Révolution et contre-révolution au XXI° siècle, André Tosel
Éditions de la Sorbonne, 2009, 432 pages
PDF Open Book 2019 en accès libre
Ce texte est un des chapitres de la 3ème partie du livre collectif réalisé sous la direction d'Olivier Bloch.
Olivier Bloch: (1930-2021) philosophe, professeur émérite à la Sorbonne,
André Tosel: (1941-2017) professeur de Philosophie à Nice-Sophia-Antipolis où il a dirigé le Centre de recherches d’histoire des idées.
«L’émergence de ce que l’on nomme mondialisation n’est rien d’autre que la troisième phase d’un processus aussi ancien que le mode de production capitaliste. Cette phase a commencé dans les années 1975 et elle exige l’extension du capitalisme à tout le globe, une fois achevées et vaincues les diverses tentatives qui, au xxe siècle, avaient essayé d’exploiter la brèche d’octobre 1917.»
Il est intéressant d'ouvrir cette réflexion par l'idée d'un cycle, qu'on peut aussi nommer période ou parenthèse, ce qui autorise à penser également le capitalisme comme un cycle, avec un commencement daté plus ou moins au début de la révolution industrielle anglaise, et une fin encore incertaine mais inéluctable. Un cycle n'est jamais qu'une période entre deux parenthèses, l'une qui s'ouvre, l'autre qui se ferme. On voit mal au nom de quoi le capitalisme et sa mondialisation échapperait au fonctionnement des cycles. A moins de croire, encore et contre toute évidence, au TINA de Magereth Thatcher.
«Le capitalisme mondialisé a réussi à imposer son hégémonie aux classes et couches sociales subalternes du monde entier en accréditant la conception libérale-libériste du monde fondée sur l’individualisme possessif.»
C'est cette hégémonie qui empêche nos contemporains, les élites intellectuelles autant que les prolétaires, de prendre conscience du changement de cycle, de la période moderne à la période postmoderne, de la période monétaire à la période postmonétaire, de sentir que nous sommes, pour un court instant encore, dans la période moderne et presque entrés dans la postmodernité. C'est ce qui permet à André Tosel de constater "le démantèlement des services publics et sociaux, la réduction drastique des emplois industriels et le chômage structural" et que "l’État de droit ayant pour objectif de remplacer l’État social devenu trop coûteux pour les classes dirigeantes économico-politiques".
«L’idée de démocratie sociale ne peut se substituer à celle de démocratie représentative de marché. L’âge des révolutions politiques est achevé.»
L'évolution de la politique française en cette fin d'année 2024 est symptomatique. D'un côté, le gouvernement brasse de l'air pour afficher un semblant de pouvoir, de l'autre, le peuple et les mouvements de gauches persistent à demander des réformes à ce gouvernement impuissant
«Et pourtant il n’a fallu qu’une dizaine d’années pour que cette conception libérale-libériste du monde commence à montrer ses failles.[…] Il semble possible à nouveau que ces contradictions puissent faire système et se condensent dans la perspective d’une résolution révolutionnaire inédite…»
J'aimerai bien le croire mais, ayant vécu de près la crise grecque dès son début en 2010, rien ne mesemble moins sûr. Il me semble qu'à la fin du capitalisme, le peuple restera confiné dans des stratégies de survie, leur ôtant ainsi toutes capacités révolutionnaires. La Grèce des années 2010-2020 nous l'a bien montré. Il y a toujours un exemple, dans un Etat ou l'autre, de résilience, de sursaut réformiste qui repousse le problème de fond de quelques années. Seule la chute mondiale du capitalisme mondialisé pourra sortir une majorité de citoyens de la servitude volontaire et la contraindre, une fois de plus par instinct de survie, à une révolution systémique (ou copernicienne si l'on veut)
«Mais il ne s’agit que d’un possible sur lequel pèsent de lourds obstacles qu’il convient de penser adéquatement pour pouvoir les vaincre...
C'est d'autant plus vrai que nous sommes prisonniers d'un cercle vicieux: rien ne sera résolu sans un changement radical de système et de ses paradigmes, opter pour d'autres paradigmes paraît trop colossal pour être crédible.
