Editions L'Alchimiste, 2023,
Texte intégram en PDF ici 9 pages
Quatrième de couverture: Dans ce pamphlet contre la politique moderne écrit en 1943, Simone Weil démonte ainsi les illusions et montre la vérité crue, encore aujourd'hui d'une terrible actualité : «Dans ce que nous nommons de ce nom [démocratie], jamais le peuple n'a l'occasion ni le moyen d'exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique ; et tout ce qui échappe aux intérêts particuliers est livré aux passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées.» Et de continuer en démontrant que les partis visent à leur propre survie et non au bien commun : «Dès lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il s'ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. [...] La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière.»
L'auteure: Née en 1909, Simone Weil fut élève de l'École Normale Supérieure, disciple du philosophe Alain, et agrégée de philosophie en 1931. D'abord enseignante en lycée, elle abandonne un temps sa carrière et travaille comme ouvrière, entre autres chez Renault. Militante syndicale et proche des milieux anarchistes, elle s'engage dans les Brigades internationales en 1936 et, malgré son dégoût de la guerre, part se battre en Espagne. Mais elle en revient désillusionnée. Elle quitte la France en 1942 pour New York et, enfin, Londres, où elle rejoint la résistance gaulliste pour la France Libre. Atteinte de la tuberculose, elle meurt le 24 août 1943 au sanatorium d’Ashford (Angleterre), âgée seulement de 34 ans. Son œuvre est considérée comme l'une des plus marquantes du XXe siècle.
Ce court texte sur les partis politiques reste d'une étonnante actualité et intéressera les Postmonétaires. Partant d'un sujet apparemment anodin, l'analyse qu'en fait Simone Weil montre que le système monétaire du capitalisme a imprégné les mentalités jusque dans le fonctionnement de ces partis. Nous répétons sans cesse que le problème actuel est systémique et qu'à ce titre, toute réponse devra être, elle aussi, systémique. Abolir l'argent implique inévitablement d'abolir le système des partis politiques…
«Le mot parti est pris ici dans la signification qu'il a sur le continent européen. Le même mot dans les pays anglo-saxons désigne une réalité tout autre. [...] Il y a dans les partis anglo-saxons un élément de jeu, de sport, qui ne peut exister que dans une institution d'origine aristocratique; tout est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne. L'idée de parti n'entrait pas dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter.»
Ceci dit, les partis des principaux pays se sont normalisés et ce que dit Simone Weil des partis politique français peut s'appliquer aujourd'hui au monde anglo-saxon et même au-delà.
«Le parti, c'était d'abord seulement un lieu de libre discussion. [Simone Weil fait référence au club des jacobins ayant viré sous la terreur en parti totalitaire.] Les luttes des factions sous la Terreur furent gouvernées par la pensée si bien formulée par Tomski [Mikhaïl Tomski, 1880-1936, révolutionnaire et homme politique russe] : « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison. » Ainsi sur le continent d'Europe le totalitarisme est le péché originel des partis. [...] Le fait qu'ils existent n'est nullement un motif de les conserver. [...] Ne sont-ils pas du mal à l'état pur ou presque ? S'ils sont du mal, ils ne peuvent produire que du mal...»
Le problème est posé, et bien que relatant des faits datant de 1789 et commentés par la philosophe en 1943, il se pose dans les quasi-mêmes termes aujourd'hui. C'est ce qui fait tout l'intérêt de ce court texte.
«Mais il faut d'abord reconnaître quel est le critère du bien. Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l'utilité publique.» Simone Weil nous rappelle que le bien répond à des critères, au nombre très limité, de valeurs et d'importances différentes. Ce qui est bien dans une institution (la République, l'État, les assemblée des représentants du peuple…) est indépendant du groupe qui s'en réclame et ne peut ni légitimer un mal ni se croire légitime en l'exerçant. Simone commence bien: face à un parti, une institution, un gouvernement, la fonction, la représentativité, l'élection n'exonèrent en rien d'exercer le mal et non le bien. D'emblée elle pose la question, par exemple, de la violence d'État: la légitimité d'une élection peut-elle justifier d'amputer, d'éborgner, de gazer des manifestants dans la rue?
Notre idéal républicain procède entièrement de la notion de volonté générale due à Rousseau. [...] On dit que peu de livres ont eu autant d'influence que le Contrat Social. Mais en fait tout s'est passé et se passe encore comme s'il n'avait jamais été lu. Rousseau partait de deux évidences. L'une, que la raison discerne et choisit la justice et l'utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L'autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. [...] C'est uniquement en vertu d'un raisonnement de ce genre qu'on admet que le consensus universel indique la vérité.
