Le premier qui a planté quatre poteaux pour délimiter un terrain et qui a déclaré "ceci était à moi" a inventé la propriété privée. C'est le mantra répété ad nauseam par les économistes. Logiquement un tel événement a dû se passer au néolithique, en même temps que l'agriculture et l'élevage, soit il y a 13 000 ans. Une telle ancienneté permet de naturaliser l'idée de propriété privée, exclusive et absolue, avec le droit de la détruire, la vendre, la louer, la transmettre à sa descendance. Cette naturalisation omet soigneusement le concept de mancipuim, le droit d'occupation d'un sol, par les romains. Ce type de contrat a été formalisé avec beaucoup de précision par le juriste Gaïus (120-180) et n'a stictement rien à voir avec le droit de propriété. C'est en toute mauvaise foi que les économistes font un lien direct entre ces deux pratiques.
Cela mérite alors quelques explications. Le mancipium (de manus, la main et capio, prendre) signifie la prise en main d'une terre, d'un esclave, d'un objet, au cours d'une cérémonie très protocolaires, devant cinq témoins et contre une pièce de monnaie symbolique. Cela servait à garantir l'usage d'une propriété, d'en suivre ces usages dans le temps. En terme moderne, cela représente un simple "droit d'occupation", plus proche du squatt, à la rigueur de la location, que de la propriété privée. Ce droit a perduré selon des modalités et adaptations différentes dans la féodalité et quasiment jusqu'à la Révolution française. Les communs, sauvagements combattus par les possédants, étaient plus proches du droit roman que du Code Civil. Cela n'a rien à voir avec le droit de la "propriété privée" instaurée définitivement par les bourgeois de 1789.
En relisant comment cette institution de la propriété a été bétonnée par les bourgeois, on imagine vite qu'ils y avaient grand intérêt. Ils ont commencé par exhumer des Romains le droit d"usus, fructus, abusus, certes effectivement inventé par les Romains, mais dans un autre but que l'accapparement inviolable. Il s'agissait d'exprimer une puissance bien plus qu'une appropriation. La propriété foncière n'a jamais été considérée à Rome comme un pouvoir de possession illimité dans le temps et dans l'espace. L'usus, fructus, abusus s'appliquait plus volontiers à la possession d'un esclave que d'une terre. L'abusus d'un esclave, qui pouvait aller jusqu'au meurtre, était alors normal ; l'abusus d'une terre, d'un immeuble aurait été incongrü, comme une stupide idée de gâcher une puissance acquise.
L'historien américain Orlando Paterson explique en détail comment les Romains à la fin de l'Empire ont transposé la relation maître-esclave à la relation homme-chose: une relation exclusive (je suis seul à pouvoir exiger ce qui me plaît de mon esclave et nul autre n'y a droit). C'est un concept d'exclusion, de domination, de sujestion, issu de l'esclavagisme et adapté à tout objet, ce qui autorise à penser alors que la propriété privée d'un objet est équivalente à l'esclavage pourtant formellement condamné par tous les textes internationaux. De ce point de vue, quand Proudhon nous dit que la "propriété c'est le vol", c'est un euphémisme qui paraît pourtant excessif à la plupart de nos contemporains. (voir à ce sujet son excellent livre: "Traité du domaine de propriété, ou De la distinction des biens considérés..., édition de 1843, voir PDF ).
En effet, il suffit de penser un instant à la location d'un appartement pour faire le lien avec l'esclavagisme. Que paye-t-on dans un loyer de 500€ pour un appartement de 30m² (prix moyen sur ma commune)? Quelques travaux d'entretien que devra réaliser le propriétaire, le temps qu'il passe à encaisser le loyer?... S'il place l'argent d'un loyer, au bout de 20 ans il peut acheter un autre appartement, un deuxième dix ans plus tard, un troisième au bout de trois ans, etc. Une telle facilité d'accumulation de richesse, quasiment sans rien faire, et contraignant d'autres à perdre le tiers de leurs revenus pour se loger, cela relève bien du vol, de la domination, de l'exploitation, de la sujétion, de l'esclavagisme. Qui osera le dire sinon les postmonétaires!....
Nous savons maintenant, à l'expérience, que la propriété privée moderne a été une porte ouverte à tous les abus, outrances sociales et destructions environnementales. Mais nous avons été élevés, éduqués, formatés dans l'essentialisation de cette convention sociale, dans sa réification, ce qui l'a rendu totalement incontournable, immanente. Comment les choses les plus simples ont-elles pu embrouiller à ce point les esprits?... C'est la force du système marchand et de son outil-argent, soi-disant neutre, particulièrement sous sa forme moderne de capitalisme, qui a réussi cet exploit!... Dans tout établissement éducatif, de la maternelle à l'université, il aurait fallu afficher en grosses lettres rouges les deux définitions des mots: Essentialisation= processus par lequel une entité est réduite à une seule de ses caractéristiques, omettant sa complexité et sa diversité, et réification=processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique, en une chose fixe, statique ! Il y a longtemps qu'on aurait dû constater qu'à travers les siècles et le monde, mille formes de propriétés ont été inventées. Le concept de propriété a des propriétés singulières, une grammaire, des usages, mais n'a pas de propriétaire! Le capitalisme, dans sa folie meurtrière, a tout marchandiser: la nature, l'homme, son corps, ses idées. Pour être plus clair, nous devrions cesser de parler de propriété et utiliser plutôt le terme "appropriation" qui convient assez bien avec ce que l'on a fait de la culture, des besoins biologiques, des plaisirs, de notre environnement... C'est ainsi que la marchandise a engendré le capitalocène ! Une marchandise va légitimement vers celui qui en offre le plus, la propriété a le don d'engendrer des luttes de classes, l'appropriation met instinctivement l'appropriateur en exergue ! Le capitalisme a bien compris le pouvoir des mots. Jadis on parlait des "exploités", ce qui nous incitait à chercher l'exploiteur pour qu'il rende des comptes. Aujourd'hui, ont parle plutôt des " défavorisés", ce qui nous fait dire simplement: "Le pauvre, il n'a pas eu de chance" !!!