Servir chez les riches, Alizée Delpierre

La découverte, 2022, 183 pages.

 Delpierre.jpeg               En s'appuyant sur une enquête immersive de plusieurs années, ce livre lève le voile sur les relations quotidiennes entre ceux qui servent et ceux qui sont servis. Elizée Delpierre est sociologue, chercheuse post doctorante à SciencesPo/CNRS.

                Les domestiques à plein temps (généralement de 8 à 10h par jour, souvent plus) sont majoritairement des femmes et se déclinent en gouvernantes, femmes de chambre, cuisinières, nannies, lingères. Les hommes occupent les postes de majordomes, valets, chefs cuisiniers, chauffeurs. Les riches sont des couples avec enfants, la femme donnant les ordres, les hommes versant les salaires. Ils sont choyés par leurs domestiques toujours à disposition, jour et nuit puisqu'ils dorment dans la maison des patrons ou à proximité immédiate. Travaillant dans le silence et le secret du domicile, les domestiques sont invisibles.

                Depuis longtemps la richesse des grandes maisons se mesure au nombre de domestiques qui y travaillent. Le personnel incarne la soumission, leurs patrons la domination mais dans une promiscuité statistiquement exceptionnelle entre individus situés aux antipodes du monde social. Le propos du récit est de comprendre les points de vue respectifs et non de se focaliser sur un unique groupe social. Les riches de cet ouvrage comptent parmi les plus fortunés, multimillionnaires, milliardaires pour certains. Leurs fortunes sont d'origines héréditaires ou récentes selon les cas.

                Du côté domestiques, on trouve des immigrés pauvres autant que des français diplômés. Les clivages sociaux ne marquent pas seulement une distance entre patrons et domestiques mais aussi entre domestiques. Leur expérience est marquée par une solitude, une sorte d'éclatement qui contrastent avec la manière dont les riches forment un collectif soudé et sûr de lui-même.

Mécanique de l'exploitation dorée : Avec une abondance d'argent, la gamme des services peut s'étendre considérablement et les domestiques constituent à leurs yeux une partie de la classe servile plus vaste à laquelle ils peuvent demander une multitude de tâches, tout en étant soucieux d'entretenir une image de "bons patrons". La logique est d'acheter au prix fort l'investissement au travail illimité des domestiques: salaires de 8 000€, primes, sacs Chanel et chaussures Louboutin, montres de luxe, consultations médicales chez les plus grands spécialistes, écoles privées pour les enfants. En travaillant chez les riches, les domestiques accèdent à ce qu'ils ne pourraient espérer ailleurs. Rien à voir avec les femmes du film de Ruffin "Debout les femmes". Mais derrière le cadre doré, l'exploitation y bat son plein. Alors qu'elles offrent des possibilités d'ascension sociales parfois fulgurantes, les grandes fortunes maintiennent coûte que coûte l'ordre social, les hiérarchies de genre, de race. Les riches sont toujours les grands gagnants. Ils s'achètent le droit de dominer, sans distance, sans respect, sans répit au motif que les domestiques "font partie de la famille.

Le rêve des domestiques:

Marius, roumain, 12 000€ par mois, tous les hivers aux Seychelles, île Maurice, Nouvelle Calédonie, Saint-Barthélémy, les paradis des riches. Son patron emploie trois personnes dans son appartement de New-York, 5 sur la côte d'Azur, 13 dans son domaine des Seychelles.

Fatou, née au Mali, arrivée en France à 13 ans, bonne à tout faire dans la région parisienne. Patrons issus de la noblesse (Mr le Comte). Appartement classique mais qui vaut très cher avec des objets rares et précieux. C'est impressionnant et ça rend timide. Elle loge dans un petit appartement annexe avec son mari et ses enfants. Elle a très peu de temps libre à leur consacrer. Elle admire ses partons et a pris un peu de leur langage: "une belle famille, dans une belle maison, au bon goût…" Elle est convaincue que le "bon goût" de ses patrons est supérieur à ses "goûts personnels" (violence symbolique).Elle gagne plus de 2 200€ par mois, plus les primes, les vacances payées, logée, nourrie, blanchie, soins médicaux et dentaires, multiples cadeaux "précieux". C'est plus que la moyennefrançaise des revenus.

Violette, 5 600€/mois hors primes, espère devenir gouvernante (poste élevé dans la hiérarchie domestique). Elle a un beau carnet d'adresses: le capital relationnel accumulé dans le monde des riches offre des opportunités pour décrocher des postes plus valorisants et de progresser dans leur carrière.