La volonté générale faisait si peur aux premiers révolutionnaires de 1789, qu'ils ont suivi comme un seul homme le discours de l'abbé Emmanuel-Joseph Sieyès, prêtre révolutionnaire, mais bourgeois de droite, fils d'un receveur des droits royaux (percepteur des taxes et impôts) et maître de Poste (relais de diligences). Le 7 septembre 1789, il déclarait dans son célèbre discours: «Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants.» Il s'agissait donc de nommer des représentants pour éviter la "catastrophe" d'une démocratie et le risque d'être soumis à la "volonté générale". C'est grâce à l'abbé Sieyès que l'on nous qualifie d'antidémocrates si on ne vote pas pour un député ou un président!…
«Une constitution démocratique est bonne si d'abord elle accomplit dans le peuple cet état d'équilibre, et si ensuite seulement elle fait en sorte que les vouloirs du peuple soient exécutés.
Voilà bien une vérité mal partagée aujourd'hui. Quand même le gouvernement ne reconnaît pas la nécessité de se conformer à ses propres lois, quand il passe au-dessus des représentants du peuple à grands coups de 49.3 et même au-dessus de l'opinion de 75% de la population sur une réforme (celle des retraites par exemple), quand une juste revendication aboutit à la dissolution de l'organisation populaire qui la soutient, au motif fallacieux que ce serait de "l'éco-terrorisme", on est légitimement en droit de douter de la légitimité de ce gouvernement. A certaines conditions (qui là sont bien réunies), le peuple a plus de chances qu'aucune autre entité, d'être conforme à la justice.
«Il y a plusieurs conditions indispensables pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale. Deux doivent particulièrement retenir l'attention. L'une est qu'au moment où le peuple prend conscience d'un de ses vouloirs et l'exprime, il n'y ait aucune espèce de passion collective. Quand il y a passion collective dans un pays, il y a probabilité pour que n'importe quelle volonté particulière soit plus proche de la justice et de la raison que la volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature.»
La passion collective est latente dans notre société pourtant moderne, car elle est alimentée par plusieurs choses: un risque d'effondrement de tout le système, ce qui est le cas sur le plan environnemental, écologique, financier, social, médical, politique, etc. ; un gouvernement qui nie ce risque et, tout au contraire, prend des décisions qui vont augmenter le risque en dépit des alertes constantes que lui adressent les scientifiques ; un peuple qui étouffe et ne peut le dire sans risquer, a minima, un "procès bâillon" (le terme est bien choisi pour un étouffement). Il faut croire que ce gouvernement est tout autant dans la passion collective, tant il semble cramponné à une idéologie et à la défense à tout prix d'une minuscule classe ploutocratique. Les deux passions, gouvernementale et populaire, sont peut être un symptôme typique d'une fin de cycle et ce, jusqu'à la caricature que Simone Weil n'aurait même jamais pu imaginer… «La seconde condition est que le peuple ait à exprimer son vouloir à l'égard des problèmes de la vie publique, et non pas à faire seulement un choix de personnes. Encore moins un choix de collectivités irresponsables. [...] Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n'avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie. [...] L'usage même des mots de démocratie et de république oblige à examiner avec une attention extrême les deux problèmes que voici : Comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple de France la possibilité d'exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ? Comment empêcher, au moment où le peuple est interrogé, qu'il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ? Si on ne pense pas à ces deux points, il est inutile de parler de légitimité républicaine.»
On peut critiquer certains points des thèses développées par Simone Weil dans ses écrits, contester quelques prises de positions politiques particulières, aimer ou pas son style et son parcours, mais reconnaissons qu'en 1943, elle avait déjà quelques longueurs d'avance sur nos politiciens, chroniqueurs médiatiques, élites intellectuelles "mainstream". Elle manifeste une lucidité, voire des intuitions prémonitoires remarquables! Si dame Simone était là aujourd'hui, pour commenter ce qui a été fait des cahiers de doléances du temps des Gilets jaunes, ce qui reste de la belle Convention citoyenne sur le climat après relecture du gouvernement, elle serait montée au créneau et nous aurait pondu quelques belles tirades!
«Des solutions ne sont pas faciles à concevoir. Mais il est évident, après examen attentif, que toute solution impliquerait d'abord la suppression des partis politiques. Pour apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice, du bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères essentiels. On peut en énumérer trois : Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l'unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration.»
Après la brève introduction explicative, Simone Weil passe directement à la question des partis politiques qu'elle va descendre en flammes avec des arguments sans doute hasardeux à son époque mais d'une cruelle actualité aujourd'hui. «Le destin de tout parti politique est, 1° de développer des passions collectives, 2° de ne pouvoir échapper à un devenir totalitaire, 3° d'opérer systématiquement un retournement de la fin au moyen.»
