Pour un nouveau pacte avec le vivant,
Editions Flammarion-Climat, 323p., février 2023
Guillaume Faburel est géographe, professeur à l'université Lyon 2 et chercheur à l'UMR Triangle. Il est l'auteur des Métropoles barbares et du Manifeste pour une société écologique post-urbaine. Partant de ses compétences de géographe, il étudie la place prise par les métropoles dans nos sociétés et en déduit une sévère critique d'un capitalisme débridé qui ne peut mener qu'à l'effondrement du système global. En ce sens, il apporte beaucoup d'eau au moulin des postmonétaire….
Quatrième de couverture: Les grandes villes sont responsables des crises majeures de notre temps. Elles imposent des rapports consuméristes et productivistes au monde sans offrir en retour une écologie à la hauteur de la dévastation orchestrée par l'idéologie urbaine. L'équivalent d'une ville comme New York sort de terre tous les mois dans le monde. Les cent premières villes de France ont trois jours d'autonomie alimentaire. Les métropoles deviennent des fournaises. Et le sentiment de leur invivabilité prévaut chaque jour davantage.
Pour enrayer ce mouvement mortifère, il ne s'agit pas seulement de changer de civilisation, mais de changer ce qu'est la civilisation, de développer la recherche d'autonomie comme mode de vie, dans ce qu'elle recrée de proximité et de solidarités, en faisant le choix d'une autre abondance, celle de la vie. Le monde d'après est là.
Paysannerie revivifiant les ruralités par une agriculture non prédatrice, redéploiement de l'artisanat, multiplication des lieux d'expérimentation, redécouverte de savoirs aujourd'hui discrédités, réappropriation de l'ingéniosité libératrice des individus et des collectifs: tel est aujourd'hui le fondement révolutionnaire d'un nouveau pacte avec le vivant.
Notes et commentaires: Extraits du texte en italliques noires et commentaires en bleu
Faburel part du constat que les limites planétaires ont quasiment toutes été, une à une, franchies et qu'il est temps de "radicalement bifurquer". En bon géographe, il fait le parallèle avec la ville "symbolisant l'accès de la grande majorité à de meilleures conditions de vie… Tous urbains, voilà le credo dominant…". Il met en chiffres des apories du système évident pour tous mais rarement illustrés: 6 millions de logements en France sous-occupés et 600 000 sur-occupés! "Ne serions-nous pas en train de tranquillement sacrifier la résolution de la crise du vivant par celle du logement?" La réponse est d'ordre purement idéologique! La thèse que Faburel développe dans ce livre, c'est que "nous n'avons d'autres choix si nous voulons enrayer la catastrophe que de décroître en désurbanisant nos vies, en dé-métropolisant nos géographies."
Il est intéressant de voir comment un enseignant-chercheur en études urbaines, en arrive à défendre la désurbanisation?...
Un monde métropolisé:
Faburel commence par le constat des problèmes, insolubles pour la plupart, des villes actuelles, et ils sont nombreux:
- L'urbanisation du monde ne cesse de croître (60% de la population est urbaine, il y a 600 villes de plus d'un million d'habitants, 32 de plus de 10 millions). Plus les villes grossissent, plus elles sont sensibles aux pandémies. En France la population est urbaine à plus de 80%.
- Pas moins de 20 000 et 50 000 hectares sont artificialisé chaque année en France, soit l'équivalent de la moitié d'un département, à 70% pour le logement.
- La ville a toujours poursuivi deux finalités: l'une économique (fécondité, possibilités marchandes et patrimoniales), l'autre politique (légitime les institutions et leurs gouvernements, les administrations, régule les pratiques et les conduites). Cela induit qu'une meilleure répartition de l'habitat affaiblirait l'État et le rendrait moins indispensable....(A ce propos, l'auteur fait une digression historique pour expliquer que les États naissent de la ville et pour la ville, alors qu'une meilleure répartition des populations aurait rendu plus facile la démocratisation et le renforcement des pouvoirs locaux: La longue épopée des villes est donc le produit d'une domestication: celle du vivant aux fins de subsistance, celle des humains aux fins de gouvernance par la naissance de quelques autorités. Et de ce fait, tous les systèmes économiques, de l'Antiquité à nos jours, se sont fondés sur l'exploitation et tous les régimes politiques se sont fondés sur la subordination. Cette logique ne peut se renverser que par la relocalisation proportionnée de la population dans un système global non marchand et non monétisé. Le système économique fondé sur l'accès limite toute possibilité d'exploitation (usages raisonnés des ressources) et fin des subordinations figées dans des classes sociales (chaque citoyen peut, sur son territoire, passer d'une classe à l'autre, d'une compétence à l'autre, d'une fonction à l'autre). La logique économique concentre les habitats, la logique urbaine, accumule les effets dévastateurs sur le plan écologique. Et l'auteur ajoute cette question: qui peut croire encore que la marchandisation du monde n'est pas responsable de ces désastres?...
