Vivre sans?... Frédéric Lordon
Editions La Fabrique, sept. 2019, 286 pages
Commentaire complet ici
Quatrième de couverture :«C'est peut-être le discours le plus dynamique dans l'imaginaire contemporain de la gauche, mais ce qui fait son pouvoir d'attraction est aussi ce qu'il y a de plus problématique. Car il nous promet la "vie sans ": sans institutions, sans État, sans police, sans travail, sans argent -"ingouvernables". La fortune de ses énoncés recouvre parfois la profondeur de leurs soubassements philosophiques auxquels on peut donner la consistance d'une "antipolitique" entendue soit comme politique restreinte à des intermittences ("devenirs", "repartages du sensible") soit comme politique réservée à des virtuoses ("sujets", "singularités quelconques"), soit enfin comme politique de la "destitution".
Destituer, précisément, ce n'est pas réinstituer -mais le pouvons-nous? Ici, une vue spinoziste des institutions répond que la puissance du collectif s'exerce nécessairement et que par "institution", il faut entendre tout effet de cette puissance. Donc, le fait institutionnel est le mode d'être même du collectif. S'il en est ainsi, chercher la formule de "la vie sans institutions" est une impasse. En matière d'institution, la question pertinente n'est pas "avec ou sans?" -il y en aura. C'est celle de la forme à leur donner. Assurément il y a des institutions que nous pouvons détruire (le travail), d'autres que nous pouvons faire régresser (l'argent), d'autres enfin que nous pouvons métamorphoser. Pour non pas vivre sans, mais vivre différemment…
C’est un curieux livre que nous propose ici l’excellent Frédéric Lordon. Partant d’une vue spinoziste des institutions, il s’attaque à tout ce qui voudrait destituer ce qui répond à la puissance du collectif, sans en rien réinstituer. Le fait institutionnel est le mode d’être même du collectif et la vie sans institution est une impasse. Jusque-là, Spinoza ou pas, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur !
Où donc Lordon va-t-il chercher les imaginaires du vivre sans ? Dans les ZAD contre l’État ? Dans la manifestation contre la police ? Dans la fin du travail, de l’argent, de la politique ?...C’est apparemment dans les slogans (se rendre ingouvernable), dans un état d’esprit qui ne voit que l’enfer dans les institutions (certes souvent kafkaïennes). La question n’est pas simple puisque lui-même reconnaît qu’il y a des institutions que nous pouvons détruire (le travail), d’autres que nous pouvons faire régresser (l’argent), d’autres enfin que nous pouvons métamorphoser…
Le chapitre consacré à l'argent fait 35 pages et il m'en a fallu une trentaine pour analyser ses arguments. Je peu donc le reproduire ici, ce serait au dépend des autres chapitres tout aussi intéressants mais mon petit essai critique est disponible en PDF ici. sur le chapitre consacré à l'argent, que j'ai écrit peu après la parution du livre, est joint au dossier.
L'enfer des institutions.
Lordon signale dès le départ que si l'on veut "sentir" l'époque, le point de départ, en toute généralité, est bien celui-là: l'imaginaire. C'est bien ce que nous prétendons aussi. Le problème que nous posons étant bien systémique, tout est à remenser dans un cadre différent de celui en cours. Sans modèle ni sagesse ancestrale, il nous faut bien imaginer...
«Tout justifie donc de se demander ce qu'il y a dans cet imaginaire politique contemporain. De quoi est-il fait? Quelles sont les ressources, les images de désir qu'il offre à un élan politique? Destituer, se rendre ingouvernable,vivre sans institutions, abolir l'argent, en finir avec le travail, sortir de l'économie… Nous avons ici énoncés nouveaux. Donc un nouveau plan de désir qui prend consistance. [...] C'est vrai, les Institutions c'est l'enfer. Les intéressés le savent et désespèrent.... Mais nous dit Lordon, les institutions sont une nécessité incontournable pour toute société, tout comme la division du travail, qui engendre la division du pouvoir, et les enjeux de pouvoir perturbent les enjeux fonctionnels. Il n'empêche que pour lui, destituer, se rendre ingouvernable, vivre sans institutions, abolir l'argent, en finir avec le travail, sortir de l'économie, c'est un contresens tragique! Peu importe ce qu'elle fait, l'institution doit survivre! Si Lordon reconnait que vivre sans institutions dispose d'un pouvoir d'attraction inoui mais que ce n'est pas une raison pour y céder.