Vieille question philosophique qui vient sans cesse "polluer" nos débats sur une société postmonétaire… Nous posons la question centrale des fins en demandant pourquoi nous devons tant produire, tant consommer, pourquoi vaut-il mieux vendre que donner, pourquoi salarier une activité choisie et épanouissante, pourquoi accepter un argent qui crée mécaniquement des inégalités cruelles. Mais la plupart de nos contradicteurs tentent de nous ramener à des faits: les humains sont comme ci ou comme ça, la nature humaine induit la concurrence, la loi du plus fort, personne ne travaille sans salaire, les super-riches existent depuis le temps de Crésus et rien n'y changera, etc. Tant que les gens refuseront de se poser la question des fins, l'idée d'un monde sans argent restera "sous le boisseau", bien cachée dans la "case utopie".
«Un parti est en principe un instrument pour servir une certaine conception du bien public. [...] Cela est vrai sans exception et presque sans différence de degrés. Les partis les plus inconsistants et les plus strictement organisés sont égaux par le vague de la doctrine. Aucun homme, si profondément qu'il ait étudié la politique, ne serait capable d'un exposé précis et clair relativement à la doctrine d'aucun parti, y compris, le cas échéant, le sien propre. L'expression : « Doctrine d'un parti politique» ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification.»
Chacun des partis politiques, de l'extrême droite à l'extrême gauche, se targue pourtant d'avoir une doctrine claire et qu'il suffit de lire leur programme et leur charte pour la découvrir. Et pourtant, il est devenu normal de se défendre de toute idéologie, car les gens de gauche qualifient d'idéologie tout ce qui les heurte dans les programmes de droite et vice et versa. Même les chroniqueurs politique se défendent de toute idéologie et revendiquent une neutralité, une objectivité, comme si toute éducation n'était pas suspendue à une certaine vision de l'homme (donc une idéologie).
Il faudra bien admettre que nulle parole, nul projet de société ne peut échapper à l'élaboration des fondements théoriques qui les sous-tendent. Opter pour le droit du sol ou le droit du sang, pour un gouvernement central ou pour une fédération, pour une démocratie directe ou une démocratie représentative nous rattache immédiatement à une école de pensée singulière… Pourquoi les partis politiques cachent-ils leur philosophie derrière des programmes au plus près des faits, de la réalité prosaïque, sinon pour justement éviter le risque que leurs militants et leurs électeurs ne commencent à réfléchir sérieusement?» Simone Weil a raison, «les partis développent des passions collectives en leur sein et à l'extérieur de leur structure…
«Le parti se trouve en fait, par l'effet de l'absence de pensée, dans un état continuel d'impuissance qu'il attribue toujours à l'insuffisance du pouvoir dont il dispose. Serait-il maître absolu du pays, les nécessités internationales imposent des limites étroites. Ainsi la tendance essentielle des partis est totalitaire, non seulement relativement à une nation, mais relativement au globe terrestre. C'est précisément parce que la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité, qu'elle impose la recherche de la puissance totale.»
Simone aborde là, une deuxième constante des partis politique: Un parti politique ne peut échapper à un devenir totalitaire. Cette affirmation brutale peut sembler choquante à "l'encarté d'un parti", pire encore à ses militants actifs et dévoués, totalement impossible à entendre pour ses cadres et dirigeants. Il fallait le "culot" de Simone pour oser de tels propos. Il n'en reste pas moins qu'un parti politique n'a pas le même sens s'il est entendu par un minimum de gens ou défendu par une armée de militants. Même le microcosme des "désargentistes" et autres militants pour un monde "postmonétaire" n'échappent pas à cet axiome: s'ils croient que leur idée est bonne, ils veulent la diffuser. S'ils veulent la diffuser, elle doit être entendable et pour ce, ils doivent devenir médiatiques.
Les gens, quand ils s'intéressent à un parti, se contentent d'en désirer la croissance; mais comme une chose qui ne comporte aucune limite. S'il y a trois membres de plus cette année que l'an dernier, ou si la collecte a rapporté cent francs de plus, ils sont contents. Mais ils désirent que cela continue indéfiniment dans la même direction. Jamais ils ne concevraient que leur parti puisse avoir en aucun cas trop de membres, trop d'électeurs, trop d'argent. Le tempérament révolutionnaire mène à concevoir la totalité... La croissance matérielle du parti devient l'unique critère par, rapport auquel se définissent en toutes choses le bien et le mal. [...] Il s'ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s'exerce en fait. Elle s'étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur si l'accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis.