Partant de là, Faburel entre dans le vif du sujet et constate que l'urbain a pris le pli de l'économie de marché au point d'en devenir la médiation première, et ce par le travail et sa division, par la marchandise et sa consommation, la monnaie et ses étalons, les pouvoirs institués et leur reproduction. Le tout accompagné d'un productivisme, d'un extractivisme accompagnant le développement urbain et industriel. Du coup, Guillaume Faburel passe de la catégorie des livres intéressants à celle du pas suspendu de la cigogne! Est-il secrètement postmonétaire?... Et continuant dans le constat, il ajoute:
- Entre 1900 et 2015, la population mondiale a été multipliée par 4.6, la population urbaine par 14, la consommation énergétique par 15, l'extraction de matériaux par 12, les déchets par 11 et les émissions de GES par 15.
- Depuis le déclin orchestré de la paysannerie (…) jusqu'à l'imposition de l'agriculture industrielle, les bras ont été retirés des campagnes, converties de force à la modernité. Il est difficile de ne pas penser aux barrages routiers que font les agriculteurs pendant que j'écris, avec pour principale demande aux décideurs : «Dites-nous ce que l'on doit faire et comment le faire et nous le ferons, mais cessez de nous imposer tout et son contraire, l'écologie et la concurrence internationale par exemple.»
A cela vont correspondre la prolifération des grandes exploitations agricoles et des fermes-usines comme giga-factories, les grands barrages et centrales énergétiques, les champs d'éoliennes et de panneaux photovoltaïques, les grandes plantations forestières, les plateformes logistiques, les centres de loisirs, les data centers, les hubs du transport rapide, et aujourd'hui les méga bassines. En somme, ce qui fait l'essentiel des luttes écologistes aujourd'hui et ce que quoi s'acharne une violence d'État de plus en plus massacrante!
Selon l'OCDE, «l'augmentation du risque urbain résulte d'abord du développement des villes lui-même.» Selon l'ONU: «plus de 60% des villes de plus de 750 000 habitants sont d'ores et déjà exposées à au moins un risque majeur en lien avec le réchauffement: sécheresses, incendies, inondations…»
L'auteur remarque que les paysages et l'aménagement de nos grandes villes se ressemblent étrangement. Les équipements, les monuments, les rues et les quartiers, les espaces publics et les commerces…, tout y passe.
On pourrait croire que l'accroissement des villes va finir par s'inverser tant les risques sont grands, mais c'est le contraire qui se passe. La ville doit être en constante croissance, comme l'économie!
Il s'agit de faire venir les "catégories friandes, de préférence solvables et culturellement compatibles avec les discours de la modernité métropolitaine. Le tout avec le mot d'ordre de la mixité sociale pour le prétendu brassage dont les villes seraient le foyer. Le tri s'opère alors rapidement au profit de la "gentrification". La bourgeoisie vivant historiquement des rendements de la pierre y trouve son compte et recycle le surplus via Airbnb… A paris les cadres supérieurs et les entrepreneurs représentent 55% de la population active… Pour accueillir, il faut faire de la place, donc exclure les groupes intermédiaires en voie de déclassement et plus encore les classes populaires et les précaires des quartiers péricentraux et autres banlieues proches convoitées.
Faburel nous dit que la ville moderne, c'est la mobilité et l'accélération. La mobilité c'est la liberté, l'accélération c'est un accomplissement. Peut-on rester aveugle au point de ne pas voir que l'ivresse recherchée par ce biais n'est autre qu'une tentative de purge psychologique au service du capitalisme du désir? Enfin, ajoutons un troisième véhicule de subordination, une connectivité continue avec le numérique embarqué, des possibilités digitales que toutes les autorités s'emploient à généraliser au nom d'une prétendue modernité. Mouvement, divertissement, connexion… ce qui remplace "avantageusement" Liberté, égalité, fraternité !!!
Les classes populaires, majoritairement citadines, exploités dans des emplois dépréciés mais vitaux passent de plus en plus de temps dans les transports en commun, sont dans l'impossibilité de s'extirper de temps en temps et surtout durablement des quartiers bétonnés… Les seuls privilégiés restent la grande bourgeoisie qui se saisit de toutes les opportunités, qui profite à fond de la multi-résidentialité et de son pré carré qu'est le jardin planétaire pour souffler quatre fois par an.