Solal, cuisinier particulier, 34 ans, parents épiciers, a eu la chance d'être embauché par des aristocrates anglais. Le modèle de "l'illusio": se laisser prendre au piège du "jeu qui en vaut la chandelle". Il fait partie de la domesticité diplômée (au plan professionnel et intellectuel). La culture, le raffinement des domestiques augmente la notoriété des patrons. En retour, les domestiques apprennent les codes de la noblesse et de la grande bourgeoisie. "Mes patrons me grandissent"!

Filipa, argentine de 46 ans, mère de 3 enfants, divorcée. Elle assiste sa patronne dans son travail (maison d'édition), mais sans jamais avoir le droit de donner un avis, de participer à une décision: chacun à sa place! Des relations de type parents-enfants ou maître et élèves. Côté patronnes, beaucoup affirment que leur employée est "comme leur fille". L'asymétrie entre patrons et domestiques est compensée par le fait que les patrons parlent et agissent comme des bienfaiteurs. C'est une forme de violence symbolique.

Ce que veulent les riches: Les riches ont "besoin" de domestiques, c'est indispensable avec leur mode de vie, ça fait partie de leur culture, c'est un privilège, c'est un besoin non un confort. La récurrence du mot besoin interpelle."Il faut": cf un rapport d'enquête de l'église catholique des années 1960: "Il existe un certain esclavage du milieu qui entraîne à donner de grandes réceptions masquant une vie quotidienne très rétrécie." Cette obligation de "tenir son rang" est toujours d'actualité. Avoir des domestiques sépare d'emblée les riches des autres. Avoir des domestiques c'est ne pas déchoir. Des riches sans domestiques sont sans cesse exclus des conversations des voisins au sujet des domestiques. Sans domestiques on a des relations, mais pas des relations dignes de son nom, pas de proximité. Ce n'est pas simple pour les nouveaux riches qui n'ont pas encore la classe et dont les domestiques sont "faux", mal habillés, mal éduqués…"Ils emploient des domestiques comme ils achèteraient une voiture de collection dans le but de s'exhiber!" Les vrais riches sont capables d'embaucher du personnel uniquement pour soigner quelques roses dans la serre (un vrai spécialiste diplômé) ou autres choses de peu d'importance… En revanche, les "nannies" qui s'occupent des enfants doivent sortir d'écoles spécialisées, et sont triées sur le volet pour que les enfants soient ensuite à la hauteur de leur position. En délégant le travail domestique et parental, les grandes fortunes dégagent du temps pour se consacrer à leur travail, à leurs loisirs et à leurs relations sociales. Employer des domestiques, n'est pas une affaire de "petit confort" ou de "caprice de riches": il s'agit d'une condition de la domination économique.

                Les rôles dans le couple sont bien définis: la femme gère le personnel, l'homme paye. L'homme n'est au courant en rien des "histoires de bonnes femmes". Les femmes en sont ravies car "elles n'ont pas la rationalité nécessaire pour les questions d'argent, de salaires". Rien n'a changé depuis le 19° siècle. Pour autant, avoir des domestiques à plein temps ne libère pas les femmes de tout travail reproductif: leurs contraintes se déplacent, c'est tout. Elles assument et intériorisent le rôle qui leur est assigné dans leur milieu social. Être mère n'est pas s'occuper à plein temps des enfants mais de leur offrir des "moments relationnels de qualité". Elles ne font pas le ménage mais gèrent les femmes de ménage avec talent et application. Ce n'est pas une mince affaire.

                Tout est dans le détail: épisode de la lingère qui se fait gronder car elle a mis des épingles de couleurs différentes pour étendre les draps dans le jardin. "Cela se voit de la villa d'à côté et c'est du plus mauvais effet!" Ce sont ces détails qui marquent la distance sociale qui sépare les riches de leurs domestiques et la domination sur eux.

Amor, 32 ans, Philippines, interviewée dans un bar: elle reçoit un SMS de sa patronne tous les quart d'heure: "M. & Mme X viennent pour le thé. Attention allergie aux fraises." Amor le sait depuis des années mais accepte le rappel. Mme exige des journées de 5h du matin à minuit…

                Les domestiques sont bien organisés en réseau pour trouver du travail, apprendre à négocier un poste et des salaires… souvent des réseaux par nationalité. Pour trouver un bon patron, rien de tel que le bouche à oreille interne à la profession.

                Côté patrons, l'idéal est la relation stable, les emplois dans la durée. Ils cherchent sans cesse "la perle rare" qui connaît tout de ses patrons, qui sait satisfaire les désirs les plus fous, doit être discrète et silencieuse mais toujours présente, dévouée et fidèle et si possible agréable à regarder sans trop attirer les regards (si c'est une femme).