La croissance infinie, inscrite dans la bible, érigée en dogme par le capitalisme, Simone Weil la connaît bien. Cela conduit à justifier les moyens agis par la fin annoncée, à privilégier l'efficacité plutôt que la vérité. Une injonction aux origines si anciennes n'est pas anodine. Elle formate durablement les esprits et modèle les agissements, et pousse même à les avouer, à les proclamer comme un bien…
«Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice. La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière. Hitler a très bien vu que la propagande est toujours une tentative d'asservissement des esprits. Tous les partis font de la propagande. Celui qui n'en ferait pas disparaîtrait du fait que les autres en font. Tous avouent qu'ils font de la propagande. Aucun n'est audacieux dans le mensonge au point d'affirmer qu'il entreprend l'éducation du public, qu'il forme le jugement du peuple. Les partis parlent, il est vrai, d'éducation à l'égard de ceux qui sont venus à eux, sympathisants, jeunes, nouveaux adhérents. Ce mot est un mensonge. Il s'agit d'un dressage pour préparer l'emprise bien plus rigoureuse exercée par le parti sur la pensée de ses membres.
Tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice, faire de la propagande, persuader au lieu d'illuminer, et pire, camoufler cela sous les termes d'éducation, d'information, d'émancipation, cela ne semble pas très moral et pourtant le choix se pose en termes cornéliens: je triche ou je perds. Et quand il s'agit honnêtement et sincèrement d'œuvrer pour le bien public, comment ne pas céder à cette nécessité de cacher la vérité? N'est-ce pas ce que l'on fait souvent avec un jeune enfant qui ne peut entendre comment il a été conçu sans quelques gênes? Les pauvres gens exploités et asservis par la propagande des adversaires de classe ne sont-ils pas en position de faiblesse autant qu'un enfant?... N'est-ce pas un manquement à l'honneur que de les laisser dans l'ignorance ou de les assommer d'une vérité aussi crue que neuve?...
«En revanche on trouve tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu'un dise : "Comme conservateur" ou "Comme socialiste, je pense que..." Cela, il est vrai, n'est pas propre aux partis. On ne rougit pas non plus de dire : " Comme Français, je pense que... ", "Comme catholique, je pense que..." Si on reconnaît qu'il y a une vérité, il n'est permis de penser que ce qui est vrai. On pense alors telle chose, non parce qu'on se trouve être en fait Français, ou catholique, ou socialiste, mais parce que la lumière irrésistible de l'évidence oblige à penser ainsi et non autrement. S'il n'y a pas évidence, s'il y a doute, il est alors évident que dans l'état de connaissances dont on dispose la question est douteuse.»
Si la vérité est si souvent indicible, c'est certainement parce qu'on la mélange à l'hypothèse qui, par définition est sujette à débat. A moins de pouvoir affirmer qu'une vérité est universelle, toute idée est relative, pure hypothèse. Et encore, l'hypothèse la plus universelle, la plus conforme au réel et à l'expérience de tous comme le théorème d'Euclide peut être remis en cause par un savant, inconnu du grand public en son temps, qui nous invente une géométrie non euclidienne (Johann Carl Friedrich Gauss, surnommé "le prince de la géométrie", 1777-1855, mathématicien allemand). Mais peu importe qu'Euclide soit indépassable ou pas, il y a des vérités "plus ou moins" démontrables et donc lieu à débat. Et ce que croit Simone Weil c'est que le débat est au moins aussi important que la vérité en ce sens que la vérité de l'un est peut être meilleure que celle de quelques millions d'autres. C'est d'ailleurs ce qui a amené Camus à réfuter l'idée d'une démocratie s'appuyant sur la loi de la majorité au profit d'une démocratie qui serait "la défense des minorités". Il n'en reste pas moins que le choix d'une "propagande" plutôt que le débat autour de plusieurs vérités est un risque permanent de totalitarisme, voire d'erreur ou d'approximation persistante (celle d'Euclide a duré la bagatelle de 21 siècles!).
«Mais alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis. Un homme qui n'a pas pris la résolution de fidélité exclusive à la lumière intérieure installe le mensonge au centre même de l'âme. Les ténèbres intérieures en sont la punition. On tenterait vainement de s'en tirer par la distinction entre la liberté intérieure et la discipline extérieure. Car il faut alors mentir au public, envers qui tout candidat, tout élu, a une obligation particulière de vérité. Si je m'apprête à dire, au nom de mon parti, des choses que j'estime contraires à la vérité et à la justice, vais-je l'indiquer dans un avertissement préalable ? Si je ne le fais pas, je mens. De ces trois formes de mensonge — au parti, au public, à soi-même — la première est de loin la moins mauvaise.»appartenance
Cette idée que le pire des formes de mensonges, c'est celui que l'on se fait à soi-même est logique. Ce mensonge à soi peut être conscient, et c'est machiavélique, ou inconscient, et cela ne présage rien de bon quant à la qualité intellectuelle du chef de parti.