Le travail est essentiellement urbain. Quitter la ville, c'est généralement perdre toute promesse d'emploi, toute possibilité de s'installer ailleurs, puisqu'une condition de vie stable est nécessaire pour rassurer banquiers et bailleurs. Une situation inextricable, une condamnation urbaine à perpétuité…
Défense et idéologie de la métropole
Les mondes militants en quête de changements recherchent le pouvoir, donc ses organisations, ses institutions. La grande ville est certes le creuset des aliénations mais aussi de la vie civique et politique. Il s'agirait de peser dans la transformation et d'opérer le basculement en conquérant les institutions. Or, bien évidemment, cette autre densité se loge et s'ébroue, partout sur terre, dans les grandes villes. Difficile dans ces conditions d'envisager leur démantèlement.
La grande ville est encore considérée comme le siège des formes les plus efficaces d'organisations instituantes par la politisation de la masse, depuis l'appartenance de classe jusqu'à la formation militante, depuis l'énergie de la rébellion jusqu'à la prise des institutions. C'est donc le lieu privilégié des militants, voire d'ambitions électorales. Mais déjà Aristote affirmait que si dix hommes ne sauraient constituer une Cité, 100 000 ne sauraient non plus en former une, ne pouvant converser entre eux et faire démocratie. Peut-on faire œuvre d'entraide et de solidarité à 1 million ? En outre, et Faburel le montre bien, la ville crée plus de solitude que les campagnes.
La solitude affecte 14% des Français, et le pourcentage augmente sérieusement si l'on ne compte que les Français urbains…
Faburel cite à plusieurs reprises John Holloway (philosophe irlandais résidant chez les Zapatiste du Mexique) qui déclarait «La révolution ne consiste pas à détruire le capitalisme, mais à refuser de le fabriquer…» Voilà qui fait défaut dans les radicalités prétendues, dit-il.
Il poursuit sur un paragraphe féministe avec le témoignage d'une jeune femme citadine: Je voulais étudier les sciences économiques, la métropole m'a dé-formée à la gestion capitaliste. Je voulais vivre les arts vivants, elle m'a dressée à l'industrie culturelle. Je voulais prendre soin du territoire, elle m'a convertie à l'urbanisme. Y a-t-il la place pour un autre récit que le discours métropolitain? La valeur c'est le mâle…Si la valeur se métropolise, la métropole se masculinise. La métropolisation est l'exacerbation du processus de valorisation du patriarcat producteur de marchandises…
Misère de la pensée académique
Quelques "vérités" diffusées par les élites universitaires: L'habitat dans une zone à forte urbanité (densité + diversité) apparaît plus protecteur face à la pandémie (Jacques Lévy)…. La densité ne saurait être pathogène. (Michel Lussault)…. La lumière s'est déplacée vers la métropole. C'est elle qui est en première place pour la révolution numérique et écologique et qui offre le plus de possibilité de découvertes, de rencontres, d'aléatoire, où mes liens entre le numérique et les rencontres physiques sont quasi immédiats. (Jean Viard)…. On ne peut être progressiste si on ne reconnaît pas le fait urbain et la disparition des sociétés rurales. (Jacques Lévy)…. A travers la petite ville, les Français demandent la protection. Mais l'urbain, ce n'est pas la protection, c'est l'exposition! Si on ne joue que la protection, on tue l'espace public et on tue la démocratie…
Tout faire pour que rien ne change. […] Les pouvoirs publics prétendent façonner des villes écologiques, durables, sobres, frugales, douces, apaisées, résilientes et bio-inspirées, voire pourquoi pas rurales!…Transition, d'accord à la limite, mais à partir de quand? Résilient certes, mais pour revenir à quoi? Inclusif, mais de qui? Durable en quoi? A y regarder de près, force est de constater que les discours sur les vertus écologiques des métropoles sont plus qu'étonnants. […] Nombre de métropoles déploient pléthore de nouveaux règlements visant l'écologie, l'énergie. (réduire l'emprise publicitaire, baisser l'éclairage… Croit-on sérieusement que cela suffira?
Agricultures contre nature: La pandémie a révélé la faible souveraineté alimentaire des villes. Pour rappel, 3 jours pour les 100 premières villes de France. D'où les projets de ceinture alimentaire des villes et les jardins partagés et les microfermes urbaines intra muros, les potager sur les toits, etc. Il serait temps aussi de virer les arbres et plantes dites ornementales pour les remplacer par des fruitiers et des légumes et ce avant de faire des murs végétalisés et des potagers en terrasse! Cela ne rendra jamais l'autonomie alimentaire à des villes de plus de 100 000 habitants, ou même d'y rétablir une vraie biodiversité… Il faudrait six fois la surface totale de l'Île de France pour nourrir Paris. Et c'est sans compter que 30% des jardins familiaux ou partagés des grandes villes sont pollués au plomb, zinc, arsenic.