…pour que la possibilité de la révolution devienne une possibilité réelle, pas seulement formelle, il faut que la révolution devienne objet de désir des multitudes…"
Pour être un objet de désir, il faut que la révolution se dessine correctement et nous n'avons pas les outils adéquats. Tous ceux que nous possédons viennent du vieux monde et ne sont pas adapté au nouveau monde! Nous sommes contraints de nous appuyer sur un passé dépassé et d'imaginer un lendemain utopique (au sens de "non encore déterminé"). Ce qui peut intéresser, motiver, enthousiasmer, c'est sans doute la proposition concrète de bâtir un monde possible. Rappelons qu'étymologiquement enthousiasmer est formé sur le verbe ἐνθουσιάζω, "être inspiré " le préfixe ἐν, "dans", le mot θεός "dieu" étant inclus dans le verbe. Enthousiasmer les foules, c'est leur offrir une "inspiration digne des Dieux ". C'est peut être en leur donnant, ici et maintenant, mille possibilités de bifurquer, d'inventer des stratégies nouvelles, de retrouver la maîtrise de leurs usages…, ce que les postmonétaires généralement s'efforcent de faire.
«Le résultat de cette guerre permanente, chaude ou froide, a été une terreur structurelle qui a conduit le pouvoir à traiter ses adversaires réels ou imaginaires sur le mode colonialiste.»
Pour l'instant nos plus brillants intellectuels nous ont invités à "décoloniser nos imaginaires" mais sans les outils pour ce faire. Pourtant, nous avons des exemples du passé qui peuvent nous y aider: l'abolition de l'esclavage, du patriarcat, du travail des enfants, de la censure des idées ont suivi le même parcours du combattant que ce que nous préconisons, l'abolition de l'argent, de l'échange marchand, de la valeur comptable…
«La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores de la féodalité qui attachaient l’homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le froid "paiement comptant" ».
Il est de bon ton de critiquer la bourgeoisie bouffeuse de prolétaires, insolente et tyrannique. Et du coup on a oublié en effet qu'elle a été révolutionnaire. C'est peut-être un avertissement pour ceux qui rêvent d'un mouvement de masse, de la convergence des luttes. C'est peut-être de la classe moyenne, actuellement majoritairement bourgeoise, que viendra la révolution. Le capitalisme lui a donné quantité d'armes sous-employée. En outre, la classe ploutocratique qui est au-dessus est de plus en plus minoritaire et inconsciente du réel auquel elle n'a pas eu à se confronter. En revanche la classe qui est en dessous de la bourgeoisie, ouvriers, employés, à la limite de la pauvreté, ne rêve depuis des décennies que d'accéder à la bourgeoisie dont elle a fait son modèle de progrès social. Si la bourgeoisie se révolte, le peuple, même devenu "populace" à force de coups bas, la suivra et nous comprendrons alors que nous n'étions à genoux que pour la simple raison de croire trop puissants les milliardaires et leurs chiens de garde politiques, médiatiques, industriels. Mais ce mode de pensée me semble découlé du mythe de l'Histoire qui se répète. C'est peut-être la première fois dans l'histoire de l'humanité que l'on trouve d'authentiques "révolutionnaires" dans la grande bourgeoisie, dans la classe moyenne-basse, dans la classe dite populaire. Les "bifurcateurs" qui viennent des jeunes et des vieux, des diplomés de grandes écoles et des ouvriers peu diplomés, issus des campagnes comme des villes. C'est un milieu transversal, ce qui est original. Et s'il y a une lutte des classes c'est essentiellement entre une classe moderne bien ancrée dans les vieux modes de pensée, et la classe postmoderne aux modes de pensée hétérogènes et balbutiants.
« Le procès de production est par-delà le bien et le mal, il est absolu en son concept et cet absolutisme se traduit par son manque absolu de pitié. Il est impitoyable, ne respecte rien ni personne, à l’exception de sa loi qui se manifeste dans l’indéfini de la recherche du taux de profit financier le plus élevé.»
Et le seul moyen de stopper net ce procès de production, c'est de le priver de son sang, de son fluide vital: l'argent, le profit… Si l'argent a été le pivot autour duquel s'est construit toute la nébuleuse capitaliste, il est pensable que l'absence (ou abolition) d'argent soit un nouveau pivot qui mette en synergie les envies, les rages, les rêves, les innovations d'une révolution copernicienne.
«Tout peut être liquidé comme l’ont été les deux mouvements antisystèmes, le mouvement ouvrier et le mouvement anticolonial pour l’indépendance nationale.»