«Mais si l'appartenance à un parti contraint, en tout cas, au mensonge, l'existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal. Il était fréquent de voir dans des annonces de réunion : M. X. exposera le point de vue communiste (sur le problème qui est l'objet de la réunion). M. Y. exposera le point de vue socialiste. M. Z. exposera le point de vue radical. Comment ces malheureux s'y prenaient-ils pour connaître le point de vue qu'ils devaient exposer ? Qui pouvaient-ils consulter ? Quel oracle ? La collectivité socialiste ne réside en aucun individu. Mais comme ils étaient honnêtes, ils se mettaient d'abord dans un état mental spécial, un état semblable à celui où les avait mis si souvent l'atmosphère des milieux communiste, socialiste, radical. Si, s'étant mis dans cet état, on se laisse aller à ses réactions, on produit naturellement un langage conforme aux « points de vue » communiste, socialiste, radical. A condition, bien entendu, de s'interdire rigoureusement tout effort d'attention en vue de discerner la justice et la vérité. Si on accomplissait un tel effort, on risquerait — comble d'horreur — d'exprimer un « point de vue personnel ».
Cette analyse de la vérité, du mensonge, dans la doctrine d'un parti (par essence partisan) pose un problème de fond qui appelle un autre fonctionnement que celui du parti politique. En effet, si l'intelligence humaine individuelle est prise dans des tensions morales de cet ordre à chaque fois qu'elle veut faire la moindre "éducation populaire", très vite il n'y aura même plus d'éducation populaire possible. Il y a des alternatives aux partis politiques, d'autres formes d'assemblées, de débats, d'apprentissages que ceux dont nous sommes coutumiers dans les partis, quels qu'ils soient. Pour qu'enfin la politique ne soit pas perçue comme l'arène de tous les débats truqués en vue d'intérêts privés, il nous faut inventer une autre forme de politique uniquement centrée sur la Res publica, la vérité et l'intérêt de tous, majorité pensante et minorité agissante comprises! Il faut en sus éviter comme la peste que la chose publique soit l'apanage de spécialistes. C'est seulement à ce prix que la gestion de la polis (la ville) et à fortiori d'un pays, soit confiée au démos (le peuple), alors légitimement composé de politis (citoyens).
«Quand Ponce Pilate a demandé au Christ: "Qu'est-ce que la vérité ?" le Christ n'a pas répondu. Il avait répondu d'avance en disant : "Je suis venu porter témoignage pour la vérité." La vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l'esprit d'une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité. [...]. Mais comment désirer la vérité sans rien savoir d'elle ? C'est là le mystère des mystères. C'est en désirant la vérité à vide et sans tenter d'en deviner d'avance le contenu qu'on reçoit la lumière.»
"Je suis venu porter témoignage pour la vérité..." Quel homme politique peut dire une telle chose sans rire de lui-même ou sans se discréditer? Une "pensée pensante" ne peut voir la société capitaliste courir à si vive allure vers son propre anéantissement, voir à quel point les profits font des dégâts et les dégâts des profits, sans remettre en cause tout le système marchand dont découlent les inégalités, l'extinction de la biodiversité, le réchauffement de la planète, les risques de guerres, de famines et de maladies qui s'en suivent. Toute "pensée" pensant ainsi serait aussitôt amenée à abandonner l'humanité à son sort et de surcroît à s'en laver les mains! La faculté humaine n'est pas capable simultanément de deux soucis: la conformité à la norme et la nécessité de changer le système global, et bien au-delà de la seule politique, ce que Simone Weil ne pouvait entrevoir en 1943!