La plantation frénétique d'arbres, 360 000 annoncés en 5 ans à Nice, 170 000 à Paris, 50 000 à Montpellier, cela ne suffira jamais à compenser le dérèglement climatique, surtout quand les mêmes municipalités scient des arbres matures à tour de bras et que les sols sont mités par des parkings, tunnels, et autres galeries. Jamais ces mesures ne seront suffisantes sans réduire en même temps le niveau de peuplement et la densité de ses activités. L'essentiel de ce qu'on nomme écologie urbaine ressemble à du maquillage, à des tours de passe-passe.
Peut-on croire que cette soudaine passion pour le bricolage et la verdure soit à la hauteur des enjeux? Que la conversion au bio des cantines scolaires soit une réponse à la surconcentration?... Tout cela ressemble à s'y méprendre à une politique de classe au profit d'un petit monde regroupé dans l'entre-soi grandissant des espaces métropolisés. Par quel miracle le développement métropolitain pourrait-il apporter les solutions aux problèmes qu'il a lui-même engendrés ou multipliés?... Après avoir fait disparaître la nature sous le bitume, nous voudrions que les villes soient résilientes à la place des écosystèmes qu'elle a dévastés.
Politique de masse, politique de nasse! C'est la matérialité même de la masse que représente l'urbain déjà bâti qui rend totalement illusoires les politiques de la ville, la transition urbaine, la résilience métropolitaine.
Je pense que cette critique est totalement adaptée à la transition postmonétaire que certains d'entre nous défendent au nom de la pédagogie, du réalisme, de la nécessité de mettre en acte dès maintenant des initiatives allant dans le sens d'une abolition de la monnaie. Cela risque fort d'aboutir à l'inverse de ce qui est souhaité, à la prolongation du libéralisme et de ses destructions, au recul des prises de conscience de la nécessité d'un changement radical, etc.
On voudrait nous faire croire que les grandes villes auraient pris conscience, sinon de leur responsabilité, au moins de leur vulnérabilité, comme l'Institut Paris Région, en charge des pensées de l'aménagement de l'Île-de-France, s'y emploie depuis peu. Même le GIEC tombe dans le panneau: Dans son dernier rapport de 2022, ils appellent à faire de la grande ville la solution au dérèglement climatique. Elle serait profitable pour les mondes ruraux et pour les peuples autochtones!!! Mais comment sortir de ce cadrage normatif de la pensée, avec ses catégories de sens qui nous dépossèdent de tout autre entendement? Sommes-nous réduits à n'être que les pantins de l'industrie cimentière ou d'une certaine pensée universitaire, du prêt à taux zéro ou du tout-vélo, de la passoire thermique à 50 000€ pour les moins fortunés ou de la petite propriété patrimonialisée pour les mieux insérés, de la grande distribution alimentaire dans les périphéries ou de la petite épicerie solidaire des quartiers privilégiés? Comment faire dignement et concrètement droit à d'autres formes de vie à la fois plus radicales dans la lutte contre le capital et un peu plus conséquentes dans leur écologie? Cela implique un retournement un brin fondamental, un basculement aujourd'hui plus que vital… Passage essentiel, car c'est bien le problème de toutes les alternatives qui, au mieux soignent un système qui nous détruit et des transitions qui croient éviter les risques d'un basculement, d'un retournement…
Guillaume Faburel propose une alternative à ce redoutable constat avec un chapitre intitulé Habiter autrement la terre…Quittons les grandes villes!
Il est plus qu'urgent de stopper la concentration des populations et son double environnemental, l'artificialisation. Et ainsi retrouver un peu de mesure dans notre habiter de la terre. Humanité, humus, humilité, même racine latine! […] Il est temps de songer enfin à désurbaniser nos vies et à décroître l'urbain, simplement pour augmenter le vivant qui sommeille encore en nous! Poursuivons la bataille des idées, mais cette fois-ci avec un peu plus de positivité. […] La solution ne serait-elle pas de toutes et tous nous sevrer de cette totalité urbaine?
Si l'on considère que l'écologie doit dorénavant devenir la matrice de toute pensée de l'agir, alors toute soutenabilité conséquente implique de tendre maintenant très sérieusement vers l'autonomie des villes, ce qui veut dire produire sur place de 90à 100% de l'énergie consommée sachant qu'actuellement nous en sommes à 7% à Lyon, 9% à Bordeaux, etc.