Or, qu’y a-t-il au-delà de l’institution et du salariat sinon l’univers de l’échange marchand accompagné de son médium-argent ? Comment Lordon refuse-t-il d’admettre le lien indéfectible et réciproque entre pouvoir, puissance? Comment donc peut-il refuter toute idée d’abolition de l’argent ? Son discours n’est-il pas une ultime ruse intellectuelle pour persévérer dans la naturalisation d’un choix institutionnel, celui de l’échange marchand ?.... La réponse est peut-être dans l'ancrage spinoziste de Lordon. Rappelons que Spinoza (1632-1677), d'origine espagnole-séfarade, ayant fui l'inquisition ibérique pour s'établir aux Pays-Bas, était rationaliste, mais tout autant théologien comme tous les gens de son temps. Quelle que sit la puissance de sa pensée, elle est à replacer dans son contexte historique sous peine d'anachronisme. Proudhon était affreusement antisémite, Jules Ferry horriblement colonialiste comme la majorité de leurs contemporain, ce qui n'empêche pas que l'on puisse retenir d'eux quelques belles fulgurances.
p.36, Lordon déclare: «Si toutefois je trouve un mérite à la politique comme nombre, c'est parce qu'elle a un peu plus de chances de ne pas oublier où se trouvent les grands gisements de force, ni par quoi il est le plus probable qu'ils se mettent en mouvement. C'est pourquoi je crois que ce que j'appelle "l'éthique du désastre" se trompe quand elle croit pouvoir se prolonger im-médiatement en "éthique du salut"». C'est en somme l'argument classique du nombre de personne au-delà duquel certaines choses deviennent impossible. Une petite communauté peut vivre sans argent, en cultivant une totale autonomie par exempel, mais pas une nation de dizaine de millions de sujets. "Votre société postmonétaire sur une petite île du pacifique ,oui, mais en France, aux USA, en Chine, c'est de l'utopie pure". C'est là un argument qui ne tient (volontairement?) pas compte de la technologie, des hasard de l'histoire. On a vu les changements radicaux qu'a apporté en très peu de temps l'imprimerie, et le numérique est en train de faire le même effet mais en puissance et rapidité décuplées. Le smartphone en vingt ans s'est imposé comme l'outil le plus incontournable et a créé des institutions nouvelles impensables au siècle dernier (à commencer par les réseaux sociaux). Mais la question du nombre ou de l'éthique semble tarrauder Lordon qui y consacre deux grands chapitres, pp. 39-124 sur les différentes philosophies de l'antipolitique (Deleuze, Rancière, Badiou, Agemben) et pp.125-219 sur l'État à prendre ou à laisser, sur la dialectique du constituant et du constitué.
Ces deux chapitre ne manquent pas d'intérêt mais demanderaient un développement critique trop long pour le format des comptes-rendus de lecture. J'y reviendrais plus tard sous l'onglet "Blog" du site.
Lordon en introduction du "Sans argent?" nous donne une définition de l'économie: « J’appelle économie l’ensemble des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle collective. » Ce qu'il y a donc de plus important dans la vision du monde selon Lordon serait "la reproduction matérielle collective". Il n'a pas tort, bien que dans notre société totalement marchandisée, la reproduction matérielle (ce qu'il faut produire pour simplement survivre) soit indissociablement intégrée dans la production tout court. Pour survivre il nous faut a minima quelques légumes, fruits et céréales, de l'eau potable, les soins d'urgence en cas d'accident, de quoi résister aux intempéries, à la froidure... Lordon a une vision un peu simpliste du problème: En clair, soit nous acceptons l’argent, la monnaie, la banque, les échanges internationaux, soit nous produisons individuellement tout ce qui est nécessaire à notre survie, au moins regroupés en microsociétés, rejetant ainsi toute technologie qui réclame l’enrôlement d’un grand nombre d’acteurs. Pour lui, c'est autour du binôme propriété/salariat que s’offrent le plus de marges de manœuvre et non dans l’abolition pure et simple. Il rappelle que dans les sociétés primitives le partage des biens dégénère en luttes terribles quand la disette passe au-dessus d’un seuil critique, et qu’il faut donc un régulateur, fonction que remplit parfaitement l’argent. L’argent permet, en disette comme en abondance, de mettre fin au chantage à la subsistance, de mettre fin à la vie prise en otage, puisque c’est bien ainsi que le capitalisme procède pour enrôler : en mettant en balance la soumission et la survie...