« Des pénalités qui atteignent presque tout — la carrière, les sentiments, l'amitié, la réputation, la partie extérieure de l'honneur, parfois même la vie de famille. Le parti communiste a porté le système à sa perfection. Même chez celui qui intérieurement ne cède pas, l'existence de pénalités fausse inévitablement le discernement. Car s'il veut réagir contre l'emprise du parti, cette volonté de réaction est elle-même un mobile étranger à la vérité et dont il faut se méfier. Mais cette méfiance aussi; et ainsi de suite. L'attention véritable est un état tellement difficile à l'homme, tellement violent, que tout trouble personnel de la sensibilité suffit à y faire obstacle. Il en résulte l'obligation impérieuse de protéger autant qu'on peut la faculté de discernement qu'on porte en soi-même contre le tumulte des espérances et des craintes personnelles. Si un homme fait des calculs numériques très complexes en sachant qu'il sera fouetté toutes les fois qu'il obtiendra comme résultat un nombre pair, sa situation est très difficile. Quelque chose dans la partie charnelle de l'âme le poussera à donner un petit coup de pouce aux calculs pour obtenir toujours un nombre impair. En voulant réagir il risquera de trouver un nombre pair même là où il n'en faut pas. Prise dans cette oscillation, son attention n'est plus intacte. Si les calculs sont complexes au point d'exiger de sa part la plénitude de l'attention, il est inévitable qu'il se trompe très souvent. Il ne servira à rien qu'il soit très intelligent, très courageux, très soucieux de vérité. Que doit-il faire ?»
Voilà une démonstration de l'état du monde, un peu longue mais qui explique bien mieux que la plupart des discours contemporains les raisons de l'écoanxiété de masse, de la désaffection de la politique et de ses acmés électorales, les millions de jeunes qui "bifurquent" et deviennent maraichers avec un bac+8, qui refusent de procréer, ou qui se réfugie dans un carpe diem consumériste et jouisseur sans même y croire vraiment, des innombrables burn out évitant le conflit, ces révoltes stériles et donc violentes, etc. Une part de plus importante de la société se refusera toujours à prendre le risque d'une erreur si la conséquence est d'en être fouetter. Comment "l'attention" peut-elle rester intacte en cette fin de cycle civilisationnel, face à un tel risque d'effondrement total?...
«Il en est exactement ainsi des partis politiques. Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu'il est impossible d'intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le jeu. Quiconque s'intéresse à la chose publique désire s'y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis.»
C'était simple en 1943 où l'ennemi était le nazisme dont personne ne croyait vraiment qu'il allait dominer le monde. C'est sérieusement plus difficile quand le risque est l'extinction de la vie sur terre et que personne ne connaît encore quelle peut être la solution raisonnable. Même les plus militants, les plus résolument optimistes, sont tenaillés par le sentiment d'impuissance. Il est plus simple de changer de parti ou de stratégie que d'abolir le capitalisme, l'argent, la démocratie représentative, l'extractivisme, le productivisme, la concurrence, l'échange marchand, et quelques dizaines d'autres choses de ce genre, tout en même temps, avant même avoir un récit cohérent qui serve de boussole, et si peu d'alternatives cohérentes qui servent de rames. Aussi, ceux qui restent soucieux du bien public, restent attachés au parti, au mouvement, au collectif, à l'association, au courant de pensée qui, à défaut d'apporter des réponses, offre au moins le sentiment d'appartenance à quelque chose qui nous dépasse…
«En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public. Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l'étendue d'un pays, pas un esprit ne donne son attention à l'effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité. Il en résulte que — sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites — il n'est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité. Si on confiait au diable l'organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux. Il faut avouer que le mécanisme d'oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l'histoire par l'Église catholique dans sa lutte contre l'hérésie. Un converti qui entre dans l'Église — ou un fidèle qui délibère avec lui-même et résout d'y demeurer — a aperçu dans le dogme du vrai et du bien. Mais en franchissant le seuil il professe du même coup n'être pas frappé par les "anathema sit", c'est-à-dire accepter en bloc tous les articles dits "de foi stricte" ».
"Anathéma sit" était la formule latine qui, dans les Conciles de l'Église catholique romaine, annonçait qu'une idée était déclarée non-canonique: "Si quelqu'un dit…, qu'il soit anathème!" Quiconque aujourd'hui qu'il est pour l'abolition de l'argent: Anathéma sit…! S'il conteste une COP, Anathéma sit…! S'il dénigre une politique économique ou environnementale, ou refuse une taxe qu'il juge inique: Anathéma sit…! S'il se bat contre une méga-bassine, un projet inutile et imposé, l'introduction de la 6G: Anathéma sit…! "Que celui qui dit la vérité soit exécuté" chantait Guy Béart… Après l'église catholique, c'est le néolibéralisme qui a le plus parfaitement instauré une inquisition, cette fois non par la question et le bûcher, mais par la novlangue, la marchandisation intégrale et les médias aux ordres… Saint Thomas, déjà, ne soutenait ses affirmations que par l'autorité de l'Église, à l'exclusion de tout autre argument. Car, disait-il, il n'en faut pas davantage pour ceux qui l'acceptent; et aucun argument ne persuaderait ceux qui la refusent.