Mais ce n'est guère simple concrètement: C'est totalement impossible sans envisager de réduire le niveau de peuplement des installations urbaines, sachant qu'il faut plusieurs décennies pour restaurer sans intrants chimiques le potentiel organique d'un sol qui a été durablement asphalté. Il existe certes des expériences de re-végétalisation des surfaces bétonnées ou asphaltées sans les démolir qui ramènent ce délai à quelques années seulement: partant d'une dalle en béton, une couche de cartons d'emballage, bois en décomposition, couches alternées de coupe de gazon (azote) et feuilles mortes (carbone), puis semi de pommes de terre qui décompose le "lasagne" et fabrique de la terre. A condition de pailler le sol en permanence, on a très vite une très bonne terre maraichère…(voir)
Autre solution quitter la ville pour s'installer ailleurs. «La dignité consiste à refuser-et-créer: refuser de fabriquer le capitalisme et créer un autre monde» (Holloway). Si en plus de la rupture par voie insurrectionnelle et des luttes intérieures à l'État, on agit par le bas, par l'ordinaire des pratiques, là où la vie peut s'organiser de manière non capitaliste, tout n'est pas perdu… Faburel nous donne un exemple avec le collectif RAARE (Ravitaillement alimentaire autonome et réseau d'entraide) à Angers, 150 000 habitants (voir reportage)
Une enquête de juin 2019 par Cevipof, pose la question "dans l'idéal où préfèreriez-vous habiter?" Réponse 45% à la campagne, 41% dans une ville moyenne et 13% seulement dans une métropole. Une enquête Ipsos dans les villes de plus de 100 000 habitants, 42% souhaitaient travailler et vivre en zone rurale. On dit toujours que la ville-métropole est attractive, mais en réalité, c'est la campagne qui est attractive. Le problème c'est que c'est dans les grandes villes qu'il y a du travail salarié, pas à la campagne. En plus, un nombre important de logement ruraux sont utilisés comme résidences secondaires, ce qui en fait monter considérablement le prix et ne facilité pas l'exode urbain.
Entre mars et avril 2020, 360 000 parisiens sont partis de Paris, soit 17% de la population. D'autres estimations indiquent que 100 000 familles auraient définitivement quitté une métropole durant la même période. Quantitativement de faible envergure, cet exode urbain atteste bien d'une dynamique. Un économiste à d'ailleurs constaté une baisse du nombre d'élèves dans les écoles métropolitaines et la même augmentation des inscriptions dans les écoles des petites et moyennes villes à la rentrée 2021.
La densité est vécue depuis maintenant un certain temps comme une promiscuité non désirée, une absence d'ouvertures et d'espaces de nature. On observe partout un épuisement physique et mental, une saturation, s'exprimant par la perception d'une accélération sans frein de l'urbanisation, de suffocation dans un environnement de plus en plus minéralisé, le sentiment d'étouffement par l'occupation des espaces-temps du quotidien, de dépossession face à fonctionnalisation des lieux, la fatigue et la souffrance du fait des pressions exercées sur les vies .
Il faut croire que ce revirement inquiète : Les discours académiques sont à l'unisson pour au mieux relativiser le fameux "exode urbain". L'idée de "tout faire pour que rien ne change"…..Jusqu'à qualifier les néo-ruraux de "colons"…et à parler de "gentrification rurale" voire de "greentrification"… (il y a 3,2 millions de résidences secondaires en France)
L'auteur voit dans cet "exode urbain" une stratégie possible: Plus que de révolutions pragmatiques qui n'en finissent pas de s'ajourner, n'est-ce pas de révoltes organiques que nous avons besoin? Plus que du vacarme d'une insurrection qui ne vient pas, d'une insoumission "archipélique" discrète? Le retrait ne pourrait-il pas, tout simplement, affaisser voire effondrer bien plus efficacement la méga-machine en sortant massivement du jeu et en s'autonomisant un peu?
Robert Owen estimait qu'un nombre de 500 à 3 000 personnes était idéal pour une bonne organisation autogérée du travail en communauté. Pour Murray Bookchin, le maximum d'habitabilité d'une ville est de 50 000 habitants pour faire écologie sociale. […] Pourquoi, dès lors, de telles échelles ne sont-elles jamais entrevues ni même imaginées officiellement pour nos habiter? Le Haut Conseil pour le climat pense devoir limiter les villes à 300 000 habitants. Mais d'où ce nombre sort-il? Pourquoi pas 100 000 ou 500 000? Mais on reste dans la théorie affirmée sans étude sérieuse. Léopold Kohr: "Chaque fois que quelque chose va mal, quelque chose est trop gros."