                Il existe des formations accélérée et intensive pour les gens de services pour apprendre "l'art du service à la française". Les riches veulent des domestiques passionnés, qui ne servent pas pour l'argent mais par plaisir et dévouement!... Dans cette branche le CV a peu d'importance. Il suffit que celle qui embauche puisse contacter les anciens patrons.

Une question de race: Les stéréotypes racistes ont des effets réels et directs sur les pratiques. La race est un critère positif ou négatif d'embauche sans le moindre tabou. Les ivoiriennes sont de bonnes nounous, les arabes sont bonnes cuisinières, les noirs sont robustes mais nonchalantes… Les domestiques le savent et intègrent les clichés comme arguments d'embauche, quitte a s'attribuer les qualités supposées des africaines quand on est antillaise. La touche d'exotisme est intéressante mais il ne faut pas en abuser. A l'inverse il faut faire attention aux odeurs. "Sentir les épices" n'est pas bon signe, savoir cuisiner épicé est bien. Venir d'un pays sous-développé est à double tranchant (être l'Algérien de service avec les bons côtés de l'Algérien…, être noir et ne pas avoir le sens du rythme…, user du syndrome Kinder: Marron dehors, blanc dedans…A tout moment, l'essentialisation des races peut se retourner contre le racisé… L'essentialisation des races existe aussi du côté employés: les nouveaux riches donnent de bons salaires, les aristocrates sont radins, les !américains cool, les Français stressés, les Russes colériques, les Chinois fourbes, ceux du golfe persique esclavagistes…  

Les riches ne voient pas les domestiques alors que par ailleurs ils les exhibent comme un apparat devant les autres riches.

                La tension entre disponibilité et invisibilité tient de la confusion spatiale entre scène et coulisses, surtout quand les coulisses manquent d'espaces. Jongler entre l'habitus bourgeois et l'éthos de la servilité!...

                Quand les domestiques redeviennent aux yeux des patrons des êtres humains, les patrons se demandent ce qu'ils pensent, ce qu'ils font, et fantasment. C'est parfois angoissant!...  Il existe un décalage entre le discours de valorisation et de bienveillance que les grandes fortunes tiennent devant leurs domestiques et certains de leurs actes ou propos. Dans la même phrase: "ils font partie de la famille" et "on a parfois du mal à les supporter". X se fait vouvoyer par la domestique qu'elle appelle ma "fille", mais est tutoyée par ses enfants.               

                Législation: la domesticité est entrée dans le code du travail qu'en 1973. Première convention collective en 1951. On peut lire des propos effarants, encore récents sur le sujet: "ce mot de convention collective me fait horreur. On va arriver à la guerre entre employeurs et employés avec des choses comme celles-là! On va détruire tout l'esprit de famille qu'il pouvait encore y avoir!..." Les riches appellent cela de la "fluidité", de la "simplicité". De toute façon, les moyens de contourner la loi sont nombreux pour les riches: déclarer un domestique employé de magasin pour faire passer les salaires sur une entreprise détenue par les patrons…

                Impressions personnelles: Le plus passionnant dans ce récit, c'est qu'il n'y a de la part de l'autrice-enquêtrice, aucun jugement de valeur entre les riches patrons et les employés. Nous sommes plongés dans une relation symbiotique de dépendance mutuelle qui fait penser à une forme de  prostitution assumée. On se demande jusqu'où sont prêts à aller les serviteurs zélés dans la soumission, jusqu'où sont capables d'aller les patrons dans l'abject. Mais n'est-ce pas ce que nous vivons tous dans le cadre quotidien du capitalisme ordinaire? Nous voyons bien que notre belle démocratie, libre, égalitaire et fraternelle, n'est en réalité qu'un système de servage cruel, que nous y collaborons tous peu ou prou en tant qu'acteurs économiques (même Rmistes), par quantités de petites compromissions banales, par nos complaisances vis-à-vis du puissant à qui on attribue du "mérite" et de l'intelligence, par nos acceptations de petites injustices, de servitudes volontaires…

Édifiant!... Et dire que certains s'imaginent que la lutte des classes est de l'histoire ancienne. Le pire, c'est peut être l'asservissement volontaire côté employés, la totale absence d'empathie côté patroons. Les premiers sont prêts à toutes les bassesses pour quelques avantages financiers, les seconds sont totalement "hors sol" et sans vergogne. L'argent est capable de mettre en exergue ce qu'il peut y avoir de pire chez les humains....