«Ainsi la lumière intérieure de l'évidence, cette faculté de discernement accordée d'en haut à l'âme humaine comme réponse au désir de vérité, est mise au rebut, condamnée aux tâches serviles, comme de faire des additions, exclue de toutes les recherches relatives à la destinée spirituelle de l'homme. Le mobile de la pensée n'est plus le désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité avec un enseignement établi d'avance. [...] Ironie tragique, le mouvement de révolte contre l'étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle qu'il a poursuivi l'œuvre d'étouffement des esprits.»
Il est normal que l'économie marchande ait séduit l'Église et qu'en retour, le capitalisme ait soutenu l'Église. La même ambition totalitaire anime ces deux Institutions. Le va et vient permanent des idées et des innovations de l'une à l'autre a été constant. La fabrique du consentement inventée par l'église avec son développement de la morale de l'obéissance a été intériorisée par la morale républicaine jusqu'à nous faire aimer le salariat contre tout bon sens et toute logique, toujours au nom de l'obéissance à un dogme. Il est normal aussi que les partis politiques de gauche, les syndicats aient conforté les masses prolétaires dans l'idée d'un travail émancipateur, d'une productivité préparatrice du paradis sur terre, de la nécessité pour le peuple d'être représenté pour éviter l'anarchie, pour faire croire aux plus pauvres, privés même de travail, que la richesse ruisselait par nature! Il n'y a pas pire mensonge puisque celui-ci subsiste encore, en dépit du bon sens et de la plus simple observation.
«La Réforme et l'humanisme de la Renaissance, double produit de cette révolte, ont largement contribué à susciter, après trois siècles de maturation, l'esprit de 1789. Il en est résulté après un certain délai notre démocratie fondée sur le jeu des partis, dont chacun est une petite Église profane armée de la menace d'excommunication. L'influence des partis a contaminé toute la vie mentale de notre époque. Un homme qui adhère à un parti a vraisemblablement aperçu dans l'action et la propagande de ce parti des choses qui lui ont paru justes et bonnes. Mais il n'a jamais étudié la position du parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le parti, il accepte des positions qu'il ignore. Ainsi il soumet sa pensée à l'autorité du parti. Quand, peu à peu, il connaîtra ces positions, il les admettra sans examen. Si un homme disait, en demandant sa carte de membre : "Je suis d'accord avec le parti sur tel, tel, tel point; je n'ai pas étudié ses autres positions et je réserve entièrement mon opinion tant que je n'en aurai pas fait l'étude ", on le prierait sans doute de repasser plus tard.»
Il est difficile de ne pas faire le parallèle entre ce passage sur les églises et les partis, tout autant dogmatiques les uns que les autres. On y accepte, pour y rentrer comme y rester, l'intégralité du "paquet cadeau", de la doctrine, du catéchisme. Et dans les deux cas, la rupture est toujours difficile, voire considérée par celui qui part comme un divorce rarement "à l'amiable". Il faut savoir accepter que l'on se soit trompé d'église ou de parti, qu'on fasse le deuil des espérances attendue et des relations sociales qu'on y avait nouées. Quitter le Parti Communiste est aussi difficile que de quitter l'église romaine. Dans certains partis d'extrême droite ou gauche, c'est aussi difficile que de quitter une secte. C'est tellement plus confortable de ne pas penser!...
«Quant au troisième caractère des partis, à savoir qu'ils sont des machines à fabriquer de la passion collective, il est si visible qu'il n'a pas à être établi. La passion collective est l'unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l'âme de chaque membre. [...] La conclusion, c'est que l'institution des partis semble bien constituer du mal à peu près sans mélange. Ils sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. La suppression des partis serait du bien presque pur.»
La passion collective que suscite les partis politiques est flagrante, tant à l'intérieur des partis qu'à l'extérieur. Avec plusieurs décennies d'observation des activités de différents partis, je peux même prendre le pari que cette passion collective s'est continuellement aggravée au fur et à mesure que la doctrine sous jacente de ces partis devenait de plus en plus floue. Et surtout, l'évolution des pratiques et des actions de ces partis ont pour la plupart évolué dans le sens opposé à celui du départ sans que la doctrine officielle soit modifiée, ce qui ajoute au trouble et à la passion. Le Parti Socialiste actuel s'est "droitisé" en acceptant la loi du marché sans changer la doctrine sociale. Le Rassemblement National s'est "gauchisé" sans rien changer à ses dogmes nationalistes, racistes, et fascisants. Et on peut en dire autant de la plupart des autres partis. Un peu de fluidité dans les partis politiques serait la bienvenue, sous réserve que la doctrine évolue aussi et que cette évolution soit le résultat d'un véritable débat avec l'ensemble des membres et non au sein d'un seul comité directeur, d'un bureau de l'exécutif…
«Quand on fréquente amicalement celui qui dirige telle revue, ceux qui y écrivent souvent, quand on y écrit soi-même, on sait qu'on est en contact avec le milieu de cette revue. Mais on ne sait pas soi-même si on en fait partie; il n'y a pas de distinction nette entre le dedans et le dehors. Plus loin, il y a ceux qui lisent la revue et connaissent un ou deux de ceux qui y écrivent. Plus loin, les lecteurs réguliers qui y puisent une inspiration. Plus loin, les lecteurs occasionnels. Mais personne ne songerait à penser ou à dire : "En tant que lié à telle revue, je pense que..." Quand des collaborateurs à une revue se présentent aux élections, il doit leur être interdit de se réclamer de la revue. Il doit être interdit à la revue de leur donner une investiture, ou d'aider directement ou indirectement leur candidature, ou même d'en faire mention. Tout groupe "d'amis" de telle revue devrait être interdit. Si une revue empêche ses collaborateurs, sous peine de rupture, de collaborer à d'autres publications quelles qu'elles soient, elle doit être supprimée dès que le fait est prouvé.