Pour le géographe Guillaume Faburel, le peuplement équilibré, c'est : des petites villes de 5 000 à 20 000 habitants, des petites villes de proximité 2 500-5 000 habitants, des bourgs et centres-bourg 1 000 à 2 500 habitants, des villages centres 500 à 1000 habitants, plus des dizaines de milliers de villages, hameaux, lieux dits qui maillent l'entièreté du territoire hexagonal. Telle pourrait être l'armature géographique d'une société écologique qualifiable de post urbaine. Ce maillage faciliterait grandement la mise en place d'une société postmonétaire. A défaut on peut dire qu'une abolition de l'argent faciliterait grandement cet exode urbain!
En conclusion de ce passage, Faburel cite Bernard Charbonneau, cet autre postmonétaire avant l'heure: "La liberté est née dans les villes, mais maintenant pour vivre elle est obligée d'en sortir."
On a calculé qu'il faut 200 à 1 200 m² pour répondre sans intrant chimique ni mécanisation aux besoins vivriers en fruits et légumes, puisqu'un jardinier débutant peut espérer jusqu'à 5 kg de légumes au m² par an. En revanche il faut 4 000m² pour y inclure les besoins non vitaux (bois de chauffage, accès à l'eau, la consommation électrique, le logement, la mobilité douce et la traction animale…). L'auteur fait des calculs savants pour évaluer combien de m² de terre il faut pour être autonome en nourriture, bois de chauffage, etc. Mais il oublie la solution la plus simple et la plus radicale: consommer moins d'énergie (maison passive, permaculture, récupération d'eau, etc.) Des quantités de solutions sont disponibles, pour la production d'électricité et son stockage. Si on chauffe tous au bois c'est du CO² en plus dans l'atmosphère et l'éradication des forêts en peu de temps. En revanche la culture maraichère en sous bois (forêts potagères) y est plus productive que le bois de chauffage facilement remplaçable par le biogaz… Pour changer de système au lieu de le réparer sans cesse, il va falloir se mettre en situation d'expérienciation perpétuelle et mutualiser les savoirs….
Vers une géographie radicalement écologique
L'auteur souligne bien la difficulté de "bifurquer" mais, jusque là, il manque une analyse des comportements et des motivations des bifurcateurs. Le seul réel problème aujourd'hui n'est pas dans la conscience du désastre écologique, mais dans une autre vision globale du monde dans des situations très variées: en ville ou en milieu rural, avec des technologies adaptées à partir des produits industriels ou innovations lowtech, non plus en îlots censés faire archipel mais en réseau sur le mode blockchain, ou encore mieux holochain (en maillages). Et de plus en plus y sont intégrées des idées de gratuité, d'oppositions frontales au marché, à la marchandise, au salariat, à la valeur, à l'argent…
Imposer une géographie post-urbaine
Puisque nous n'avons rien à attendre des institutions du capital, des autorités de la pensée, alors il nous faut nous organiser. C'était la raison d'être de ma première proposition, celle d'États généraux pour une société écologique posturbaine… On ne peut être que d'accord avec cette proposition sous réserve que les différents courants (même très proches comme les écologistes et les décroissants) arrivent à entrer en synergie, c’est-à-dire à oublier les prises de position parcellaires et les priorités des uns et des autres pour réussir à s'entendre mutuellement. Il faut d'autre part construire un récit global allant du plus prosaïque au plus poétique, du plus local au plus local, du plus prudent au plus révolutionnaire. Je crois personnellement que la synergie et le récit ne suffiront pas si chacune des luttes utiles et des options théoriques ne pensent pas en même temps à l'État, à la finance internationale, à la géopolitique, au type de démocratie souhaitable, etc. Faute de quoi, chaque individu, groupes de réflexion ou d'action, collectifs et mouvements n'arrivera pas à lever le nez de son guidon pour collaborer au lieu de convaincre l'autre…
Malheureusement, ce sont des pensées conservatrices qui défendent avec le plus de vigueur une démétropolisation. C'est le cas d'une proposition récente émise par un groupe de réflexion qui n'est pas sans renouer avec la géographie volontaire d'après-guerre. Il propose plans directeurs et planifications, des programmes de sanctuarisation d'écosystèmes, la remobilisation de l'expertise territoriale et de ses métiers. Il y a effectivement beaucoup de groupes qui, partant d'un constat commun que tout se dégrade, en arrivent à des prises de position très conservatrices et qui seront certainement des freins à tout basculement vers un système global radicalement différent. Une vision quelque peu systémique est indispensable car le problème actuel est systémique. A vouloir préserver à tout prix le point de départ de sa réflexion on ne peut en avoir une vision globale et adaptée. Que l'on ait centré son intérêt sur l'écologie, la décroissance, l'éthique sociale, le système monétaire, l'urbanisme, la collapsologie, la permaculture, le revenu universel, la répartition des richesses, il n'y aura de solution commune qu'en prenant en compte tous les aspects du problème et pas de victoire possible, ni sur les métropoles, ni sur l'économie, ni sur l'écologie, ni rien d'autre. Quand les murs d'une maison se lézardent au point d'imaginer leur complet effondrement, on ne convoque pas un architecte d'intérieur, pas même un maçon "conventionnel". On invente un autre type de maison plus adaptée! Nous pensons que les causes des lézardes que chacun constate dans notre société sont multiples mais ont toutes un rapport avec l'argent, avec la marchandisation. Il n'y aura pas d'écologie sans remise en cause du capitalisme marchand, il n'y aura pas non plus de remise en cause sérieuse de l'argent sans une analyse sérieuse de ce que démocratie veut dire, etc. Il n'y aura aucun renversement sans confronter les experts et les peuples, les techniciens et les philosophes, les citadins et les ruraux, avec en prime le risque, sans cela, de rebâtir une société "toute nouvelle", mais pas plus saine que celle que l'on aura évacuée.