La remarque est judicieuse. Les mouvements ouvriers et écologistes se sont bien rassemblé sous le slogan "Fin du mois, fin du monde" ! Ces deux types de contestations les grands oubliés du capitalisme et ne font guère dévier le système sinon dans des marges très restreintes. Pourtant, le nombre des seuils environnementaux irréversibles qui ont déjà été franchis (7 sur 9) et le seuil de pauvreté est dépassé par de plus en plus de monde, y compris par ces travailleurs que l'on dit pauvres. Il reste cependant le piège suprême de la transition. Ecologique ou prolétarienne, la transition qui tente de passer en douceur du capitalisme à autre chose est le meilleur moyen d'éviter la révolution. La douceur est "capitalo-compatible".
Les alternatives locales forment un autre type de danger, celui de confondre la marge et la page. Les alternatives fleurissent depuis le Moyen-âge sans avoir rien changé sinon pour quelques malheureux exclus, à la marge. Et quand bien même elles seraient héroïques et séduisantes (genre Emmaüs ou les Restos du cœur) elles sont toujours moins impactantes que le capitalisme. On croit facilement être révolutionnaire tout en s'échinant à «gérer vertueusement les misères les plus intolérables en s'imaginant que cela relève d'une politique humaine ou progressiste.» (Une splendide phrase du "Manifeste pour les produits de haute nécessité" lors du soulèvement aux Antilles françaises de 2012). Les alternatives sont à faire parce qu'il y a nécessité, urgence, mais surtout pas à prendre pour des solutions. Tout bon capitaliste se réjouit quand une belle alternative perdure, se développe, s'enracine dans nos procès coutumiers. C'est pour le capitalisme un excellent soin palliatif!...
«Comment construire un projet capable de transformer l’ordre de la société si cette société peut éviter d’être remise en cause par la multitude de désirs antagonistes, si elle détruit préventivement toutes les formes d’action collective posant la question du système ?»
André Tosel se pose la question, c'est déjà bien et suffisemmant rare pour être remarqué. La plupart de nos contemporains, même militants, faute de n'avoir jamais entendu la moindre explication sur le fonctionnement des systèmes complexes, comme la société, l'économie, l'écologie, prennent les problèmes un par un, par catégorie, et ignorent les interactions entre tous ces éléments disparates...
«La question de la révolution est celle de savoir si les masses atomisées et impuissantes peuvent conquérir un degré effectif de puissance d’agir et de penser. Or, la situation actuelle est pour l’instant aporétique.» (Aporétique: situation où aucune solution apparaisse malgré nos capacités de raisonnement NDLR).
Le capitalisme ne cesse de nous mettre devant des choix impossibles: la liberté ou la sécurité, perdre sa vie ou la gagner, être empathique mais en compétition… La liste des injonctions paradoxales inventées par le capitalisme est infinie, et c'est cela une situation aporétique.
«Comment penser la possible émergence d’aspirants révolutionnaires dans une situation anthropologique où les individus des classes subalternes sont pris dans le dilemme suivant : ou bien être voués à l’impuissance, au degré minimal de liberté et de sécurité, ou bien se réfugier dans des communautés imaginaires supposées apporter un peu de liberté et de sécurité au prix de violences autodestructrices ? Si le capitalisme liquide transforme jusqu’aux modes de transformation eux-mêmes, peut-on et comment transformer l’idée révolutionnaire elle-même ? On ne peut répondre à cette question qu’en prenant en compte la totalité de la condition ontologique actuelle, en la réfléchissant comme celle de la guerre puisque désormais la guerre globale est devenue notre horizon…»
On ne fera émerger des aspirants révolutionnaires qu'en reliant collectivement l'une à l'autre chacune des situations aporétiques qu'ils auront individuellement rencontrées, jusqu'à ce qu'en émerge la cause première… On fera émerger le désir de révolution quand on aura éradiqué les slogans tels que "Fin du monde, fin du mois, même combat", lequel légitime la lutte pour le pouvoir d'achat. "Fin de l'argent pour éviter la fin du monde et les fins de mois" serait tout de même plus "enthousiasment"!....
Si les co-auteurs du livre dirigé par Olivier Bloch sont de la même teneur, tout n'est pas encore perdu… Il semble nécessaire que ce livre dans son intégralité soit trouvé et commenté. Il est probable qu'il soit de la même veine.