Là, Simone Weil fait directement allusion aux médias (presse et édition) et le problème s'est maintenant étendu aux médias libres en ligne, aux réseaux sociaux et autres think tanks qui ne se privent pas de se revendiquer d'un parti, d'un mouvement, d'un courant de pensée et de soutenir une candidature politique non en leur nom propre mais au non de leur collectif, bien entendu sans demander l'avis de l'ensemble des membres du collectif…
«Bien entendu il y aura des partis clandestins. Mais leurs membres auront mauvaise conscience. Ils ne pourront plus faire profession publique de servilité d'esprit. Ils ne pourront faire aucune propagande au nom du parti.»
L'idée de partis politiques clandestins est amusante plus que réaliste. Néanmoins, il y aurait peut être une sorte de laïcisation de toute association politique à inventer. Une laïcisation qui concernerait les philosophies, croyances, idéologies dont chacun pourrait se réclamer sans l'imposer aux autres.
«D'une manière générale [...] on se dit : si c'était si simple, pourquoi est-ce que cela n'aurait pas été fait depuis longtemps ? Pourtant, généralement, les grandes choses sont faciles et simples. Celle-ci étendrait sa vertu d'assainissement bien au-delà des affaires publiques. Car l'esprit de parti en était arrivé à tout contaminer. Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige du pouvoir. On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position "pour" ou "contre" une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre.»
L'idée moderne, qui n'existait pas du temps de Simone Weil, de rassembler des groupes tirés au sort, donc sans préjuger de leurs opinions, croyances et doctrines, de les informer au point de les rendre experts d'une question qu'ils n'ont pas choisie mais qui impacte tous les citoyens d'un territoire, a fait ses preuves et remplacerait aisément les partis politiques. La cohabitation de plusieurs doctrines et philosophies sur un même sujet ne serait plus un obstacle mais une richesse…
«Quand Einstein vint en France, tous les gens des milieux plus ou moins intellectuels, y compris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour et contre. Toute pensée scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré regrettable, de l'esprit de parti. Il y a d'ailleurs dans ces milieux des tendances, des coteries, à l'état plus ou moins cristallisé. Dans l'art et la littérature, c'est bien plus visible encore. Cubisme et surréalisme ont été des espèces de partis. Pour avoir un nom, il est utile d'être entouré d'une bande d'admirateurs animés de l'esprit de parti. [...] Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée des enfants qu'en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit : "Êtes-vous d'accord ou non ? Développez vos arguments." A l'examen les malheureux, devant avoir fini leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq minutes à se demander s'ils sont d'accord. Et il serait si facile de leur dire : "Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l'esprit." Presque partout — et même souvent pour des problèmes purement techniques — l'opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s'est substituée à l'obligation de la pensée. C'est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée. Il est douteux qu'on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques.»
C'est là une logique qui découle directement de l'esprit marchand où la valeur n'a de sens que quantitatif. La rédaction sur un sujet imposé et sous la forme thèse-antithèse-synthèse est faite pour sélectionner, non les plus intelligents, mais les plus conformes à la doxa du moment. Une thèse totalement inédite présentée devant un panel d'universitaires risque fort de n'être pas validée quand elle démontre que l'impétrant a dépassé les capacités des maîtres!
Ce texte est à méditer au moment où se pose des questions aussi urgentes et criciales que l'extintion de masse de notre espèce. S'il faut l'adapter au style et circonstances du moment, sur le fond, et quelque soit l'option stratégique ou philosophique que l'on prendra, sortir de "l'esprit de parti" est une nécessité vitale....