L'auteur fait allusion dans le chapitre "Géographie d'État" à une "dé-métropolisation" qui serait encadrée par des règlementations, des taxes, des lois, des incitations venues tout droit du sommet de l'État. Cela lui fait penser au "programme socialiste de 1966 vite ingéré par les pensées de la tradition"… Cette façon d'envisager l'action politique relève d'un tropisme bien connu, de la croyance sans faille en l'action publique et ses politiques, dans les fonctions des gouvernements et des élus.
Une telle proposition se révèle en effet à l'examen très compatible avec l'ordre économique ambiant et plus encore avec les institutions politiques libérales qui en assurent à ce jour la pérennité. Et d'ailleurs on n'y trouve pas le moindre questionnement sur la marchandisation des liens à la terre ni sur le droit de propriété privée qui séculairement en assure la légitimité. La terre est pourtant le terreau du politique. Comment imaginer déménager sans remettre en cause l'histoire qui unit propriété privée, capital et dispositifs de l'aménagement à l'ère de la "minéralité fluide". Voilà comment on met sous le tapis un pan entier de l'histoire géographique: depuis des siècles les bras ont été retirés aux terres à cause de la croyance en une élicité économique exclusivement urbaine. Il va donc falloir rendre ces bras, non pas pour faire machine arrière mais trajet de retour, en pensant à restaurer au passage quelques fiertés.
"Ce n'est donc pas du côté de la gauche sociale-démocrate et de ses fantasmes d'harmonie qu'on peut espérer l'établissement d'un rapport de force favorable pour contrecarrer les pouvoirs urbaphiles et la démétropolisation réactionnaire.
Faburel se fait plus précis quand il précise plus loin…un réempaysannement et une désurbanisation dans le même mouvement de décroissance radicale, passant par le réensauvagement des imaginaires politiques, le réempuissantement de l'agir en politique, avec but d'en finir avec les institutions du genre urbain conduisant tranquillement l'humanité à sa propre fin.
La biorégion pour reprendre la main sur notre habiter
Biorégion, kesako? Il convient, selon Alberto Magnaghi de repenser urgemment l'équilibre fondamental entre besoins et ressources, entre formes et milieux de vie, et ce dans le respect de la diversité biologique et sociale des situations locales et de leurs héritages… S'il s'agit de faire de la biorégion un véritable déménagement, s'il s'agit de la penser comme imaginaire instituant du vivant sur la base des formes décrites et de leur révolution moléculaire, celle de la multitude décentralisée de révolutions potagères et maraîchères, alors elle se doit de porter un message politique clair. La biorégion est un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que les diktats humains; une région gouvernée par la nature non par la législation humaine.
Depuis les mondes de la recherche jusqu'aux métiers de l'action territoriale, la biorégion gagne partout en notoriété sous cet intitulé ou d'autres (bioterritoires, écorégions…) Ce qui est intéressant dans ce constat, c'est que dans bien d'autres secteurs (financier, économique, administratif, santé, enseignement….), il y a partout des contradictions internes, irréductibles sans un changement complet de système. La révolution "géographique" que propose Guillaume Faburel ressemble en beaucoup de points à la révolution proposée par les Postmonétaires. Il ne reste plus qu'à relier tous ces mouvements, sanitaire, géographique, historique, politique monétaire, écologique, etc., pour enfin avoir en avoir une vision globale… C'est encourageant, et somme toute, assez nouveau, surtout par rapport aux recettes administratives les plus éculées.
Pour définir ce que bio région veut dire, Faburel s'appuie sur la région de Cascadia en Amérique du Nord, territoire de l'Alaska de 15 millions d'habitants. Une unité géographique, topographique, morphologique et sociologique…. Pour tendre vers l'autosubsistance, les habitants de Castadia ont pris le parti de faire autrement communauté avec le vivant en désertant les grandes agglomérations et en fait sécession de l'organisation gouvernementale et de son ordre fédéral…..