Lordon a parfaitement raison au sujet de notre société capitaliste: il nous prend en otage et nous enrôle dans un travail via le médium argent sans lequel il n'y a plus de reproduction matérielle possible. C'est justement ce que dénoncent les postmonétaires: Si tu veux survivre sans mourir de faim et de froid, travaille et tu auras de l'argent pour t'acheter toi-même. Au Moyen âge les bandits des grands chemins réclamaient "ta bourse ou ta vie" le capitalisme réclame "le salariat ou ta vie"! Si ce n'est pas du travail forcé, c'est quoi? En revanche, il a une vision des "primitifs" tout à fait partielle et partiale. Entre le néolithique et le 20° siècle, nombre de sociétés ont vécu sans argent, sans marchandises, sans disette non plus et sans guerres pour la survie (les guerres d'honneur, de territoire, de renouvellement génétique via le rapt des femmes et quelques rares conflits idéologiques leur suffisaient... Les fablabs, les sociétés coopératives, les systèmes d'échange et les magasins gratuits se développent dans le monde entier avec succès et sans la nécessité de l'enrôlement de masse. Certes, ce serait plus compliqué pour la construction d'un EPR, pour envoyer des humains sur Mars, pour produire à tout-va des SUV et des Teeshirts à 5€ pièce, mais est-ce l'essentiel de la reproduction matérielle? N'y a-t-il aucun projet réclamant une masse importante de travailleurs et des qualifications les plus variées, qui puissent s'imaginer à l'ère du numérique? Monsieur Lordon est mal renseigné et n'a visiblement jamais rien lu sur l'ère postmonétaire! Il lui suffirait de feuilleter ce site pour constater que déjà des Constitutions ont été écrites, des villes ont été imaginées, des institutions de santé, d'éducation, de justice et police ont été pensées dans un cadre a-monétaire. Le global nous intéresse autant que le local, même si ces recherches encore balbitiantes se concentrent à titre expérimental sur de petites échelles.... Même l'industrie chimique ou la science biologique commence par l'éprouvette avant de penser production de masse!
Voilà ce qui arrive quand on naturalise l’échange marchand et son médium argent, qu’on en fait l’unique et incontournable condition d’existence d’une quelconque civilisation. Mais Lordon pourrait a minima reconnaître que la nature produit, échange, partage, délègue, exploite, se reproduit, sans aucune des tares spécifiques à l’homme (la concurrence, l’extinction d’une espèce par une autre, le gaspillage, la guerre, la pollution, l’inégalité…). La simple photosynthèse produit plus que l’homme, sans laboratoire high-tech, sans question de valeur, sans profits financiers, avec une extraordinaire résilience face à tous les aléas. Nous peinons à décarboner nos productions alors que la nature réussit bien mieux que nous dans ce domaine: elle stocke le carbone, le recycle dans les sols via les microorganismes, pendant que l'homme stérilise ses terres arables. Il se contente de "réduire ses émisssions", une goutte d'eau dans l'océan!
J'ai relevé une étrange phrase: «…tous les corps sont des totalités, mais des totalités composées. Dans la nature, il n’y a que des composés. Et, partant, que des composants. Chaque corps est composé de composants de rang inférieurs, et composant des composés de rang supérieur… C’est de l’ontologie spinoziste ! Voilà qui nous soulage ! On peut être fan de Spinoza (1632-1677) et prôner une société moderne a-monétaire ! Que Spinoza ait pu imaginer la nature de cette façon est compréhensible. Mais Lordon, au XXI° siècle!.... Il n'était pas possible jadis d'avoir une compréhension des systèmes complexes de la nature. Mais aujourd'hui, il est regrettable que certains, prétendant changer le monde pour le rendre meilleur, se cantonent encore à des observations anamlytiques excluant toute approche systémique!
Rien n'est perdu, il est incertain mais possible que nos élites intellectuelles s'accordent sur quelques principes propres à la nouvelle époque "postmoderne" qui s'ouvre et abandonnent, avant qu'il ne soit trop tard, les cadres de pensée et les outils cognitifs de "l'ancien monde moderne" qui se referme sur leurs certitudes....