Castoriadis, plus prudent, avait souligné que "une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome.»
On peut comprendre dans cette citation de Cornélius Castoriadis (philosophe franco-grec 1922-1997) comme une injonction paradoxale impossible à mettre en œuvre ou comme l'espoir d'un mouvement conjoint vers l'autonomie des peuples et des territoires, comme un tsunami, une lame de fond balayant tous les obstacles parce que massive et intellectuellement cohérente…
Telle est l'ambition politique de l'authentique biorégion, puisque toute géographie véritablement alternative ne saurait être autre que le fruit de polarités opposées à la modernité occidentalocentrée, à ses pouvoirs capitalistes institués… et dès lors à l'urbain déifié. Comme toute politique économique alternative ne saurait être autre que le fruit de polarités opposées (l'argent, l'écologie, la décroissance, le refus de tout pouvoir, le féminisme, la sobriété heureuse…). On commence à entendre des slogans du genre "fin du monde, fin du mois" il est temps qu'on entende ("extinction = marchandise", "santé publique = fin du salariat" etc.
En instituant une reprise de soi dans le souci de soi, elles [les formes de vie alternatives] rendent possible une libération par le gouvernement de soi dans le souci de soi et se faisant, offrent la possibilité d'une relation éthique, celle de la "non-puissance", portant attention aux capacités et savoirs, formes créatives et culturelles de chacun, pour alors faire la protection et le soin, non seulement intimité, mais également disponibilité et familiarité, et donc autrement altérité. (Allusion au philosophe Emmanuel Lévinas 1906-1995).
Nous assistons (souvent sans en avoir conscience) en fait à une révolution à bas bruit du sujet moderne en dehors de l'urbain, en dehors de la masse, une révolution que l'on pourrait entrevoir comme une forme de décence ordinaire et commune, par déconcentration des existences, décentralisation des actions et relocalisation périphérique des écologies enfin devenues mesure de toute vie. Il n'y a plus qu'à expliquer que "la seule mesure de nos vies" c'est aujourd'hui l'argent, que l'échange marchand nous met en concurrence et donc nous ôte toute décence, que tout système monétaire, toute financiarisation nécessite la centralité du pouvoir et donc la perte du nôtre et que les seules issues sont soit d'abolir l'argent, soit le rendre peu à peu obsolète et le remplaçant par la gratuité, l'accès libre aux biens et savoir, comme seul moyen de "redonner aux usagers la maîtrise de leurs usages"!
Faire sécession… Déconcentration urbaine, décentralisation politique, relocalisation économique, autonomisation sociale, anthropologie écologique sont en fin de compte les piliers d'un dessein d'autodétermination par le "déménagement du territoire", c’est-à-dire une réorganisation en unités géographiques alternatives capables de progressivement se délier des visées de croissance, d'économie de marché, du commandement des autorités, et disons-le tout net, faire de la communauté biotique une communauté éthique et politique et du vivant l'imaginaire instituant d'un agir collectivement décent…. C'est beau mais cela demande à être un peu mieux incarné dans le concret…
Il ne reste plus à Guillaume Faburel, à la veille de la veillée funéraire de la terre orchestrée par la ville, qu'à faire clairement le lien entre la ville et l'argent: l'argent tend mécaniquement à concentrer la richesse entre les mains d'une ploutocratie de plus en plus restreinte et la richesse accumulée n'est utile que dans un cadre urbain. Métropole et argent sont les deux faces d'une même médaille qui s'alimentent l'une et l'autre par capillarité…
Citation en forme de conclusion:
«Autonomes et fiers de notre anonymat, nous sommes les artisans d'un retour au vivant qui résonne aux confins de l'univers. Nous mettrons fin au calcul égoïste et à la servitude qui ont fait de la Terre une vallée de larmes. Nous créerons un monde où l'être humain ne mourra qu'au seuil de sa plénitude, dans l'éclat de ses potentialités satisfaites, bien que non assouvies en leur totalité. » (Raoul Vaneigem, philosophe Belge, 1934-, "Retour à la vie", éd. L'insomniaque, 2022)
En arrivant à cette conclusion, on peut franchement classer Guillaume Faburel dans la catégorie "du pas suspendu de la cigogne". Il a un pied levé dans l'attente du grand soir mais n'ose sauté le pas. Il n'est pas le seul intellectuel aussi proche d'une vraie solution systémique, mais ne le dit pas franchement. Il faudrait le rencontrer pour savoir si, à défaut de le dire, il le pense vraiment…